Le pauvre trésor de la langue

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Qui voudrait connaître le mode de reproduction des abeilles ne se contenterait pas d’ouvrir un dictionnaire à la lettre R(eproduction) puis à la lettre A(beilles), pour essayer de savoir de quoi il retourne en la matière. Et c’est pourtant ce que l’on fait assez fréquemment pour ces phénomènes qu’on appellera sociaux, historiques ou culturels. On agit comme si la connaissance en était donnée toute prête dans notre vocabulaire. Trésor détenu, à l’abri, bien tapi, sous la langue de tout le monde. Le dictionnaire n’est pourtant que la mémoire instituée de l’usage des termes. Il ne peut nous donner que le sens le plus utilisé, usé, usité, des mots que nous employons sur le moment. On n’en apprendra donc que peu sur l’expérience passée et présente du sauvage en demandant à la courte mémoire actualisée de la langue de nous donner une réponse. Et la méprise est au plus haut quand, quittant le terrain soi disant gelé ou figé de l’analyse « conceptuelle » pour se diriger vers la finesse et les nuances de la parole subjective, on pense alors accéder à la plus riche expression du sensible – là où, en pratique, on ne fait que recenser (même pas de façon exhaustive et comment le pourrait-on ?), les significations listées dans le plus ordinaire des dictionnaires.
Si l’on voulait seulement savoir ce qui est en jeu dans le fait de parler de sauvagerie, ou, plus radicalement encore, de parler en tant que sauvage, il faudrait alors sortir du seul cadre sémantique et lexical pour se diriger vers un examen plus pragmatique des énoncés qui lui sont liés. Avec un corpus étendu à ses usages politiques, moraux, esthétiques et scientifiques et une attention soutenue à l’exercice même du langage, qu’il soit verbal ou gestuel, on serait alors en mesure de comprendre dans quelles conditions, avec quels effets, dans quels buts et par qui, depuis des siècles et des siècles, le long de multiples traverses, un certain langage continue à faire signe de sauvagerie.
On ne construirait pas ainsi une conception du sauvage à part des autres, isolée au loin des autres significations ou les surplombant, mais un terrain d’enquête indéfini évitant aussi bien le piège de la définition exclusive – en recherchant plutôt le maximum de compréhension – que l’écueil de la délimitation d’un domaine homogène – acceptant de se laisser surprendre d’invraisemblables et permanentes extensions. Exil dans le no man’s land, errance dans les outre-mondes.

Percée dans le sublime III

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No-Mans-Land©Alessandro-Pautassopaysages.jpg

Il y avait une certaine naïveté dans cette façon d’affirmer ne rien connaître de ce qui nous entraînait vers ce sublime perdu au loin. Car des ombres, des fantômes, nous avaient sans doute croisés, frôlés, effleurés même, avant que l’on ne se lance dans cette modeste aventure. Une véritable envie de savoir, à l’avoir entendu évoqué par d’autres, si l’on est en capable aussi ; capable, non d’en formuler le jugement avisé, ni même de produire des « choses » du genre, mais de l’accueillir cette grandeur, et jusqu’au fond de soi : qu’elle vous traverse, et qu’on sache, alors, si elle ne l’a pas déjà fait. S’assurer ainsi qu’elle ne vous est pas complètement étrangère. Désir – enfantin sûrement – d’être de ces corps, de cette chair que le sublime transforme. Émotion que certains retiennent pour longtemps, voire pour toujours, et d’autres pas. Oui naïveté car comme bien d’autres sans doute, la montagne ne m’a jamais communiqué cet effet-là – ou il a été si faible, si confus qu’il n’a laissé dans mon existence aucune trace de traces. Pur de toute expérience sublime de la montagne, n’est-ce pas la meilleure situation pour en avoir la vue libre, c’est-à-dire trouver les forces nécessaires pour réapprendre à la voir ? 

Déval

Formes de dépassement

Transformations de la stature humaine

Dépassement comme remontée

Il n’est cependant pas sûr que nous puissions éviter de la ressentir. Qu’elle ne soit qu’une appréciation esthétique réservée à ceux qui ont l’œil bien instruit. Mais qu’elle soit comme un paysage : certes, une sorte de perception élaborée, plus ou moins déployée dans l’histoire, mais néanmoins fondamentale du monde qui nous héberge. C’est du moins ce qu’essaie de montrer Schrader, il me semble, quand il attribue à l’homme primitif cette vision grandiose des montagnes que seul l’homme hyper civilisé aurait su retrouver. En vue des sommets, on l’a vu, l’alpiniste, même amateur, était amené à se dédoubler dans l’ascension, à se hisser au-dessus de lui-même tout en abandonnant une part de lui dans son monde d’en bas, petit et étroit. Et s’il pouvait espérer oublier sa pauvre humanité en rejoignant plus haut que lui, c’était surtout lui-même qui multipliait ses figures au contact de la pente – même s’il pouvait en fustiger certaines (comme celle du randonneur perdu dans sa rhétorique) comme n’étant pas à la hauteur de cette éminente expérience. Mais l’ascension derrière soi, les obstacles gravis, c’est un accord avec un autre que lui, un autre lointain, que l’alpiniste découvre. Qui est donc ce primitif capable de faire depuis des siècles en montagne cette expérience du sublime dont l’histoire nous enseigne qu’elle est pourtant une « conquête » récente et tardive ? Et quel est son rapport avec des figures de poètes-savants bien connues comme celles de Schrader, Carus, Saussure ou Rousseau ? Inutile de faire remarquer – mais peut-être que non – que ce langage n’est plus celui de l’anthropologie actuelle et qu’il n’y a plus aujourd’hui de raison de mettre des guillemets au mot « primitif » vu qu’il n’y a plus de primitif du tout. Mais précisons quand même que les hommes primitifs, ceux que l’on a appelé à répondre ainsi, les Néandertaliens par exemple, ou certains peuples d’Afrique, ou des hommes-singes ou les Aborigènes d’Australie, ont eux aussi été des tard venus dans l’histoire, des figures plus récentes encore que l’esthétique européenne du sublime. C’est qu’il a fallu – pour le dire en deux mots – que le premier des hommes ne soit plus regardé comme le meilleur, le plus fort, mais au contraire comme le plus laid, le plus faible et le plus bête des humains pour qu’ils se montrent et nous regardent ainsi. Et il a fallu aussi que ceux qu’on appelait des sauvages, wild men, selvagem, salvaje, soient perçus par les savants – dans les classements qu’il opérait et les expositions qu’il organisait – comme des fossiles vivants pour qu’ils deviennent en définitive des primitifs. Mais pas avant. Pas avant la fin du XVIIIe siècle. Dans quel élément fossile, alors, l’homme de l’extrême civilisation replonge-t-il quant revient en lui le sentiment de la grandeur terrestre ? Et comme se fait-il que cette expérience pour laquelle il fallait attendre, patienter, endurer des souffrances, fasse désormais retour par-delà le temps ? Écoutons Schrader : ce sentiment d’admiration « L’homme civilisé l’avait perdu, nous l’avons non point inventé, mais retrouvé, et nous nous replongeons avec une sorte d’ivresse dans l’enthousiasme primitif que nous révèlent les premiers balbutiements de l’histoire » (p. 10-11). Il est clair que c’est l’Histoire comme dimension fondamentale, torrent impétueux qui deviendra bientôt pour l’homme un large fleuve aux rives inatteignables, que dévale l’alpiniste. Clair aussi que les thèses de l’histoire de l’art, situant l’invention du sublime en plein âge classique, sont connues sans être approuvées : non, il n’a pas fallu attendre que brillent les Lumières européennes pour que la stature d’aussi puissants reliefs suscitent l’admiration même craintive des hommes. Car il suffit de redescendre au plus bas, de traverser toute l’Histoire, presque sortir de ce temps trop marqué par les hommes, pour voir à nouveau et également apprécié le sublime des montagnes. Du moins faut-il se tenir à la porte ou faire mine de franchir le seuil : un pied dans l’histoire, un pied dans la nature, là se situe l’homme primitif aux yeux du civilisé. Et même si le temps des hommes est encore plus profond qu’on ne le croit, il suffira de se tenir un peu au-delà du point où l’Histoire s’échappe à elle-même, autrement dit s’imaginer à cette époque pré-historique où l’histoire ne s’écrit pas encore, ne laisse pas de traces (puisqu’elle ne parle pas, prise qu’elle est dans ses « balbutiements ») pour refaire l’expérience. Après l’avoir cherché et trouvé dans l’ascension, ramener le sublime au pied de la montagne – et même vivant dans la plaine, ne plus vivre comme auparavant de manière aussi étroite.

Comment l’homme hyper civilisé parvient-il au sommet d’une montagne comme au bout de toute civilisation ?  Comment ce dernier homme – il faut entendre avec sérieux cette interrogation de la fin de l’homme qui résonne chez Nietzsche au même moment – comment cet homme épuisé qui a désiré, avalé, ruminé, recraché, disséqué toutes les valeurs que la civilisation lui proposait ; qui a même espéré, gagné, joué, dépensé tous les biens qu’elle tenait généralement hors de sa portée ; comment ce dernier homme peut-il partager le même regard que le premier ? Comment peut-il le rejoindre en faisant de ses derniers mètres d’ascension le chemin d’un retour ? 

Échos

Continuons notre périple et posons la question à un autre de ces arpenteurs de grandioses montagnes. Un autre peut-être inattendu sur ce terrain-là. Un homme – encore un – qui était à la fois naturaliste, écrivain, poète… ce philosophe que nous avons déjà croisé sur notre chemin de fortune, Henry David Thoreau, et qui est parti plusieurs fois à l’ascension du même mont, en 1846, 53 et 57 pour être exact, mont qui du haut de ses 1606 mètres ne semble pas très élevé mais dominait assez le Maine pour que les Penobscot, un des peuples amérindiens qui vivaient et vivent toujours dans son entourage, le nomme  Katahdin « La plus grande montagne ». À une erreur ethnographique près (et pas des moindres), Schrader aurait-il donc eu raison : bien loin de l’Occident et de sa civilisation, des peuples voyaient déjà dans les montagnes la même grandeur que nous sentons sublime ? Mais Thoreau, qui épelait le nom algonquien de Katahdin en Ktaadn, donnait-il le même sens à ce sommet ? Lui apparaissait-il de la même manière ? Ouvrons le récit qu’il livra de ces ascensions et arrêtons-nous au moment où il nous fait part de ce qu’il a vécu à son sommet. Le texte est un peu long, a très souvent été commenté tant il est difficile de ne pas trébucher dessus en le lisant, mais il vaut la peine d’être donné quasi in extenso :

« C’est peut-être en descendant cette partie de la montagne que j’ai pleinement compris ce qu’était la Nature primitive, indomptée et définitivement indomptable, quel que soit le nom que lui donnent les hommes. Nous étions en train de traverser les « Terres brûlées », qui l’avaient sans doute été par la foudre, bien qu’on n’y vît aucune trace récente de feu, à peine plus qu’une souche carbonisée. Elles ressemblaient davantage à une pâture naturelle pour l’orignal et le daim, extrêmement sauvages et désolées, avec quelques langues forestières qui les traversaient, des peupliers nains et buissons de myrtilles ici et là. Je me suis surpris à les traverser le plus naturellement du monde, comme un pâturage laissé en friche ou partiellement repris par l’homme, mais quand j’ai réfléchi à ce que l’homme, le frère, la sœur ou le proche de notre race en avait fait et la façon dont il se l’était approprié, je m’attendais à ce que son propriétaire surgisse et me gourmande. Il est difficile d’imaginer une région inhabitée par l’homme. Nous supposons d’ordinaire que sa présence et son influence sont partout. Et pourtant, nous n’avons pas vu la Nature pure si nous ne l’avons pas vue aussi vaste, sinistre et inhumaine, y compris au cœur des villes. Ici, la Nature était sauvage et effrayante, toute belle qu’elle fût. Je regardais avec un respect mêlé d’effroi le sol que je foulais, pour voir ce que les Forces y avaient fait, la forme, la manière et la matière de leur œuvre. C’était cette terre dont nous avions entendu parler, née du Chaos et de l’Antique Nuit. Ici, ce n’était pas le jardin de l’homme mais le globe intact. Ce n’était pas un gazon, une pâture, une prairie, une forêt, une jachère, une terre arable ou une friche. C’était la surface fraîche et naturelle de la planète Terre, telle qu’elle avait été créée de tout temps – pour être la demeure de l’homme, disions-nous –, telle que la Nature l’avait faite, l’homme ayant la possibilité d’en user. L’homme ne devait pas y être associé. C’était la Matière, immense et terrifiante – ce n’était pas sa Terre Mère dont nous avions entendu parler, elle n’était pas faite pour être foulée ou pour y être enterré – non, même y coucher son squelette serait se montrer trop familier : c’était la demeure de la Nécessité et de la Destinée. On y sentait clairement la présence d’une force que l’on ne saurait obliger à se montrer bienveillante envers l’homme. C’était un endroit fait pour le paganisme et les rites superstitieux, pour être habité par des hommes qui seraient de plus proches parents des rochers et des animaux sauvages que nous. Nous marchions dessus non sans une certaine crainte mâtinée de respect, nous arrêtant, de temps à autre, pour cueillir les myrtilles qui poussaient en chemin et avaient un goût fort et piquant. Peut-être qu’à Concord, là où se dressent nos pinèdes et où les feuilles jonchent le sol de la forêt, il y avait jadis des moissonneurs et des laboureurs qui plantaient du blé. Mais ici, même la surface n’avait pas été éraflée par l’homme ; c’était un échantillon de ce que Dieu avait estimé fait pour créer ce monde. Qu’est-ce que la visite d’un musée pour voir mille choses de toutes sortes, comparée avec cette invitation à regarder la surface d’un astre et d’une matière solide chez soi ? J’éprouve un sentiment de crainte respectueuse pour mon corps, car cette matière à laquelle je suis lié est devenue si étrange pour moi. » p.133-136

 

Encore une voix – comme celle de Schrader – qui nous parle du sommet au moment de redescendre. Regard incliné vers le bas, vers le sol, au plus proche, et non vers le haut, les lointains, en direction de ces cieux qui forment en montagne comme le dernier échelon du sublime. Car si le site que traverse Thoreau, plein d’un respect mêlé d’effroi, est tout entier marqué par les puissances du ciel – puisque ce lieu tire de la foudre son unité et son nom : les Terres Brûlées –, celles-ci n’ont laissé à sa surface que peu de traces visibles, « à peine plus qu’une souche carbonisée ». Tout le contraire de cette cotonneuse mer de brumes qui s’étend sous les yeux de l’homme à la redingote émeraude peint par Caspar Friedrich en 1818, ce paysage sublime si caractéristique – mêlant airs, terres et eaux – que la célèbre figure de marcheur contemple canne à la main. Si l’on excepte le piton rocheux du premier plan sur lequel l’homme est juché et pour lequel nous n’avons pas de recul, c’est bien au-dessus des nuages, au milieu du ciel, que les sommets apparaissent en se séparant de leurs bases, de leurs vallées, de leur pentes couvertes de forêts. Et malgré cela, au terme de son excursion, apercevant ces nouveaux pics peut-être inatteignables au loin et dominant le paysage comme jamais personne avant lui (une simple promenade semble avoir mené ce voyageur jusque-là), n’est-ce pas une vue plongeante, plus qu’une vue d’ensemble, que son corps indique et cache à la fois ?

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Il est difficile de quitter la Terre, de détacher les yeux de ses pieds, de séjourner pleinement, comme nous l’avions imaginé, dans le sublime – c’est-à-dire de l’avoir tout autour, en haut, en bas, et non plus seulement au loin devant soi. Telle une mire, un objet. Surtout quand le sommet se révèle tout au plus un lieu de passage, un présent qui à l’image du sol qui s’amenuise sous les pas de plus en plus mesurés de l’alpiniste tend à se réduire. Et c’est  peut-être pour cela que de nombreux récits en parlent au passé : on y fait que passer, aussi longtemps qu’on y reste, et puis surtout il faut en revenir pour pouvoir en parler. Alors La cime est déjà loin derrière soi quand on rapporte à ceux restés en bas ce qu’on a pu y contempler – et Thoreau ne fait pas exception puisqu’il a écrit ce texte à l’ombre d’une forêt près de son étang favori, Walden. Bien entendu, de nombreux récits, emboîtant ou précédant le pas de la peinture, nous décrivent le paysage vu des sommets. Et si le détail du panorama est assez riche nous en retirons alors la sensation que les voyageurs sont restés assez longtemps à son extrémité pour « réellement » y demeurer – l’immensité perçue de tous côtés donnant la sensation d’en être, plus encore qu’environné ou entouré, disons enveloppé. Mais est-ce bien cela qui prédomine au plus haut de la montagne ? Avant de le demander à Thoreau, que nous dit Schrader ? Qu’est-ce qui compte à ce niveau-là ? C’est « cet emprisonnement en plein air, c’est la monotonie perpétuellement changeante du spectacle, l’incessante fuite des aspects, des lumières ou des ombres, la fuite perpétuelle aussi des pensées, des rêves, des questions et des réponses muettes dans le dialogue silencieux de l’homme et de la nature, d’un homme et d’un coin de nature sublime entre tous. » (À quoi tient la beauté des montagnes, p. 7) C’est donc, d’un côté, cette façon d’être cantonné en l’air sur ce petit coin de terre, sans possibilité significative de se déplacer, et cela au milieu d’incessants mouvements, mais c’est aussi de l’autre cette expérience d’un temps qui, quel que soit le nombre de minutes ou d’heures qu’on y passe, semble à la fois fuir et se suspendre : le moment présent se dissout dans ce qui n’en finit plus – l’infinie variation des cieux – autant qu’il échappe et s’efface dans l’instantané. Arrivé tout en haut, la contemplation du sublime n’est pas la récompense la plus évidente à saisir. Une ultime (?) aventure, au contraire, s’y présente pour ceux qui cherchent à l’éprouver. On y rencontre en effet une dislocation si puissante (intra et extra-subjective) du présent, pris entre l’instant et l’éternité, qu’on peine à s’installer de tout son être, de toute la liberté de son corps, dans l’élément du sublime. Même parvenu au terme de l’ascension, la possibilité d’habiter le spectacle, partagée entre le désir de poursuivre l’avancée et celui de s’arrêter avant la chute, paraît bien chancelante. Regardons encore le tableau de Friedrich : si la présence d’une canne montre bien que c’est par une marche pénible que le voyageur est  arrivé jusque-là ; si s’appuyant sur elle et de la façon dont elle est inclinée, il y trouve son repos mais également un équilibre, ne suffirait-il que notre promeneur fasse encore quelques pas de plus pour qu’elle ne lui soit plus  seulement utile mais absolument nécessaire ? Et même perché avec sa canne, à l’une des deux extrémités du pic, conserverait-il cette belle stature contemplative, garderait-il son équilibre ? D’une certaine façon, à moins qu’il n’ait été aménagé en belvédère et son danger alors vaincu, on s’arrête toujours avant le sommet. Certes, on s’est fixé sur lui depuis le début mais à présent qu’on le voit de près, qu’on peut même le toucher du doigt, voire y poser le pied, il devient inutile, insensé, dangereux, presque mesquin de vouloir s’y tenir. Vouloir y demeurer pour s’émouvoir du sublime, ce serait quasiment s’exposer à la mort, vouloir quitter la terre, s’élancer dans cet élément si léger pour l’homme qui s’appesantit qu’il lui est mortel. Pénétrer le spectacle sublime exige qu’on s’en approche sans qu’on parvienne à son plus haut degré. En faire l’expérience de l’intérieur implique que l’ascension s’arrête, autrement dit qu’elle marque un temps de recul qui, s’il libère le spectacle tant désiré, l’engage dans la redescente déjà.

Retour au primitif

Si, comme l’alpiniste français, Thoreau nous montre le sommet de plus bas et presque vu de dos, il y rencontre lui aussi une instance primitive. Mais celle-ci n’a pas pas de visage humain. Elle se présente au contraire sous l’aspect d’un sol sur lequel l’homme ne pose que rarement le pied, d’un terrain à « la surface fraîche et naturelle » qui est malgré tout demeurée intact, c’est-à-dire d’une terre qui n’a pas seulement jamais été « éraflée par l’homme » mais qui se trouve être au contraire proprement inhumaine. Image d’une Nature primitive, sauvage, à laquelle l’empaysagement des montagnes acquis au XVIIIe siècle continue de donner valeur et accès. C’est en effet le même parcours ascensionnel qui de Thoreau à Schrader se vérifie dans ces textes : un parcours qui, par le biais du concept de civilisation, identifie la marche en vue des hauteurs à l’Histoire comme progrès intellectuel et moral de l’homme et par contrecoup l’arrivée au sommet à une sortie ou une fin de l’Histoire. Si la marche de l’Histoire, au XIXe siècle, ressemble moins à un calvaire accompli à genoux le long de marches aménagés à flancs de colline et plus à une élévation perpétuelle et indéfinie de l’espèce humaine en vue du meilleur, elle se fait toujours sur la même base : une terre au relief escarpé. Alors quand l’ascension est terminée, que l’homme n’a plus d’appuis pour aller plus haut, elle reparaît pure comme à ses tout débuts. La Terre foulée à son sommet convertit la fin de l’ascension en retour à l’origine. Elle y déploie sa prime nature. À cette hauteur, on pose un pied sur la terre comme elle était avant que l’homme n’y fasse ses premiers pas. Et c’est pourquoi le dernier d’entre eux peut à nouveau contempler ce que le premier voyait déjà : une terre « sauvage » que les montagnes avec leurs pentes, leurs ravins et leurs sous-bois symbolisaient auparavant dans leur entier et qu’il faut maintenant aller chercher dans le sublime. Étrange retour à la nature que celui qui emprunte la voie des chemins abrupts et des ascensions artistes ; curieux mouvement de trans-ascendance par lequel nous passons au-delà de la civilisation pour aboutir, et en même temps revenir, en deçà. Mystérieux pas de danse au-dessus des nuages… 

Probablement que Thoreau, féru qu’il était d’histoire naturelle et attentif aux développements de la biologie et de la géologie naissantes, savait qu’il n’était pas le premier à découvrir, du moins à déclarer, que le sommet des montagnes manifestait la nature telle qu’elle était à l’origine. Depuis Descartes, déjà, l’on imaginait dans les cercles savants que les crêtes du monde étaient les derniers vestiges d’un ancien plateau, ou d’une ancienne plaine, qui aurait été le sol initial des créatures avant que les eaux du Déluge biblique ne viennent creuser la roche et forcer les hommes à descendre plus bas. Escalader les montagnes était ainsi une manière de remonter vers les niveaux plus anciens qu’occupaient les êtres aux premiers temps de la création. Façon de rebrousser chemin. L’on imaginait aussi, au XVIIIe siècle, pénétrer au sommet des montagnes comme dans un gigantesque laboratoire naturel ; aborder le niveau où s’élaborait l’électricité dans les orages, l’air dans les tempêtes, l’eau dans les nuages, le feu dans les volcans, etc. Remonter ainsi à la source des phénomènes naturels. Et c’est bien ce dont Thoreau témoigne encore, quelques décennies plus tard, quand il cherche des marques dans le sol, comme celles de la foudre, des marques de « ce que les Forces y avaient fait, la forme, la manière et la matière de leur œuvre ». Seulement dans ce qu’il regarde comme « un échantillon de ce que Dieu avait estimé fait pour créer ce monde », c’est moins l’image d’une nature immuable qu’il contemple qu’un fragment d’écriture qu’il tente de déchiffrer ; les signes d’une histoire de la Nature qui ne se confondrait plus avec celle des hommes mais plutôt avec celle que par leurs mythes ils tentent de convoquer : « C’était cette terre dont nous avions entendu parler, née du Chaos et de l’Antique Nuit ». En parvenant au faîte du Katahdin, c’est une autre histoire que décèle Thoreau, une histoire incessamment réécrite par les forces surhumaines qui en plissent la surface. L’homme y atteint une terre sur laquelle il ne peut plus poser son empreinte et cela non en raison de la dureté de ses roches mais de sa fraîcheur au contraire, de sa plasticité, qui fait que les traces qu’il pourrait laisser en sont systématiquement effacées. Rature perpétuelle. Cette nature originelle est donc loin d’être une « Terre-mère » aux yeux de Thoreau, une terre accueillante, matricielle, sur laquelle l’humanité, par destination, aurait non seulement des droits – celui de la parcourir, celui d’y revenir après la mort – mais surtout son lieu à elle, son domicile naturel. Là où, comme nous l’avons vu, Schrader nous dépeint au sommet une humanité qui « se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous ses pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23), bref trouve dans ce laboratoire grandeur nature de quoi se surpasser, se sublimer, Thoreau penche vers un autre sublime, une « Matière, immense et terrifiante » qui n’est plus la demeure de l’homme mais celle « de la Nécessité et de la Destinée ». Une maison où l’homme ne fait plus la loi mais surtout où il n’est plus chez lui. Le sublime découvre à l’homme qui s’y aventure une Terre qui lui est foncièrement étrangère.

Formes de dépassement

Transformations de la stature humaine

Dépassement comme remontée

Habiter le sublime: être dans

La nature comme maison et la nature comme dehors

Passé le sommet, les chemins du sublime divergent donc entre Schrader et Thoreau. Approchons-nous et regardons de près où et vers où ils bifurquent.

A. Pour le premier, ce que l’homme civilisé a perdu, ou dont il s’est éloigné, en s’élevant au-dessus du primitif, en se surpassant lui-même, c’est cette nature que malgré tout, grâce à la sublimité des montagnes, il retrouve au bout de son effort : une nature de nouveau visible au-delà de l’homme mais continuant d’avoir prise sur lui. Car même si celle-ci n’a plus le même sens qu’aux premiers temps de l’histoire, si la montagne « ne nous parle plus, comme au sauvage de l’âge de pierre, du dieu méchant ou inquiétant qui l’habite, elle réveille en nous, sous l’homme utilitaire et médiocre, l’être simple qui s’est conservé en nous à notre insu » (p. 15). Cet être simple que l’ascension fait remonter des profondeurs de l’être humain, ce n’est pas, on l’aura compris, cette « nature » qui nous fait fils ou filles des événements de l’histoire mais plus « simplement » cette nature première de l’homme que la civilisation n’arrive jamais tout à fait à faire disparaître, car « l’habitude, la seconde nature, n’arrive guère à tuer complètement la nature première, le fond de notre être » (p. 15). Ainsi, ce qu’on soulève tout au long de la pente, ce n’est pas tellement, du moins pas seulement, ce lourd fardeau d’humanité – sa lourdeur, son étroitesse – dont on rêve de se libérer, enfin léger, libre comme l’air, en arrivant au sommet ; c’est plutôt ce dont on ne se sépare heureusement jamais, cette assiette, cette assise, cette nature inaliénable sur laquelle on repose et que l’on porte indéfectiblement avec soi. C’est à cette grandeur humaine originelle que l’expérience « alpine » du sublime permet à chacun de se mesurer : hauteur que l’homme demi-civilisé ne voyait plus, que l’homme primitif voyait comme divine et que l’homme hyper-civilisé perçoit certes comme surhumaine mais humaine avant tout. Le dernier homme ne dépasse plus la muraille de roches qu’il avait devant lui en direction d’un lieu qui serait le domaine ou le royaume d’un dieu mais comme un espace au sein duquel il peut surmonter, mieux voir de haut, l’élément de la nature elle-même – aussi bien la sienne que celle d’autres êtres. Récitons encore ces magnifiques mots de Schrader : devant ces « phénomènes admirés d’en bas depuis que le monde est monde, l’homme arrive dans la région redoutable et mystérieuse où ils se préparent et s’accomplissent : il se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous ses pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23). Ce fond élémentaire de nature auquel l’homme primitif s’adossait mais qu’il abaissait, méprisait, devant un Dieu, voilà qu’il est porté au jour par et dans le sublime. Et ce n’est plus seulement, au pinacle du monde, le grand cri de retrouvailles d’une nature humaine reprenant ses droits et sa place dans la nature qui se fait entendre, ou la voix d’une humanité enfin replongée dans le grand bain des choses et des êtres, c’est étrangement l’exclamation d’une nature qui s’avère capable de s’intégrer, de faire partie, de se composer aux forces surhumaines qui s’avèrent habituellement si dangereuses pour elle. Une nature de l’homme s’agençant à une autre nature qui est à la fois plus et moins que son milieu, que son environnement. Nouvelle composition entre entre l’humain et le surhumain, sans qu’il y ait pourtant de métamorphose,  surrection ou soulèvement d’un corps sublimé. 

 

Schrader ne regarde pas tout à fait le sommet des montagnes comme le faisait l’homme primitif, il ne retrouve pas, par-delà les siècles, le même regard que lui, ce n’est pas ce recul, cette redescende dans l’histoire qu’il effectue, mouvement paradoxal d’aller vers le haut qui serait un retour vers le bas, mais leurs regards se croisent A la différence de sens près, il voit d’en haut ce qu’on voyait d’en bas.

Alors, ce que l’on soulève durant l’ascension ce n’est pas seulement un fardeau dont on ne parviendrait pas à se dépouiller mais également cet acquis, cet équipement, cette nature primitive que l’on porte inaliénable en soi. Aller au plus haut est un retour au plus bas dans la mesure où on fait remonter au jour le fond de notre être, avec cette nature à laquelle on accède, on touche le fond de notre être. C’est le fond de l’être que retrouve Schrader au contact du sol des montagnes, c’est ce fond tenu au ras de sol aux premiers temps de l’histoire que l’homme hyper civilisé doit remonter, pour qu’il refasse à nouveau surface, au plus haut des sommets.

Ce n’est plus le bref trajet de cette barque quittant la rive, s’en allant au-delà pour faire ensuite demi-tour et revenir; ce n’est plus le voyage de ce navire quittant le port pour faire le tour du monde et revenant à lui en se portant toujours en avant, c’est un mouvement vertical et non horizontal, un mouvement où on touche le fond au sommet.Dépouillé de toutes ses petitesses qui sont de fausses grandeurs qui l’allègent et le rendent aérien ou élevant le fond de sa nature à tous les échelons de l’histoire, l’homme se retrouve à hauteur de la majesté de la nature. 

Ainsi, l’homme a eu beau s’élever et parvenir jusqu’au plus haut des sommets, y découvre encore plus grand que lui. 

Dépassement par lui-même de l’homme vers du surhumain, du divin accompagné d’un abaissement, d’un amoindrissement de l’homme, et donnant lieu à une nouvelle façon de faire corps avec les éléments en s’y sentant étranger.

Dépassement de l’homme par et vers lui-même accompagné d’un double mouvement: un surhaussement de l’homme doublé d’une remontée vers lui-même, sa vérité, sa nature, qui débouche sur une nouvelle façon de faire corps avec les éléments en les habitant.

Schrader l’explique pourquoi un demi-civilisé ne peut disposer de cette perception. Ce dernier n’en est encore qu’à chercher plus de civilisation, plus de rapports humains, s’offrir une vie plus facile, sans obstacles, aplanie. Le désir d’autre chose, de choses plus simples, moins artificielles, ne vient qu’à celui qui a tout obtenu, qui est rassasié. La fin de la civilisation pour l’humanité suppose ainsi la fin de la misère.

Mais n’était pas-ce pas déjà Comment comprendre cette question de Schrader : « Peut-être est-ce l’excès même de civilisation qui ramène à la nature ? » (p. 11)

Si arriver au sommet impliquait en quelque sorte d’entamer un mouvement de recul, libérant le spectacle, voyage fini pour les jambes mais possible encore pour les yeux mais envisager la redescente, le retour ici est différent. Il n’implique plus de redescendre mais au contraire de rester en haut. L’homme, pour Schrader, revient à sa nature première, celle-là-même qui guidait sûrement le regard des Primitifs.

 

 

Sauvagerie des lieux chez Thoreau

Thoreau, lui, même au sommet, peine à quitter le monde d’en bas. Il a beau pressentir à quelques signes (Roche presque nue, désolée, végétation se fait rare. « Vaste, sinistre, inhumaine ». Et pourtant ressemble pour lui à une pâture pour herbivores sauvages et domestiques. Il les traverse comme une propriété humaine puisqu’il est difficile d’imaginer un lieu inhabité.) qu’il est, comme le disait lui-même Schrader, dans un monde nouveau, il le voit encore appartenir à l’homme, être en quelque sorte à sa mesure.

Thoreau admet lui aussi que le sommet était « un endroit fait pour le paganisme et les rites superstitieux, pour être habité par des hommes qui seraient de plus proches parents des rochers et des animaux sauvages que nous », autrement dit un lieu ouvert à l’homme qui saurait, comme les hommes des premiers temps, établir une proximité forte, une affinité étroite, voire même une parenté plus directe avec la nature. Mais il n’imagine pas que les hommes civilisés puissent devenir ou redevenir ces hommes-là. « J’éprouve un sentiment de crainte respectueuse pour mon corps, car cette matière à laquelle je suis lié est devenue si étrange pour moi ». On ne sait plus si c’est encore une émotion sublime bien que l’estrangement, au point de vue de Lacoue-Labarthe semble être un signe d’expérience sublime. 

 

une nature indomptée et surtout indomptable. On ne s’en étonnera pas. Pour qui s’approche de la sublimité du monde : d’un océan déchaîné, d’une éruption volcanique, d’un torrent impétueux ou du désordre des glaciers, la sauvagerie n’est jamais loin. Elle semble même précéder sa vue ou sa venue. Et pourtant cette découverte n’a rien d’une brusque révélation. Thoreau montre en effet combien il est difficile, même après être parvenu à son sommet, de quitter le monde clôturé des champs et de ne pas imaginer qu’un bout de terre aurait nécessairement un propriétaire. Même devant le paysage désolé qui montre l’absence de tout jardin, le caractère inhabitable pour l’homme, il s’attend à être gourmandé pour avoir pénétré une propriété privée. On peut surpasser l’homme des plaines, des clôtures, mais le surmonter s’avère difficile. On retrouve la rareté de l’homme en ces lieux mais surtout le côté inhabitable des lieux.

Son expérience du sublime implique la sauvagerie des lieux et participe à plusieurs niveaux de l’effroi qu’elle produit: désolation, nudité, caractère indomptable. Les forces en jeu sont énormes et la terre n’est plus une maison, une demeure. Son rapport à la terre change. Une sorte de feu inapparent se mêle son élément.

Indomptable, c’est bien sûr l’opération de dressage par laquelle on conduit un animal à l’obéissance mais c’est aussi, de par l’étymologie du mot (qui renvoie à la maison), le forcer à venir et rester auprès de vous, à l’intégrer, l’assigner, l’enchaîner à votre maison. Le sommet de la montage est sublime d’être inhabitable, de présenter sans réplique à l’homme les forces démesurées qu’il a en face de lui.

Sur la question du dépassement de l’humain induit par la hauteur des montagnes, Thoreau montre de son côté combien il est difficile On n’est plus forcément devant le danger mais protégé de lui selon la formule du sublime mais ici on se trouve au milieu du danger, au coeur de cette hostilité, de cette malveillance. L’homme ne peut y séjourner mais les dieux bons et providentiels ont aussi quitté les lieux. Il n’y a que la démesure des forces de l’univers qui, si elles ont pu être mythifiées sous des noms anciens paraissent ici sous leur vrai visage: Chaos, Nécessité, Destinée, Nuit. Le sommet accomplit cette sortie de l’humain vers l’inhumain. Le surhumain est inhumain. Ce n’est pas un homme meilleur, divin ou divinisé, mais un homme qui ne peut plus enclore la nature, s’en Endre maître et possesseur mais qui doit, au contraire, s’il veut pouvoir y séjourner

La nature apparaît dans sa pureté et dans sa dimension temporelle dans le sublime et grâce à la sauvagerie.

 

En redescendant, l’homme hyper-civilisé, l’homme sublimé, ne perd pas ce qui est le plus haut en lui qui est le plus simple et le premier: sa nature. Il ramène dans le monde civilisé ou demi-civilisé ce qu’il dissimule étant toujours en vue de la civilisation, la nature. 

Conclusion sur la question de qui est sujet au sublime

Au sein du sublime, et par cet exercice d’ascension et d’élévation, que propose exclusivement la montagne, le sujet occidental non seulement réévalue son humanité, sa dignité, sa grandeur, face au monde ou à d’autres êtres, mais il fait également l’expérience d’autres rapports à lui-même: de l’oubli de soi qui le conduit dans un monde à la fois surhumain et inhumain à un rapport à soi empreint de vérité, d’authenticité.

L’un pense que, à l’instar de l’homme primitif, il peut se mêler, non sans danger, mais sans fatalité de la mort, aux forces de la nature et grandir avec elle: sublimer sa nature en intégrant la nature elle-même. Pas seulement revenir à l’origine mais s’originel à nouveau dans la nature. En intégrant ses forces destructrices de l’homme. L’autre pense lui aussi qu’un tel espace est fait pour un être primitif et païen mais qu’elle lui demeure étrangère et que les forces qui le traversent paraissent trop puissantes pour se composer avec l’homme. Ou plus précisément, elles se sont déjà composée avec lui et il semble en recueillir moins une grandeur qu’une forme de respect, de petitesse vis-à-vis de soi. Terreur qui n’est plus délicieuse mais respectueuse. En tant que créature partageant la même matière que la Terre, je ne m’y sens pas un habitant légitime, mais au contraire étranger à elle, à moi. Il semble passer dans une sorte de distance vis-à-vis de lui-même, un recul. Il recule devant son être sublime mais il n’est plus empreint de plaisir. Il passe au-delà du sublime. Proche de la position de Kant de la sauvagerie (voir Makarius, p.96 et Rancière, p.), du chaos comme source du sublime sans pourtant être du sublime. Les phénomènes sauvages ne sont sublimes que dans la mesure où ils élèvent les facultés de l’esprit et dévoilent dans l’existence humaine une faculté de résistance permettant de se mesure à ces puissances naturelles. Schrader se compose malgré le danger, il devient grandiose; Kant se mesure aux grandeur naturelles pour se mettre à leur égal; Thoreau semble à la fois se mettre à distance et ne plus pouvoir puisque c’est de cette matière terrifiante qu’il est composé: il ne parvient pas à s’écarter du danger, il est en contact (photographie?)

Avec Kant se découvre une force, avec Thoreau une matière, un corps qui n’est plus une maison? Celle de l’esprit? On n’est plus hors de soi mais à soi dans ce dehors? Il ne sait plus où il habite: où sommes-nous?

Introduction aux problème de la sauvagerie.

 

Percée dans le sublime II

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Reprenons.

Reprenons et avançons par le torrentueux sentier que la montagne ouvre et referme à celui qui se met en quête de quelques bribes de savoir.

Savoir de presque rien, comme souvent, trois ou quatre repères, pas plus. Juste histoire de ne pas se perdre, pour toujours, dans le dédale des manifestations de la sublimité.

Poursuite

Du sublime il en est question dans le très beau texte « À quoi tient la beauté des montagnes ? », du peintre, alpiniste et géographe Franz Schrader, publié  en 2010 par la maison d’édition Isolato. Prononcée en 1897, devant le club alpin de Paris, presqu’un siècle après la rencontre de Frankenstein et du mont Blanc, cette conférence offre encore aujourd’hui un tableau extrêmement clair des différents aspects esthétiques de la montagne. Sous quatre points de vue exactement : celui de la plaine ou de la vallée où « ce qui apparaît d’abord de loin, c’est la découpure d’un monde surnaturel, vers lequel nous tendons comme vers toute chose impossible à atteindre » (p. 12) ; une vue prise de « la montagne proche, immédiate » où opère « le charme étrange du contact avec son rude épiderme de rocher, avec la fatigue, la souffrance, peut-être les privations ou le danger » (p.18) ; la vue du sommet, ouvrant le panorama sublime proprement dit, lieu où la « sculpture géante de ces monts, qu’on si longtemps admirés de loin dans le bleu du ciel, apparaît de près, nette, brutale, sublime » (p. 23) ; et une vue, prise en haute montagne également, mais « à mi-hauteur de la zone neigeuse », parce que « la découpure des monts est plus fière sur le ciel quand on est encore un peu au-dessous des sommets suprêmes. » (p. 27)

Ce relevé schématique des différentes perspectives indique trois choses.

Premièrement, la montagne n’a de valeur esthétique que par son sommet. Même si Schrader insiste sur la connaissance intime qu’il faut avoir de la structure des roches, ou de l’harmonie colorée des paysages, pour peindre la montagne de manière authentique, c’est toujours la cime qui est en vue, et quand elle ne l’est pas, elle troue le paysage : « On demandait à un alpiniste célèbre, après sa première ascension du Cervin, son opinion sur le panorama. « Très beau, mais il y manque le Cervin », répondit-il ? » (p. 27). Le spectacle peut embrasser bien d’autres choses qui rehaussent le sommet, ou qu’à l’inverse celui-ci relève au regard, il ne s’ouvre réellement que par là. Le sommet est l’espacement absolu, singulier, d’où perce le sublime et à partir duquel ses effets se font sentir sur la montagne, c’est-à-dire au sein du paysage qu’elle compose et offre au regard. La vue que l’on est donc capable d’y prendre – si toutefois, bien sûr, les autres éléments du paysage, l’air et la lumière tout particulièrement, c’est-à-dire le ciel et les différentes formations d’opacité auxquelles il accorde de passer (nuages, brouillards, orages, pluies, etc.), n’en dissimule pas le point d’irruption – cette vue qui relie le sommet au regard montre le paysage s’ouvrant de lui-même, de l’intérieur de son horizon. Issu d’un point précis de l’espace, lié à la temporalité matérielle et imprévisible du spectacle naturel, enfin suspendu à une vue aussi dégagée qu’étagée entre ciel et terre, le sublime n’en possède que plus étroitement les traits d’un événement : la météorologie du ciel devenant à elle seule capable de masquer, rabattre ou ternir la sublimation pourtant engagée de la montagne. Si, en raison des orages, des avalanches ou des inondations qui  épisodiquement descendaient des montagnes, l’on pouvait voir depuis des siècles – surtout si on habitait tout près d’elles – le sommet comme un lieu de malédiction, le visiteur-esthète empêché de voir le spectacle attendu pouvait désormais invoquer la simple malchance. Le mal était moins important, moins constant, mais surtout ne venait plus du sommet. Le ciel seul pouvait maintenant être en cause – mais n’y a-t-il pas un ciel-de-montagne plus capricieux que les autres ?

Deuxièmement, toutes les perspectives dégagées par Schrader se tournent vers la beauté des paysages de montagne. On se trouve explicitement dans le cas, évoqué précédemment, où le sublime se trouve réduit à une forme de beauté malgré l’hétérogénéité latente des deux expériences esthétiques : à première vue, le mot lui-même serait « déjà bien joli et bien convenable » (p. 20) pour qualifier l’aspect horrible de la haute montagne. Et, avec les efforts d’hommes comme Saussure ou Ramond[1], encore aujourd’hui, « nous pénétrons dans la « sublime horreur » et nous y trouvons une beauté nouvelle, qui nous donne un frisson nouveau. » (p. 23). Fait question, bien sûr, le type de rapport qu’entretiennent les deux dimensions esthétiques pour chacun des angles de vue, et notamment la différence entre le fait de pouvoir contempler le sommet, de près ou de loin peu importe, et celui d’y séjourner. Si percevoir le faîte, c’est déjà entrer dans un spectacle sublime, que fait-on quand on y pose les pieds ? Que peut bien offrir le site quand il devient sol et non plus simplement point de mire ? S’il y a une parenté du spectacle sublime avec une sorte de théâtre de la nature, peut-on dire que, les deux pieds sur la scène, le spectateur devient aussi acteur ? On devine très bien, d’ores et déjà, quelle pourra être la grande prétention esthétique de l’alpinisme : l’ascension des hauts sommets ne s’affirme-t-elle pas comme une conquête de la beauté sur la laideur extrême ? Cette victoire ne consacre-t-elle pas la domination du beau sur le monde ? Le monde n’est-il pas redevenu, comme aux temps des Grecs, une belle totalité, un « panorama sublime » ? Schrader ne concevait pas qu’un peintre puisse rendre les montagnes à ceux d’en bas sans les avoir gravies : « La plupart ne croient-ils pas pouvoir la reproduire dès le premier coup d’œil, sans l’avoir aimée, cultivée, épiée dans ses transformations, sans avoir vu de près le rocher ou la crevasse qu’ils vont peindre de loin » (p. 30). L’élévation de l’âme est une ascension du corps. La vision du sublime n’est pas accessible d’en bas. De manifestation nouvelle de la montagne dont on se demandait comment, survenant dans le spectacle institué du monde paysan, commercial, légendaire, elle pouvait s’agencer aux autres, les annulant, les bousculant, s’y dissimulant, etc., prenant ainsi le parti de la plasticité relative des sites terrestres (même les blocs millénaires), on voit que les différents aspects s’ordonnent suivant un étagement du paysage lui-même.

Troisièmement enfin, non seulement on retrouve la même expérience que celle décrite par Shelley, de manière seulement plus détaillée chez Schrader, mais chacune a été vécue au même moment, au même palier, c’est-à-dire sur le chemin de la montée. Car, bien que le sublime perce déjà aux premières marches de l’ascension, sa patrie demeure celle de la haute montagne : « Ici l’effort n’est plus nécessaire pour retrouver le sentiment de l’universel, il nous pénètre, nous envahit. » (p. 25). L’homme en marche pénètre, ou perce plus profondément encore, un spectacle qui s’ouvre par une sorte d’agrandissement de toutes les dimensions : les formes connues deviennent gigantesques, les distances s’accroissent si bien qu’« arriver devant les blancheurs des hautes cimes, c’est se trouver devant un monde nouveau » (p. 29). Tous les paramètres de grandeur s’affolent. Le monstrueux n’est pas loin dont les fictions fantastiques signalent l’approche par des instruments de mesure (voyants et compteurs divers) ayant perdu le nord.

Paraissant par le sommet, ouvrant à la visée du regard un lieu bien réel vers lequel se diriger, perçu de près et de loin sous les doux auspices de la beauté, le sublime des montagnes précise ses contours. Peut-être pourrait-il même y trouver, si l’on poussait nos efforts plus loin, la délimitation rigoureuse de son domaine ? Le cas de la montagne, les différences de niveau que l’on y observe, ne permettrait-il pas de trancher et de fonder de manière objective les difficiles rapports d’identité et de différence qui demeurent entre le beau et le sublime ? Si le sublime se déploie au plus fort dans les paysages de haute montagne, n’y aurait-il pas là un critère net qui l’isolerait de toute autre forme de beauté ? Ne pourrait-on pas distribuer la nature des émotions esthétiques dans l’étagement progressif des pans de montagne ? Leur intensité ne serait-elle pas fonction de la hauteur que l’on vise ou bien visite ? En fin de compte, s’annonçant ainsi de très loin jusqu’à la béance finale du sommet, le sublime pourrait prétendre à la plus intense des émotions esthétiques, être le point culminant du beau. Et la montagne, d’abord sous ses yeux puis sous ses pieds, devenir le long chemin de son exacerbation, la route escarpée vers le paroxysme de son idéal. Il y aurait là comme une chance pour l’esthétique, le rêve de science qu’elle a un temps caressé. La montagne ne serait pas seulement un cas de sublimité mais un ordre possible, un schème d’ordonnancement.

Schrader pose explicitement la question : « la beauté proprement dite augmente-t-elle en raison directe de la hauteur ? ». La réponse tombe : « pas précisément » (p. 27). Les voies du sublime se précisent mais les limites du champ qui le concerne se brouillent. Il est temps d’avancer (vers) de nouvelles propositions.

Échos

D’un texte à l’autre donc, même expérience, mais ouverte de temps à autre par des entrées différentes. Usant des deux indifféremment, comme un seul même texte, essayons de trouver et de poser les repères que pourrait ménager notre serpentine traversée :

  1. Comme chez Mary Shelley, l’expérience du sublime révèle et élève l’homme à une stature inconnue qui surpasse les grandeurs humaines – « la plus belle zone de montagnes est-elle celle où on dépasse, tout en étant soi-même surpassé » (p. 28) – et les rapetissent d’autant : pour quiconque regarde ce paysage, même de loin, « beau ou laid, noble ou vulgaire, la découpure des montagnes l’élève au-dessus de l’humanité. Il n’est plus borné par des pensées humaines, des objets humains, des soucis humains. Maisons, clôtures, arbres, champs cultivés, tout cela s’efface ; l’œil va droit au plus loin et au plus haut. Par-delà les choses petites qui nous parlent de la vie de tous les jours, d’intérêts, de limites, de contestations, d’égoïsmes, de préoccupations futiles et étroites, la noble bordure bleue ou blanche nous oblige à penser au-delà, à élever notre vision et notre pensée bien au-dessus de petitesses proches et vulgaires. » (p. 13). Avant même que l’on foule ces pentes où la présence de l’homme se fait effectivement rare la vue des cimes efface toute humanité du paysage. Les dignités humaines, grandes ou petites, nobles ou vulgaires, n’ont plus cours à ces hauteurs.

On pourrait attacher à la vue des spectacles alpins la même vertu thérapeutique, autrement dit philosophique, que les stoïciens accordaient à la méditation de soi du point de vue de dieu. Du haut de cette vue plongeante embrassant le tout de la nature, l’individualité de chacun prenait de nouvelles et vraies dimensions : une existence ponctuelle et passagère dans l’immensité du monde. Mais les hommes face aux montagnes perdent beaucoup plus que l’orgueil et le mépris qu’ils s’accordent sans cesse les uns aux autres par leur statut, s’échappe d’eux cette humanité qui, bien que de manière abstraite dans leur vie quotidienne, les rassemble : « Échapper aux brumes d’en bas, s’élever au-dessus de la vie et de ses pesanteurs, nager en pleine blancheur, n’était-ce pas s’élever au-dessus de l’Humanité ? » (p. 9) S’envisageant du plus haut des sommets, l’homme empreint au sublime ne se dépouille pas de fausses grandeurs, il s’y porte à grand cœur. C’est que, l’humanité, bien après les Grecs, est devenue une malédiction. C’est l’évangile que la créature de Frankenstein ne cesse de propager par ses meurtres. Le docteur lui-même, accablé pourtant par le remords des crimes qu’il avait provoqués, sentait ce poids s’atténuer dès l’ascension vers Chamonix : le « fardeau qui oppressait mon âme s’allégeait considérablement au fur et à mesure que je m’enfonçais dans les ravins de l’Arve » (p. 133). L’humanité pèse sur les hommes, comme une conduite qu’il faut tenir, comme une dignité qu’il faut assumer, comme un fardeau qu’il faut expier. Les hommes sublimés ne réalisent pas tellement l’étroitesse dans laquelle ils vivent à la lumière des cieux, proche de ces platoniciens qui s’affranchissent de la caverne, ils libèrent leur individualité d’homme de la disgrâce et de la petitesse de l’humain. Parvenu au plus haut, face à l’abîme de ses faiblesses, devant l’enceinte regroupant les atrocités qu’il commet, siècle après siècle, jour après jour, qui voudrait encore se faire appeler homme ? Il y a dans l’esthétique du sublime quelque chose comme un dégoût possible de l’humanité.

Mais pas seulement et c’est pourquoi le mystère du devenir de l’humanité dans le sublime reste entier. Dans le texte de Shelley, le sublime semblait aussi faire oublier la médiocrité des existences pour laisser place à une humanité grandie par le sceau de l’éternité : l’homme disparaissait à lui-même (du moins quelques temps) pour retrouver au-dessus de lui, grâce à la magnificence des choses, accès à la grandeur de l’humanité. L’homme ne s’élevait pas sans voir grandir en même temps une part de son humanité. La montagne pouvait alors jouer le rôle d’un miroir dans lequel l’avorton humain pouvait rappeler à lui ses véritables dimensions. Cette voie, par laquelle les hommes retrouvent le chemin de plus hautes destinations auprès du spectacle de la nature, est au cœur de l’expérience sublime. Pourtant, suivant le schéma de Schrader, elle ne concernerait finalement que la vue de loin, celle justement, où un point de mire apparaît à l’horizon. Il faut distinguer à ce propos le scintillement d’un étoile dans le ciel, figure de l’idéal inaccessible, qui sert, tout au plus, comme l’étoile de polaire, de guide immobile et permanent de l’existence (l’ascension n’a pas de fin et se confond avec un souci permanent d’amélioration de soi) et l’émersion de l’horizon en tant que tel, c’est-à-dire de la ligne qui trace l’extrémité du monde dans lequel je suis plongé et qui ouvre, malgré les obstacles, un point de sortie. Dans un cas, l’humanité est inaliénable, il faut la porter sur soi jusqu’au sommet ; dans l’autre, il est possible de s’en affranchir quitte à en retrouver une autre, pire ou meilleure, mais transfigurée une fois le col passé.

Dans les nombreuses dimensions[2] selon lesquelles s’opère la sublimation du corps humain (nous avions esquissé le rôle de la lumière précédemment), les rapports du lourd et du léger, de la pesanteur revêtent une importance particulière. Il nous semble justement que c’est en raison de l’état dans lequel l’humanité se tient et se trouve tenue, ce corps alourdi du poids du péché, condamné d’une liberté nécessairement coupable, que le mouvement sublime se détermine, d’une part comme élévation, et trouve d’autre part dans la montagne une possibilité réelle de libération. S’élever, ou grandir par soi-même hors de toute instance de mortification ou d’humiliation, c’est aussi bien avancer vers la source de la lumière, sortir de l’obscurité, illuminer son existence que s’alléger, se délester, s’amputer des poids morts. Ouvrez un dictionnaire et lisez de quelle manière la légèreté est flagellée ! Les mots difficiles de Nietzsche sur la danse du Surhomme tournent autour de ces questions là. En ouvrant aux hommes un espace débarrassé de toute ou partie de leur humanité, en leur offrant la chance d’une transfiguration de leur corps, même passagère, même vécue dans l’obscurité des entrailles, l’expérience du sublime questionne le sens même de leur humanité, autrement dit des conditions à partir desquelles cette stature devient sensible et ne reste plus une simple idée. Quelle expérience avons-nous de notre humanité ? Doit-on accepter, comme dans un certain existentialisme, que l’existence des hommes serait capable de déterminer elle-même ce qui relèverait de son essence, et sûrement pas de la tirer de quelque abstraction définie a priori et hors de soi, que ce soit en Dieu ou dans la science ? Les hommes, en un sens, n’auraient plus d’essence générique en quoi définir leur unité et seraient conduits au regard d’eux-mêmes aussi bien qu’à celui des autres à se rassembler différemment. Il y a encore une autre possibilité : quand s’ouvrant aux plus hautes intensités du sublime, les hommes ne se trouvent pas simplement privés ou délivrés de leur essence humaine, ni même autorisés à la déterminer du fond de leur existence personnelle, mais s’avèrent libres et capables d’ouvrir, d’élargir, d’enrichir leur essence de tout ce que l’humanité a rejeté hors d’elle-même pour se définir. Je suis un roc, un vrai soleil. Je suis la larve qui se nourrit du fruit pour bientôt s’envoler, le colosse de granit qui regarde les hommes en surplomb depuis des millénaires. Je suis un homme et je suis libre comme l’air. Rapport qui n’est plus de comparaison mais de communauté. Il y a aussi dans l’esthétique du sublime une transformation de la sensibilité de l’homme à lui-même qui passe par de nouveaux rapports aux éléments : air, lumière, etc.

L’humanité, alors, ne se définit plus seulement par des qualités morales ou des propriétés biologiques mais de manière cosmologique ; comme si l’homme, en tant que phénomène terrestre, n’était pas séparable d’un monde ouvert en de multiples façons – lui-même beaucoup plus qu’un milieu ou un environnement auquel l’humain n’aurait qu’à s’adapter ou qu’il pourrait façonner – autrement dit un espace-temps à la fois sub- et supra-organique qui ferait corps avec le sien. Quand l’homme parvient au sommet, nous dit Schrader, le changement est directement palpable, la perspective vous situe différemment : devant ces « phénomènes admirés d’en bas depuis que le monde est monde, l’homme arrive dans la région redoutable et mystérieuse où ils se préparent et s’accomplissent : il se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous ses pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23). Et même le docteur Frankenstein, qui n’a pourtant créé qu’un seul homme que les autres allaient bientôt rejeter hors de leur humanité ordinaire, ne manquait pas d’imaginer que les sommets vers lesquels il se dirigeait abritaient tout un peuple d’une nature étrangère : « plus je m’élevais, plus la vallée prenait un aspect magnifique et stupéfiant. Des châteaux en ruine perchés au-dessus des précipices sur des montagnes couvertes de sapins, l’Arve impétueux et des chalets émergeant ci et là d’entre les arbres composaient un décor d’une beauté singulière. Celle-ci était encore accentuée et sublimée par les puissantes Alpes, dont les pyramides et les dômes étincelants dominaient tout, comme si ces sommets eussent appartenu à quelque planète abritant une autre race d’êtres » (Frankenstein, p. 133). Au terme de l’ascension, ce n’étaient plus les géants de l’Antiquité qui attendaient les voyageurs mais de nouveaux Prométhée habitant une nature devenue « cosmique ou planétaire » (p. 25). 

  1. Au XIXe siècle, le relief de la terre constituait encore l’horizon supérieur de l’univers humain. Les montgolfières ne pouvaient guère aller aussi haut. Si bien que les montagnes, révélant la limite verticale du monde, confirmaient le ciel, l’air ou l’azur comme élément privilégié de toute sublimation, lieu de coïncidence provisoire entre grandeur et hauteur. Que se passait-t-il alors quand on arrivait enfin tout en haut ? Et bien ces « phénomènes admirés d’en bas depuis que le monde est monde, l’homme arrive dans la région redoutable et mystérieuse où ils se préparent et s’accomplissent : il se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23). À la lettre, celui qui y parvenait dominait le monde. Il ne devenait pas capable pour autant d’en embrasser le tout du regard mais, fiché à cet endroit précis, s’étalait sous ses yeux la béance même du monde, ouvert d’un bord à l’autre : «Ici, tout devient colossal, le sentiment de l’immensité nous envahit. » (p. 25) Le monde qui d’ordinaire se présente à l’horizon, à la limite extrême du ciel et de la terre, indiquant ainsi qu’il y a un lointain plus lointain encore enveloppé dans celui que je vois à cet instant, se déploie au sommet comme « un monde où chaque pas révèle un autre monde » (p. 24). Parvenir au summum signifiait habiter l’horizon.

Les glissements perpétuels entre le site du sublime et l’endroit où il se réalise, l’ouverture de son champ entre la perception du sommet et son accès effectif, prennent tout leur sens dans ce phénomène : le sublime est le mouvement qui nous porte à franchir l’horizon, à crever notre bulle. D’où les sentiments de franchissement ou d’élévation que l’on connaît quand on gravit une montagne : nous passons nos limites en pénétrant ou quittant des lieux dans la mesure même où notre corps ne se sépare pas du monde qui l’habite. Dans les visions dont elle fait des spectacles, la sublimation ne souligne pas les différents horizons qui bordent notre univers sans glisser, en tout sens, les flèches qui en percent l’invisible enveloppe. Le placenta déchiré devient à rebours le premier acte du sublime, la première et douloureuse bouffée d’air. On oublie ce passage comme on laisse derrière soi, dans l’effort nécessaire pour ne pas tomber dans la nostalgie, un pays devenu trop étroit, oppressant et routinier, une terre parcourue en tous sens de gestes et de regards devenues sans surprises. Si le docteur Frankenstein pouvait ainsi oublier ses soucis, c’est qu’il avait déjà franchi le seuil d’un nouveau départ, sa marche vers le glacier l’avait déjà conduit hors du jour lugubre des heures de sa vie.

Il faudrait dresser l’inventaire des procédés ou des événements fortuits par lesquels les enveloppes du monde deviennent palpables autour de soi. En jetant ceci à titre d’essai que le monde humain est fait de la chair même de l’homme, que sans cesse, même en son absence la plus redoutable, l’homme bute sur cette peau invisible tendue autour de lui. Inlassablement, dans la moindre bête, le moindre rocher, le même objet technique, même à milles lieux de tout aspect anthropomorphe, l’homme ne rencontrerait que l’homme. Bonheur des sociologues et des psychologues qui essaient de comprendre ou d’expliquer l’homme par lui-même, malheur de l’anthropologie qui essaie d’obtenir sur lui quelque lumière du dehors[3]. L’expérience du sublime occuperait sans doute, pour l’Occident, une place majeure dans ce dénombrement. Ne serait-ce que par les liens très étroits que cet ensemble culturel établit entre le regard et le monde ? Le sublime s’attaque en effet à ce que l’on pourrait appeler l’innocence première et nécessaire de la perception c’est-à-dire cette naïveté avec laquelle nous adhérons immédiatement au monde (que Merleau-Ponty à la suite d’Husserl appelait opinion ou foi originaire), et qui, en retour, ne fait pas du monde ce qui me contient et me rejoint au plus profond mais ce que je domine sans éclat dans ma perception. Ainsi j’ai beau savoir que la montagne que je vois, au loin, me dépasse en volume et en taille, je la vois, de mon propre point de vue, comme plus petite qu’elle n’est. Il est nécessaire, suivant les lois de la perspective, que la montagne apparaisse différemment de ce qu’elle pourrait faire à cet instant, que sa grandeur apparente soit réduite à cette distance, pour qu’elle devienne visible à mes yeux. La montagne au loin doit abdiquer sa grandeur pour faire partie de mon horizon. Or, la plupart du temps, cet horizon et les conditions qu’il impose aux choses qui nous entourent nous sont inapparents. Un paysage de montagne ne change pas du tout ce rapport puisqu’il en est au contraire la manifestation – le monde réduit aux contours d’un pays – pire, plus il est beau, plus, en quelque sorte, il se replie et se densifie : seule une sublimation, même légère, soulignant la découpure du ciel serait capable de « donner de l’air » à cette étouffante profondeur. La beauté des choses, rappelait Claude Lévi-Strauss, a toujours été pensée comme perception d’un rapport, et plus précisément poursuit-il, comme rapport de rapport[4]. Le sublime, à première vue, paraît œuvrer dans le sens contraire : une disparité se fait jour dans l’ouverture d’un vide, le creusement d’une absence, l’accroissement d’une distance. Des signes fulgurent dans le paysage que l’on transpose généralement au niveau verbal par des termes comme « au-delà », « par-delà », « au-dessus », etc. De fait, le sublime étale au grand jour les dimensions extrêmes entre lesquelles se constitue notre monde : l’ici qui indique le proche, l’éphémère et l’étroit et le qui marque le lointain, l’ailleurs et l’éternel. Mais comme le dit Schrader, il n’y a qu’une des dimensions qui fasse vraiment partie du spectacle de montagne « l’œil va droit au plus loin et au plus haut » (p. 13).

Cette division de l’homme avec lui-même que le sublime semble provoquer n’est pourtant qu’une phase déjà intermédiaire de son processus : percevoir autour de soi les signes qui ouvrent le paysage vers un ailleurs entame la sublimation, décroche le spectateur du lieu où il est habituellement requis pour embrasser le pays du regard et accentue soudain la familiarité qu’il en a, le corps laissé tout entier ou presque dans son enveloppante humanité. Mais parvenir au sommet, franchir l’horizon qui était le sien et voilà que l’on est plus tout à fait le même : « L’homme y disparaît, s’aperçoit que la nature n’a pas été faite pour lui » (p. 25). Même la nature devient étrangère, ne tourne plus autour de l’homme comme le spectacle qui lui fut offert jadis par son dieu, ou le domaine qu’il conquis un jour de ses mains : « la nature ici ignore, dédaigne l’homme » (p. 25) Spectacle de la nature, le sublime des montagnes défait les limites humaines par lesquelles on la réduit à n’être que le support matériel des cultures et ouvre en même temps le monde humain aux dimensions même de la Terre où il se réalise. Alors, ce qu’on appelle une culture, une civilisation, ne se réalise plus seulement dans diverses formes de comportements, d’objets ou de monuments, mais s’annonce également dans une forme d’espace-temps qui traverse organismes et milieux sans pourtant s’y réduire. Le rapport du monde, des humains et de la culture qu’ils partagent avec d’autres humains s’y modifie. Il ne s’agit pas seulement de la projection d’ensembles culturels sur le globe terrestre, comme on distingue sur des territoires aux limites toujours incertaines des civilisations à blé ou à riz, il s’agit de manières différentes de polariser l’existence, de distribuer le haut et le bas, le proche et le lointain, l’ici et l’ailleurs, à ses niveaux les plus élémentaires.

Que nous ne puissions plus naviguer dans le monde comme si nous lui y avions toujours appartenu, que notre naissance ne témoigne d’aucune nature qui nous apparenterait à la Nature, est sans doute une des découvertes les plus intenses que l’on fait sur soi en expérimentant du sublime. Les séjours dans les airs que nous réalisons avec les avions, s’ils relèvent bien sûr du versant technologique de la science, relèveraient-ils aussi d’une forme de sublimation ?

  1. Le sublime, en tant qu’expérience esthétique, appartient clairement à un moment déterminé de l’histoire occidentale. Et, bien que sans le savoir, ce moment s’est peut-être déjà refermé derrière nous, les historiens cherchent à situer et dater précisément le basculement qui l’a conduit de la rhétorique à l’esthétique. Or, pour ceux qui se trouvent jetés au milieu des montagnes et de leurs pics majestueux, le spectacle n’est pas né d’hier. Même quand il ne se déploie pas sous leurs yeux, ses signes se marquent et se remarquent dans le paysage depuis l’aube des temps humains : « Si l’homme primitif a fait de la montagne le séjour de plus grand que lui, c’est qu’il y voyait comme le trait d’union qui reliait le ciel à la terre, le monde universel au monde humain, l’infini au fini, l’éternel aux choses qui passent. Voilà le premier sentiment d’admiration pour la montagne » (p. 10) La montagne sublimée, avec ses aiguilles, ses pics, ses sommets qui pointent vers quantité de dimensions de l’être inaccessibles aux hommes, exerce une fonction de signe aussi vieille, sinon plus ancienne que l’Homme.

Signe particulier car bien qu’il semble faire partie de ces termes qui servent à désigner quelque chose de présent comme « ceci », « cela », « ici », etc., il appartient plutôt, comme l’indique Schrader, à ce groupe d’unités linguistiques purement fonctionnelles et dépourvues en elles-mêmes de signification qui comprend le trait d’union. Je peux bien, en disant « là-bas », « au-dessus », indiquer quelque chose au loin même sans faire un seul geste de la main, je ne pointe plus rien hors du langage quand je marque un « – ». C’est pourquoi il ne faut pas lire cette comparaison de Schrader comme une métaphore mais y voir au contraire un fait susceptible de montrer comment le spectacle sublime relie les dimensions extrêmes qu’il ouvre au regard. Qu’on s’interroge : le trait d’union associe sans les fondre l’un dans l’autre deux mots déjà existants, produisant ainsi une nouvelle unité sémantique sans pour autant que les unités libres perdent le sens qu’elles avaient déjà. Les souris, bien entendu, ne changent pas de définition du fait qu’il existe des chauves-souris bien que la lettre de leur nom autorise par contre-coup toutes sortes de confusions et de jeux de mots. Le trait d’union est aussi utilisé après certains préfixes qui modulent le statut, le mode d’existence d’une chose, comme dans l’usage des quasi-, des non-, des mi-, etc. Marquant des unités nouvelles de sens, de manière provisoire ou permanente ; garantissant l’indépendance des termes qu’il relie en s’intercalant entre eux ; bref, s’effaçant presque dans sa fonction au profit d’un terme ou d’un autre, il est difficile de savoir si un signe de ce type ouvre par lui-même une dimension nouvelle dans le champ où il intervient (un nouvel axe sémantique qu’on dira pourquoi pas poétique) ou si son existence se limite à la relation qu’il établit, restant à l’étroit entre les deux termes qu’il apparie. Autrement dit le trait d’union, même en tant qu’analogie verbale, questionne le sublime, en tant que valeur esthétique, quant à sa capacité à se constituer dans l’expérience du monde comme une véritable dimension et non comme un simple regard qui fixerait un aspect des choses en les laissant demeurer telles qu’elles sont par ailleurs ou au dehors. Ne serait-ce pas à l’émergence de signes au jeu similaire mais substantiellement différents que l’on devrait les premières manifestations du sublime dans le paysage occidental ? Des marques surgissant dans mon panorama quotidien mais qui me ne disent rien, qui n’annoncent rien, qui marquent et démarquent seulement, déplacent et remplacent, les multiples repères, flèches et horizons de mon existence : est-ce comme cela, à bas bruit que le Sublime s’est introduit dans notre existence avant d’être élevé, plus tard, au rang d’expérience esthétique et réservée à certains ? La montagne et sa difficile ascension servant de segrégateur social ? Des signes aussi discrets que des traits d’union qui modifient la façon dont on s’inscrit dans le temps et l’espace et se trouvent marqués par eux peuvent-ils se produire dans le plus grand silence, en plein aveuglement, et sans qu’aucune parole réflexive ne puisse en reprendre les termes ni s’y appuyer dans l’immédiat ? Haut-bas, Grand-Petit, Fini-infini, Éternel-Éphémère, Humain-Non-humain, quelle polarisation muette de l’existence le Sublime réalise-t-il ?

Les différentes orientations offertes à mes efforts et projets quotidiens apparaîtraient ainsi comme en pointillés le long de ma conduite sans toutefois se rapporter à un milieu. Car plutôt que de rendre commensurable, par sa médiation, deux ordres de grandeur ou deux dimensions du monde qui s’ignorent – ce qui est l’affaire du beau, de ses accords et harmonies –, la montagne sublimante ou sublimée aurait plutôt pour effet de rendre visible dans l’ordre uni-dimensionnel de nos existences, les écarts, les amplitudes, qui n’y sont justement pas actuellement données. Nos « lignes » de vie surgiraient alors pour ce qu’elles sont habituellement : comme brisées, tordues, ensablées dans un coin de notre univers. Le sublime ne hisserait pas l’homme d’un ordre de grandeur à un autre qu’il contiendrait déjà en quelque manière, qui ferait partie de son expérience même de manière fugace et passagère, il ferait au contraire apparaître, par signes, sur un site bien particulier, la béance invisible du monde dans laquelle nous vivons. Pics, aiguilles, cimes et autres sommets regardent bien vers les dimensions les plus inaccessibles qui soient aux hommes mais forment en même temps la pointe la plus avancée de ces régions extrêmes dans le petit milieu des hommes. La montagne ne peut être signe du supérieur et de l’au-delà qu’en perçant et traçant cela dans le paysage des hommes. Comme tout autre spectacle sublime, elle est le signe de cette transcendance des dimensions exorbitées du monde dans le site de leur immanence. Alors, on peut rêver que la géométrie impalpable des choses, invisible dans le fil ininterrompu des journées, s’y déploie à l’œil nu : « Au-dessus du nuage qui fuit, change, s’évanouit comme la vie, toujours persistent ces formes rigides, pures, lumineuses et comme indestructibles, supérieures à toutes choses d’en bas, plongées dans la haute région de la sérénité suprême » (p. 10). En ce XIXe siècle où la géométrie ne disait déjà plus l’ordonnancement transparent du monde, le sublime de la montagne lui offrait encore, dans le ciel, un refuge à son réalisme.

Le paysage sublimé de la montagne est donc bardé de signes. Un signe qui manifeste dans le corps même sous lequel il se présente un aspect de ce qu’il signifie, cela s’est toujours appelé un symbole. Si la beauté est le résultat d’une perception de rapports dans les choses mêmes, le sublime en cerne les symboles. De là, cette nécessité que la chose sublime soit d’une grandeur remarquable, exceptionnelle, pour qu’elle puisse symboliser ce qui la dépasse. La grandeur des choses n’est pas la cause objective ou la mesure des émotions que l’on ressent, elle est requise pour la simple raison qu’une chose ne peut en symboliser une autre qu’en simulant en quelque manière sa présence ou son approche. On dira alors qu’à la différence du regard outillé qui, mesurant les choses les unes aux autres, fait apparaître leurs grandeurs respectives, la perception du sublime marque la grandeur des choses. Dérogeant aux rapports de proportion établis entre les choses, la sublimation ne vient pas de ce monde stable où chaque chose respecte et accepte une bonne fois pour toutes sa relation aux autres, elle en porte certaines au pinacle et d’autres dans le ravin. Elle ennoblit et dévaste : seule trône au loin la noble bordure bleue.

  1. On peut rassembler, grâce au texte de Schrader, les nombreux mouvements diffus qui font corps avec l’effet sublime et affirmer que toute sublimation implique des opérations du type dépasser, transcender, élever, etc. Mais dans quel élément au juste ? Aurait-elle toujours pour effet de nous rendre plus aérien ?

Kant faisait déjà sentir, dans le domaine de la connaissance, tout ce qui relève de l’a priori – qu’il appelle transcendantal – en montrant ce qui, dans nos jugements, dépasse justement le donné de l’expérience : ainsi, je peux dire que l’eau bout à 100 degrés Celsius, je ne m’écarte pas, ce faisant, de ce que j’ai pu constater par expérience, ou de ce que d’autres ont constaté avant moi ; mais quand je dis, l’eau bout toujours à cette température, j’énonce une loi qui ne peut s’appuyer sur l’expérience puisque par définition l’avenir ne m’est pas donné. J’affirme donc quelque chose (de vrai) qui sort de l’expérience, qui la transcende : à savoir ici, la permanence, et j’en conclue que cette détermination appartient de droit aux conditions subjectives de la pensée[5]. Là où l’eau devient gaz, le sujet qui commande à la nature apparaît. Faut-il entendre de la même manière l’interrogation de Schrader : « D’où vient l’émotion qui nous saisit à la première vue lointaine d’une chaîne montagneuse ? ». Il essaie bien de capter le mouvement que provoque le spectacle dans le sujet lui-même et non dans la nature. Comme si le mouvement produit, entre la perception et l’exclamation verbale, dépassait ce que devrait induire le spectacle d’une montagne dans son objectivité de relief géologique et/ou de milieu humain agro-pastoral, comme si ce qui se réalise aussi en l’homme révèle et relève surtout de l’homme. De loin, donc, la montagne sublimée est un gigantesque miroir, son principal pouvoir est de pousser les hommes à la réflexion.

Pour autant, conclure au caractère subjectif du sublime, dire que le sommet est tout simplement le symbole, à peine la cause, de ce sentiment, serait largement insuffisant dans la mesure où c’est le rapport du sujet à lui-même qui est transformé dans l’expérience. Pour le comprendre, il suffit de réécouter plus à fond la question de Schrader : le problème, pour lui, n’est pas tant la cause de l’émotion ­– il la connaît déjà – ni même de chercher à localiser l’effet – il opère dans la sensibilité humaine – mais de savoir la provenance de l’émotion. D’où vient ce mouvement qui ne vient pas de moi et que la cause de la montagne, aussi majestueuse qu’elle soit, ne commande pas ? De cet événement qui commence – obscurément – dans l’objectivité de la nature, qui passe par le sommet des montagnes pour passer ensuite dans l’humanité du spectateur, rien n’implique pour autant qu’il s’épuise dans la sensation du sujet, que celui-ci en soit le terme et la fin, que l’exclamation « c’est sublime ! » soit l’accomplissement de ses effets.

Les travaux de Merleau-Ponty sur la perception seraient ici bienvenus pour analyser différemment de telles descriptions du sublime. Et notamment, comme dans le cas présent où le géographe Schrader prend le pas sur l’alpiniste, pour montrer que l’on suppose la perception comme s’ouvrant de droit, et en premier lieu, à la réalité objective de la montagne (autrement dit celle que la science topographique définit et isole dans ses expériences et ses raisonnements), rejetant ainsi la dimension esthétique au statut d’événement second, comme si elle ne venait en fait qu’après (aussi bien dans l’histoire que dans son appréhension concrète) en se surajoutant à cette réalité. Qu’il y ait une réalité première de la montagne, c’est là que se glisse, comme nous l’avons brièvement évoqué, le problème du système historique de ses manifestations. L’aspect que perçoit le géographe et qu’il étend, de manière dogmatique, au principe de toute expérience possible de la montagne, est-il le même que celui du berger ou du touriste en excursion ? Il n’y a pas ici à choisir. Il faut seulement savoir cette latitude possible dans la position même du sublime au sein du phénomène de la montagne. Et savoir par conséquent qu’il est possible, sur ce point, de renverser les valeurs et donner à l’expérience esthétique la primauté, et même lui accorder une valeur autonome, bien que peu de femmes et d’hommes, dans la vie quotidienne, en ont une expérience pure, capacité que bien des phénoménologues ne confient qu’aux peintres, poètes et philosophes.

Or Schrader n’est pas de ceux-là justement, lui pour qui la qualité d’artiste ne suffit pas à réaliser, en soi et dans son œuvre, le mouvement de sublimation : « Pour un ou deux qui rencontrent juste à la suite de Rousseau, comme Senancour, comme Ramond dans les Pyrénées ou Saussure dans les Alpes, combien de bavards creux et nuls qui ne font que transporter sur un sujet nouveau la vieille phraséologie classique. […] S’il faut être sublime avec des sentiments qu’on n’éprouve pas, on se bat les flancs pour être sublime à tout prix. Ils n’ont pas compris que, pour approcher vraiment de la nature, il suffit d’être simple, mais qu’il faut l’être, s’oublier, la chercher, ne pas se chercher soi-même sous prétexte de nature. Voir dans la nature un thème à amplification, c’est se condamner d’avance à ne rien comprendre. » (p. 20-22). Devant l’emphase de certains poètes au sujet des montagnes, celui dont l’effort consiste à affronter leur redoutable et douloureuse stature ne peut que dénoncer l’enflure du verbe. Avec l’alpinisme est supprimée la possibilité de réduire la sublimation à une figure de style, un tour verbal. Le sublime, en prenant corps aux sommets des montagnes, à la fois visée et sol, quitte le monde de la rhétorique, de ses effets connus et maîtrisés d’avance. De là, l’ironie de Schrader, entamant sa conférence au jour du 25 novembre 1897 d’un « D’autres peuvent raconter leurs ascensions de 1898 ! » (p. 7), façon de se distinguer de ceux qui savent déjà, sans le savoir vraiment, mais le soupçonnant peut-être, qu’ils raconteront la montagne chaque fois de la même manière et comme tous les autres : il était une fois pour toutes les fois… Pour autant, notre alpiniste n’accorde pas à n’importe quels scientifiques le pouvoir d’accéder à la dimension du sublime mais à l’attitude, à la capacité de certains, de se faire transparents au mouvement qui les traverse : « Qu’étaient-ils donc, ceux-là ? Des poètes ? Pas du tout, mais des savants, des professeurs, sans prétention de poésie, abordant les montagnes instruments à la main ; poètes pourtant, parce qu’ils étaient sincères et émus. » (p. 22). Magnifier la montagne par le verbe devient le fait des mauvais poètes, de ceux qui dissimulent mal leur volonté de s’ennoblir à peu de frais. C’est là un classicisme dépassé, une poésie de cour. Atteindre les sommets au XIXe siècle, du moins pour ce qui concerne les montagnes, n’est plus une affaire de style, ce sont désormais des instruments de mesure que l’on tient dans sa main et, si poésie il y a, elle vient d’abord aux hommes pour qui est donné d’être vrai à eux-mêmes. L’humilité de ceux qui sont aux prises avec les difficultés et les beautés de la montagne a plus de grandeur que l’humiliation feinte de ceux qui s’agenouillent devant toute grandeur. Mettre un genou à terre n’est plus une marque de noblesse. Parvenir aux plus hauts sommets, ne serait-ce que quelques instants, c’est accéder à la véritable souveraineté, pas celle que les hommes exercent entre eux par des lois ou des jugements, comme un prince sur ses sujets, mais celle que la montagne conserve sur eux. Sociologiquement et politiquement parlant, l’expérience du sublime désigne une nouvelle volonté de s’ennoblir.

Ainsi, pris au ras de ses manifestations « verbales », comme opinion ou jugement, le sublime des montagnes ne peut être ni contenu par le sujet (comme si cette réaction verbale était la simple expression des sentiments qui passaient en lui) ni réduit à une manière de parler (comme si le style pouvait se passer d’un ébranlement effectivement ressenti).

Pause

Arrêtons-nous un peu. Et reprenons notre souffle dispersé à tous vents. On sentira peut-être alors la sublimation en marche déjà depuis le pied des montagnes, ses effets s’accomplir dans et par cette vue qui transperce nos invisibles murailles quotidiennes ; on sentira possiblement notre corps, s’ouvrant à plus grand que soi et rétrécissant son horizon étroit déjà, avant de s’écarteler, non de se déployer, au sommet jusqu’aux extrémités du monde.

Mais les quelques repères donnés ici n’éviteront pas de se perdre, n’empêcheront pas que déjà nous nous soyons fourvoyés. L’erreur est un chemin qu’il n’est pas de notre liberté de ne pas emprunter. Tout du moins pour celui qui s’est départi des recherches que mènent les sciences, de ces enquêtes qui délimitent au préalable leur domaine, tracent en pointillés leur trajet, savent d’avance qui interroger et arrêtent dès le départ à quoi devra ressembler leur trouvaille. Car pour un savoir en quête de lui-même, interrogeant sa propre existence bien au-delà même de la possession d’une quelconque vérité, la recherche ne peut être qu’errance. On ne s’arrête pas quand on a atteint ce que l’on cherchait mais quand les forces qui vous accompagnaient jusque-là abandonnent, quand les questions qui vous taraudaient finissent de vous trouer le corps en vous laissant au dehors comme une galerie vide. Rien ne garantit que demain, je prendrais la route dans cette direction, rien ne m’assure que ce sera encore moi qui brûlerais de savoir ce qu’il retourne du sublime. C’est pourquoi de tels repères sont vitaux. Pour que d’autres empruntent et continuent le chemin.

Dans d’autres directions.


[1]. Louis Ramond, seigneur de Carbonnières, est un de ces fascinants exemples d’hommes de science empreints de romantisme qu’offrait la fin du XVIIIe siècle. Il fit beaucoup pour la connaissance géologique du massif pyrénéen et notamment par l’ascension du Mont Perdu (entreprise la première fois en 1797 et enfin réalisée en 1802).

[2]. Ce sont, pour une part, ces mêmes dimensions que nous avions commencé d’inventorier dans nos premières enquêtes incertaines, de leurs formes, de leurs buts et de leurs succès. Ces éléments, qu’aucun pourrait dire cosmiques (si le cosmos ne s’était pas lui-même volatilisé dans l’infinité ouverte de l’univers) mais qui dépassent, de fait, toute dualité entre nature et culture, sont soumis à un inventaire ouvert et non planifié, signe que le cosmos grec, fait d’eau, d’air, de feu et de terre, a bien éclaté en dimensions au nombre indéfini et qui sont autant de points d’interrogation, autant de labyrinthes, fichés et creusés dans la texture même de notre existence. La lune, la forêt, la vitesse ou la guerre ne sont pas des thèmes ou des sujets de discussion, des matières à briller ou à réfléchir, mais le chiffre des puissances qui nous sont données et volées, imposées et soumises ; l’espace dans lequel notre quête s’effectue et s’épuise, milieu où la connaissance et l’art sont requis et appelés, non à dissoudre leurs formes et prérogatives respectives, mais à conjuguer leurs forces. Assez en tout cas, pour que l’aventure de savoir se poursuive.

[3]. C’est, me semble-t-il, une des voies de l’excitante et prodigieuse recherche du philosophe allemand Peter Sloterdijk dans ses trois volumes de Sphères.

[4]. Claude Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Plon, 1993.

[5]. Il faudrait encore savoir pourquoi le dehors, tout ce qui sort de l’expérience que nous avons du monde paraît forcément au principe, à la source, de ce qui nous est donné, comme si le dehors était nécessairement supérieur. Ce n’est pas la même chose d’émettre une proposition qui sort de l’expérience, et qui est, pour cette raison-là, supérieure (dans la mesure où elle s’extraie des conditions étroites de l’expérience subjective) et de dire que cet énoncé, pour la même raison, révèle ou pointe, une dimension supérieure à l’expérience. Passé le col qui dominait depuis l’enfance la vallée où je suis né, je puis bien exulter, me sentir plus fort, et savoir le monde plus grand, ne s’ouvre néanmoins devant moi rien d’autre qu’une nouvelle marche et d’autres cols, détroits, forêts, déserts à traverser. D’indéfinis dehors comme autant de lieux, et non d’objets, d’expérience. L’expérience est une traversée vers, du et dans le dehors.