Enfantillages et infantilismes

Pour qui questionnerait, en lui mais aussi bien chez les autres, ce qu’il en est aujourd’hui de l’état de minorité et du sens de l’émancipation, l’expérience de l’enfance paraîtrait sans doute comme l’une des plus importantes. Or cette expérience, en raison d’un ensemble confus d’événements, nous est à la fois offerte et retirée. Offerte puisque nous qui parlons maintenant, et par le biais même de ce langage candide, témoignons que nous avons été enfants, autrement dit que nous avons fait l’expérience de ne-pas-pouvoir-parler. Retirée, car le langage spontané dont nous pourrions user pour la faire revenir et la communiquer – la partager aux autres ou la garder pour soi – ne pourrait, même venant tout droit de cette enfance, en fournir une fidèle vérité, du moins d’ordre essentiel.

Aux pratiques juridico-politiques qui ont longtemps, depuis Rome, réglé l’existence des enfants ; aux velléités pédagogiques qui se sont répandues et relayées depuis la Renaissance, se sont en effet adjointes, à partir du XIXe siècle, de nombreuses tentatives de normalisation d’ordre médical. Depuis lors, c’est un positivisme forcené qui s’est acharné à nous montrer et nous démontrer que la science médico-psychologique de l’enfance détenait en permanence le dernier mot sur le sens et la réalité de cette expérience. Le savoir médico-psychologique, désormais, et au premier chef sans doute la psychanalyse, passe pour être le point absolu par lequel chacun doit transiter pour atteindre, sur l’enfance en général mais aussi bien sur la sienne, à la moindre vérité. C’est pour limiter et cerner cette redoutable prétention qu’il est urgent de montrer quels rapports complexes de subordination, d’interférence et d’opposition ont agité ces trois instances entre lesquelles chemine encore aujourd’hui, et bien avant notre naissance, notre existence d’enfant.

C’est en suivant les différents points de glissements, de disjonction, ou de communication qui rythment l’histoire de cette dernière instance – la dimension normative de la psychologie de l’enfant –, que nous chercherons à jeter quelques lumières sur cette expérience. Et nous croyons que les phénomènes de l’Infantilisme et de l’Enfantillage, c’est-à-dire l’ensemble des conduites perçues ainsi et les discours qui les désignent à notre regard, sont de ces points d’entrebâillement par lesquels il est possible de passer outre les vérités modernes, sérieuses, appuyées, au sujet de l’enfance. Peut-être un jour ou l’autre de ces phénomènes sera-t-il élevé à la hauteur d’un monument majeur de notre culture, devenant ainsi l’une des marques infaillibles par lesquelles caractériser notre époque. Peut-être… Pour l’heure, c’est au ras de ces petites pratiques insignifiantes par lesquelles nous accédons et reconnaissons « l’enfant » dans celui ou celle qui ne l’est plus que nous porterons nos yeux pour éclairer cette expérience.

Je souhaiterais donc ici, pour commencer, constituer une anthologie de textes capturant chacun de ces événements, infantilismes et enfantillages. Tous ceux qui voudront garnir cette nouvelle webliothèque, cette babillothèque d’écrits, seront les plus que bienvenus.

Je poursuis ma lecture de Freud avec autant d’appétit que d’agacement. Impression de visiter une capitale des antipodes sous la conduite d’un fonctionnaire de l’administration coloniale. Juché sur l’éléphant de son rationalisme, il synthétise calmement le dédale où je voudrais me perdre, il le ramène aux dimensions d’un intérieur bourgeois : le séjour, la chambre des enfants, la chambre des parents, les cabinets, la placard noir. Ses méthodes me sont parfois à la limite du supportable, son côté détective à la manque, ou plutôt cruciverbiste, car il ne résout souvent que les énigmes qu’il a lui-même conçues (de celles que produisent les gazettes pour les esprits vacants, les ennuyés de tout). Il ratiocine à travers bois. Dans sa mallette : une provision de mamelles et de moustaches adhésives. Hop, hop, hop, il en colle sur tout ce qui bouge, sur ce qui ne bouge pas, il en colle à tour de bras, sur la face des singes, sur les silos à grain, sur les troncs d’arbres, sur les vaches, les fétiches, les rampes d’escaliers, papa, maman, papa, maman, maman.

David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval, 2016

Nous ne pouvons pas savoir quand nous avons cessé de nous sentir proches de nos parents et à partir de quel moment ils ont commencé à nous paraître étrangers, sans doute cette distance s’est-elle établie depuis des années, mais nous étions trop faibles et trop lâches pour nous en rendre compte. Pendant les années de notre enfance, nous sommes attachés à nos parents par des liens affectifs et amoureux, puis un jour nous ne ressentons plus cet attachement sentimental, nous ne comprenons plus rien à nos parents et notre enfance nous paraît incompréhensible. Franchir la distance qui nous sépare de notre enfance est impossible, cette séparation, quand elle est établie, nous semble définitive et irréversible et nous n’avons plus l’espoir de la surmonter. Nous nous souvenons que nous avons été un enfant et quand nous nous rappelons l’enfant que nous avons été, nous ne comprenons plus rien à cet enfant devenu un petit étranger, nous ressentons du détachement à l’égard de cet enfant que nous renvoyons mentalement à sa solitude, et c’est alors que nous assistons à l’extinction de notre enfance.

Sébastien Brebel, Villa Bunker, 2009

Je ne puis imaginer une femme qui ne soit plus âgée que moi. Le féminin est la mère du masculin.

La tendresse & l’affection de la femme, son regard doux et clairvoyant, ses instincts plus subtils exercent une influence sur l’homme dont il ne se sevre jamais. De sorte que, de ce point de vue, le cordon ombilical n’est jamais coupé même lorsqu’on sort des jupons de sa mère. En un certain sens, la nature prophétique de la femme continue de couver le masculin. La sagesse de l’homme comparée à l’instinct fertile de la femme (son affection) est comme l’éclair qui sort de la poitrine du nuage, sauf qu’à la fin l’homme devient femme & la femme homme. 

Le masculin continue de puiser de la nourriture à la poitrine du féminin. Je suis plus jeune que tout ce que je puis lui associer. Le plus jeune des enfants est davantage mon contemporain.

Henry David Thoreau, Journal, janvier 1850

 

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