On s’interroge souvent sur les origines du capitalisme. Et on s’étonne de voir combien il peut être perçu à la fois comme très ancien (n’en trouve-t-on pas des formes en Chine, dans le monde Grec, etc.) et à la fois extrêmement récent à l’échelle de l’histoire de l’humanité. C’est que l’on confond souvent une certaine forme d’acquisition de richesses, permise par exemple par des institutions comme la Bourse ou des techniques comme les lettres de change (pratique qui n’est pas pour autant nécessairement liée à l’argent tant qu’elle trouve un moyen de s’imposer vis-à-vis de toute autre fin) et les systèmes économiques au sein desquelles cette pratique s’est subordonnée certains secteurs de production, de consommation, de circulation, de répartition, etc. Il ne faut jamais oublier que dans une société donnée à un moment donné, l’ensemble des interactions économiques, même transitant par l’argent, ne sont pas forcément, ni intégralement, dominées par le capitalisme. Ce qui m’amène à formuler une pensée toute simple à propos du régime de consommation dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui et que certains sociologues, en mal de mots, appelle Hyper-consommation. De la même manière que le capitalisme s’est étendu dans les sociétés européennes en s’emparant d’abord de certaines formes de commerce de loin (comme celui des épices, des esclaves, des fourrures, du sucre, du blé, etc.), puis de certaines productions (comme celle de l’énergie, des matériaux comme l’acier ou la laine), ne pourrait-on pas dire qu’il s’est aussi étendu, mais plus lentement, du moins sur un autre rythme, aux pratiques de consommation ? La vitrine derrière laquelle scintille un amoncellement d’objets, moins image du luxe que de la profusion, de l’abondance, cette vitrine dont parlait Marx ou Benjamin dans ses flâneries parisiennes, est-elle un dispositif capitaliste ? Est-elle ce premier écran, cette première image de la marchandise dans laquelle le potentiel acheteur peut se refléter et déjà, au moins par les yeux, commencer à la consommer ? La technique fordiste consistant à diminuer les coûts de production de certains biens de façon à ce que les producteurs eux-mêmes puissent en être les premiers consommateurs (sorte de circuit vertueux, d’échange endo-productif, de l’automobile ou du réfrigérateur, de tous ces biens d’équipement de la maison) est sans doute de nature capitaliste dans la mesure où production et consommation s’ajustent dans un même système. Et les techniques de vente (catalogues, représentants, publicités) aussi étaient, selon toute apparence, de nature capitaliste. Et si le régime de consommation que nous connaissons aujourd’hui, depuis les années 40 aux États-Unis, plus tard en Europe, outre qu’il est lié à une forme de production qui n’équipe plus seulement les ménages, ni l’industrie, mais le consommateur lui-même dans une individualité qu’il redéfinit ; si cette consommation n’avait pas tout simplement franchi un cap en devenant intégralement capitaliste et ne plus rien devoir aux anciennes pratiques artisanales des petits commerçants (la petite vitrine reprise ensuite à grands frais par les grands magasins) ou aux préoccupations encore très utilitaires des décennies précédentes – cette utilité que les acheteurs supposaient par exemple à un aspirateur électrique (pour passer un coup de balai chez eux), à un disque gravé (pour entendre de la musique) et que la science économique formalisait au même moment dans son langage mathématique. Sans imaginer que la pratique du détaillant ou que la consommation utile (pensez à la marque !), sans parler de la plus ancienne, la consommation ostentatoire à but de prestige, aient disparu, on peut se demander si ce qu’on appelle l’hyper-consommation ou société de consommation n’est pas l’intégration dans un nouveau système, mais cette fois à dominante capitaliste, de la consommation elle-même. Alors, est-ce que depuis des années, sans le savoir, alors que nous fustigeons le développement de la publicité, la propagation des marques et l’explosion des nouveaux produits, on n’aurait pas confondu les formes de commerce et les pratiques de consommation ? Que c’est désormais notre rapport au produit (et bien sûr en lien avec toutes les techniques grâce auxquelles il arrive dans nos mains) qui s’est radicalement modifié ? En écoutant de la musique en streaming ou en portant un équipement de jogging spécifiquement dédié à la course, ne serions-nous pas devenus des consommateurs capitalistes ? Et qu’est-ce que cela pourrait signifier de savoir ça, pour aujourd’hui et pour demain ?
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Se serrer la ceinture
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Toute politique économique, toute forme d’économie depuis maintenant quatre siècles, suppose que soit donné quelque part un état de rareté. L’abondance nuit à l’esprit d’économie. Il y a toujours trop d’eau, trop de place, trop d’hommes. Au besoin, il faudra créer cette rareté. Tuer, expulser, polluer. Les catastrophes et les massacres sont des bienfaits économiques qui ne dépendent d’aucun calcul et d’aucun cynisme. Notre univers politique est tout simplement ouvert à ce genre de trafics : on négocie aujourd’hui, publiquement dans le monde, le droit de polluer.
Depuis que l’on nous a annoncé que nous vivions dans une nouvelle ère, celle de la mondialisation, les diagnostics, les interprétations sur le sens de cet événement varient. Certains y voit le déploiement d’une énorme richesse, et pas seulement évaluée en biens commerciaux (ce qui peut aussi bien nous offrir de nouvelles possibilités de vie qu’aiguiser les appétits de puissance des États), d’autres y trouvent la garantie de leurs discours de serrement de ceinture, de compétition acharnée, de charges trop lourdes pesant sur les chefs d’entreprise. L’occasion de faire admettre l’existence d’un nouvel état de rareté. « Nous sommes décidés à mourir de faim avant de commencer à avoir faim », disait Thoreau, et pour beaucoup cela veut simplement dire : Maintenant, fini de rire, vous avez connu le bonheur et l’aisance, il vous faut vivre absolument dans le besoin à présent !
En fait, la situation actuelle de l’État français, la politique d’austérité que nous vivons n’est pas tant la forme d’acceptation ou même d’accréditation résignée de cette rareté que sa réalisation progressive : une dénégation, un mépris, un renoncement forcené à toute forme de richesse ou de force publique qui n’est pas industrielle, militaire ou monétaire. Je pense à la santé, à l’éducation, au temps libre. Au travail non contraint. Nous voilà relancés dans une politique d’appauvrissement continu, calculé, ménagé, de la population. N’oublions jamais que les derniers télégrammes d’Hitler appelaient à détruire le peuple allemand.
Coup de filet
Dans un de ses derniers articles publiés mais un de ses premiers écrits, Michel Foucault signalait quels types d’espaces pouvaient être capables de définir et distinguer certaines périodes de l’histoire (l’époque au même titre que l’état, le stade, l’étape, la stase étant plutôt des formes de suspension ou d’arrêt du temps). Le plus récent et le plus déterminant de ces espaces était, à ses yeux, celui du réseau.