Se serrer la ceinture

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Toute politique économique, toute forme d’économie depuis maintenant quatre siècles, suppose que soit donné quelque part un état de rareté. L’abondance nuit à l’esprit d’économie. Il y a toujours trop d’eau, trop de place, trop d’hommes. Au besoin, il faudra créer cette rareté. Tuer, expulser, polluer. Les catastrophes et les massacres sont des bienfaits économiques qui ne dépendent d’aucun calcul et d’aucun cynisme. Notre univers politique est tout simplement ouvert à ce genre de trafics : on négocie aujourd’hui, publiquement dans le monde, le droit de polluer.

Depuis que l’on nous a annoncé que nous vivions dans une nouvelle ère, celle de la mondialisation, les diagnostics, les interprétations sur le sens de cet événement varient. Certains y voit le déploiement d’une énorme richesse, et pas seulement évaluée en biens commerciaux (ce qui peut aussi bien nous offrir de nouvelles possibilités de vie qu’aiguiser les appétits de puissance des États), d’autres y trouvent la garantie de leurs discours de serrement de ceinture, de compétition acharnée, de charges trop lourdes pesant sur les chefs d’entreprise. L’occasion de faire admettre l’existence d’un nouvel état de rareté. « Nous sommes décidés à mourir de faim avant de commencer à avoir faim », disait Thoreau, et pour beaucoup cela veut simplement dire : Maintenant, fini de rire, vous avez connu le bonheur et l’aisance, il vous faut vivre absolument dans le besoin à présent !

En fait, la situation actuelle de l’État français, la politique d’austérité que nous vivons n’est pas tant la forme d’acceptation ou même d’accréditation résignée de cette rareté que sa réalisation progressive : une dénégation, un mépris, un renoncement forcené à toute forme de richesse ou de force publique qui n’est pas industrielle, militaire ou monétaire. Je pense à la santé, à l’éducation, au temps libre. Au travail non contraint. Nous voilà relancés dans une politique d’appauvrissement continu, calculé, ménagé, de la population. N’oublions jamais que les derniers télégrammes d’Hitler appelaient à détruire le peuple allemand.

La dramatisation mondiale télévisuelle

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L’ère du paupérisme #2

cerro-cora-slum-rio-de-janeiro©adriano_ferreiraTous ceux qui s’inquiètent, actuellement, des problèmes d’économie passionnelle des masses, à l’heure de la dramatisation mondiale télévisuelle, savent sans doute que ces questions se posaient, bien sûr d’une autre façon, au XIXe siècle, au moindre des citoyens qui croisait dans sa rue, sous ses yeux, le spectacle de la misère. Sans doute, y a-t-il un bouleversant changement d’échelle dans le passage de cette scène de mendicité urbaine aux images de camps de réfugiés ou de catastrophes toujours trop naturelles survenant aux quatre coins du monde, mais de la philanthropie des Lumières à l’humanitaire contemporain, nos sentiments d’humanité n’ont pas, me semble-t-il, changé complètement de régime, disons, politico-moral. Nous interrogeons toujours ce qui du malheur à la douleur fait lien entre les hommes : pitié, compassion, solidarité, empathie, autant que ce qui y fait droit : assistance, bienveillance, providence ou assurance. Continue ainsi, toujours je le pense, l’exploration de ce qui, d’homme à homme, oblige à répondre à la souffrance ; ce qui dans ces situations d’accablante misère met à l’épreuve l’incertaine réalité de notre récente humanité – rappelons-nous que pour les hommes d’Occident et pendant bien des temps, l’humanité fut d’abord un privilège, une dignité, avant d’être un droit ou une essence. Tous les hommes que les Européens rencontraient étaient loin de « bénéficier » d’une aussi grande distinction.

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Peuples sauvages

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Interseccion (Poliptico) Federico Silva by Lucy NietoCombien Il est difficile de savoir ce qu’apercevaient exactement les européens quand ils parlaient de sauvagerie à propos des hommes qu’ils rencontraient aux Amériques. Le monde occidental comprenait déjà plusieurs lieux sauvages : la silva romaine désignait à l’origine les bois à proximité des cités, d’où étaient issus les premiers peuplements de la ville ; mais des forêts la sauvagerie s’était progressivement étendue aux montagnes, aux déserts, autrement dit vers des espaces qui n’avaient plus rien d’essentiellement sylvestre. Ce même espace, au cours du long déplacement qui le fit basculer du monde méditerranéen au monde européen, c’est-à-dire vers la chrétienté occidentale, fut également peuplé d’êtres les plus divers : arbres de multiples essences aux architectures les plus variées, bêtes féroces, sanguinaires et légendaires, monstres, démons et divinités mineures, et, parmi les hommes, tout un menu peuple d’ermites, de chasseurs, de paysans et autres chevaliers, fols, magiciens ou géants, chacun étant bien entendu sauvages, d’une façon ou d’une autre. Mais ce n’est pourtant qu’aux xve et xvie siècles, et de manière irréversible avec la rencontre de l’Amérique, que des Sauvages apparurent, c’est-à-dire que des hommes furent nommés et reconnus selon cette singularité plurielle. Les hommes sauvages n’étaient plus ces figures plus ou moins légendaires, isolées et repliées au fond de lieux inaccessibles et hostiles, ils formaient désormais une imposante et foisonnante population.

Il était rare parmi les voyageurs de justifier le nom que l’on donnait aux hommes que d’aventure on rencontrait. Jacques Cartier, lors de son premier voyage au Canada (1534), en donne pourtant l’exemple : « il nous vint un grand nombre de sauvages, qui étaient venus dans cette rivière pour pêcher des maquereaux, dont il y a grande abondance. Et il y avait, tant hommes et femmes qu’enfants, plus de deux cents personnes, qui avaient environ quarante barques, et qui, après que nous nous fûmes un peu familiarisés à terre avec eux, venaient franchement avec leurs barques à bord de nos navires. Nous leur donnâmes des couteaux, de la verroterie, des peignes, et autres objets de peu de valeur ; ce pour quoi ils faisaient plusieurs signes de joie, levant les mains au ciel, en chantant et dansant dans leurs barques. Ces gens-là se peuvent appeler sauvages, car ce sont les plus pauvres gens qui puissent être au monde ; car tous ensembles ils n’avaient pas la valeur de cinq sous, leurs barques et leurs filets de pêche exceptés. Ils sont tous nus, sauf une petite peau, dont ils couvrent leur nature, et quelques vieilles peaux de bêtes qu’ils jettent sur eux en travers. Ils ne sont point de la nature, ni de la langue des premiers que nous avons trouvés. » (Jacques Cartier. Voyages au Canada, avec les relations des voyages en Amérique de Gonneville, Verrazano et Roberval, La Découverte, 1981. p.144-145). On ne le croira peut-être pas mais c’est la figure de l’ermite que Cartier reconnaît dans l’aspect de ces hommes et de ces femmes dépourvus de vêtements. Figure démultipliée et métamorphosée.

D’abord, bien sûr, au vu du nombre d’individus qui viennent à leur rencontre et qui effacent d’autant le visage solitaire de l’ermite ; ensuite, devant l’intensité de leur pauvreté que leur nombre, qui devait être le signe de leur aisance, amplifie et marque d’autant sur chacun de leurs corps. C’est donc ainsi dans le dénuement qu’il fut possible de voir chez ces gens de la sauvagerie. C’est selon cette dimension, en y plongeant sa perception, qu’il put à la fois voir ce qu’il avait déjà vu : des hommes quasi-nus, vivant de peu de choses, c’est-à-dire une figure d’ermite, de saint parti au désert ; et voir ce qu’il n’avait jamais vu jusque-là, même sur cette terre nouvelle, des êtres humains d’une pauvreté extrême. L’incroyable et l’immémorial. La solitude du sauvage n’était plus l’une des voies royales pour se dépouiller du monde, pour s’en retirer – quitte à retrouver la compagnie des bêtes comme on peut le voir dans de nombreux récits ou tableaux de saints partis en forêt –, un dénuement plus essentiel encore était possible au milieu des hommes assemblés. L’esseulement n’était donc plus la condition première du dénuement qui conduirait à la sainteté, à l’acquisition d’une vertu supérieure. L’expérience de la sauvagerie tournait maintenant, et en premier lieu, autour du dénuement, avec comme signe majeur, la nudité.

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Si les Européens peuplèrent le Nouveau Monde de ces barbares que décidément ils ne pouvaient quitter des yeux, ils remplirent également ces mêmes terres d’une sauvagerie inconnue jusque-là. Aux Amériques, à l’instar du Barbare, l’homme sauvage fut visé lui aussi sous le signe du substantif. Aux côtés des Barbares et bientôt des Civilisés, les Sauvages entrèrent à leur tour dans l’histoire des peuples telle que se la raconte depuis bientôt six siècles l’Occident.