Au tout début de la Renaissance, l’Enquête, procédure déjà valorisée et perfectionnée par les Grecs, redevint une des techniques majeures, pour les occidentaux, dans la poursuite de leur élan de vérité. Que le vrai devienne l’objet d’une inquisition supposa néanmoins un certain nombre de transformations, autant pour celui qui voulait cette vérité que pour ce qu’il y avait alors à connaître. En voici la fictive naissance.
L’enquête fut à nouveau possible quand ces hommes acceptèrent de ne plus posséder la vérité : ni en eux-mêmes, ni couchée dans les livres saints, ni vivante dans la parole des sages, qu’ils soient récents ou anciens. Il fut désormais impossible à la vérité de résider, de s’abriter, dans un lieu fixe et serein, reconnaissable ou caché. Nulle encyclopédie, nulle somme, nulle bibliothèque, nulle académie ne pouvaient plus la contenir. La vérité dut sortir de son repos et demeurer au dehors ou rien ne pouvait plus la lier. Ni un rang, ni un site, ni une situation. La vérité se mit à fuir par le monde, n’étant plus le trésor assigné de quelqu’un.
Les hommes qui acceptèrent de suivre ainsi le mouvement de la vérité ne purent se débarrasser aussi facilement de ce qu’ils savaient tout au fond d’eux-mêmes. Ils cherchaient encore de la profondeur dans la vérité, à la fois lieu et qualité, et se reconnaissaient à leur ignorance maladroite, leur façon pénible de douter des choses les plus évidentes. Les moins énergiques ne doutaient que pour mieux fonder la connaissance, redonner à la vérité une assise stable d’où elle pourrait à nouveau soutenir le monde. Les plus indécis mirent au compte de la faiblesse humaine cette difficulté à trouver des repères stables dans la connaissance. Les plus forcenés s’abreuvaient de questions, et plus celles qui les assaillaient étaient étranges, proches de la bêtise ou du délire, plus ils sentaient confusément que leurs proches, parents, voisins, amis ne pourraient y répondre. Le précieux savoir qu’ils convoitaient ne pouvait résider parmi la communauté de leurs semblables. Le vrai n’était plus le sol sur lequel s’appuyer, ni le chemin qui vous ramène perpétuellement chez vous, ni la présence familière : il était d’ailleurs.
Certains hommes et femmes se firent donc marcheurs, vagabonds, explorateurs ou pèlerins : tous partirent au loin. Si l’approche de la vérité impliquait désormais de se porter au plus loin de soi, de se mettre en quête, de mener ce qu’on appelle encore aujourd’hui une recherche, son prix dépendait également du voyage entrepris. Sur les chemins ou les étapes, il arrêtèrent de mesurer la valeur du vrai à sa rigueur, son évidence ou son auteur ; son étrangeté, sa cruauté et les détours qui étaient nécessaires pour la trouver s’y étaient substituées.
Le long de leur périple, chacun demanda aux autres, moins ce qu’ils pensaient que ce qu’ils pouvaient bien avoir vu ou entendu. Car, la vérité qu’ils cherchaient ne pouvait être de l’ordre du mystère ou du complexe, elle devait être du même grain que la question qui l’appelait. Toute bête. Aussi, cherchaient-il les réponses au niveau le plus évident, presque immédiatement sensible, accessible aux perceptions les plus naïves, les moins instruites. Il s’agissait moins de démontrer que la vérité ne pouvait être que d’ordre sensible mais plutôt de chercher, en s’informant de la passivité des hommes, ce qui pouvait les affecter, les toucher, les traverser et s’accomplir ainsi en eux : qu’est-ce qui arrive, qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se réfugie ou aboutit, sans qu’ils le veuillent, chez les hommes ? L’enquêteur s’intéressa donc aux rumeurs, aux légendes, aux paroles qui répètent, anticipent et jalonnent la venue des êtres et des choses telle que l’éprouvent les hommes. Il ne cherchait pas seulement à éviter ceux qui, par une instruction trop poussée ou un art de la parole consommé, pourraient déformer les faits ; ils se méfiaient de ceux qui faisant profession de détenir la vérité. Aussi l’homme en quête de vérité préféra-t-il s’adresser à ceux qui parlaient sans savoir, à ceux qui n’avaient pas le droit de penser, qui n’étaient que bouches, yeux et oreilles. L’enquêteur, dans sa figure la plus radicale, choisit ses fréquentations au niveau le plus bas du cours des valeurs.
Il y eut un jour où cet errant infatigable nomma le type de vérité qu’il désirait : le fait. Au contraire de l’essence – pure et simple –, de la cause – antécédente et calculable –, le fait est de l’ordre de l’accompli, du perçu, et ce par plusieurs hommes. Plusieurs car aucun ne peut prétendre posséder la vérité en son entier. Aussi, le détenteur de faits ne peut-il être prophète ou sage mais seulement témoin d’une évidence grise et usée, la même insignifiance qu’un jour un autre voyageur finira par transformer en factotum de vérité. Il sera ainsi parvenu à contourner la ruse et les mensonges des hommes, n’écoutant dans leur parole que la fidélité absolue à ces plates vérités sur lesquels ils se couchent ou s’assoient sans y prendre vraiment garde. Chaque homme obtint ainsi une part de vérité ; sans pour autant en profiter, en mésuser. La détenant sans s’en rendre compte, presque sans le savoir, ne le réalisant qu’à la lumière d’un œil extérieur et avisé ou en étant interrogé, l’homme empirique, appelons-le comme cela, l’homme pour qui ce qu’il sait n’a que peu de valeur hors de lui – son expérience –, cet homme pour qui rien n’est jamais complètement fait, accompli, jusqu’à la mort, n’avait plus devant lui qu’aventure, quête ou voyage si d’autres vérités que les siennes, lui aussi, il voulait.
L’enquête sapait ainsi l’autorité que certains se donnaient en affirmant détenir seuls la vérité. Après elle, ne sera plus légitime d’aller demander au même oracle de répondre à toutes les questions, que ce soit sur la nature du bonheur ou sur les causes de la foudre. Chacun pouvait y prétendre même si chacun n’en possédait qu’une part limitée et inégale. Les faits n’existeront alors que dispersés selon une géographie et une sociologie à chaque fois différente, suivant les questions de l’enquêteur. Ici des bergers pourront répondre aux questions, là des magistrats seront plus indiqués. Certains hommes, n’ayant rien vu mais entendu dire ne donneront que des pistes de recherche, d’autres vous accorderont à haut prix une part de leur maigre savoir. L’enquêteur fut donc un collecteur ou un collectionneur. Les faits exacts ne devenaient vérité qu’au moment où ils étaient rassemblés sur un unique socle.
Si l’enquête est née comme recherche de vérité, longtemps, elle ne fut pas exclusivement affaire de science. Les évêques visitant les paroisses, les collecteurs d’impôts écumant les villages, les juges torturant les accusés, l’utilisaient, donnant ainsi un rôle à la vérité dans l’obtention du salut, dans l’établissement des richesses et dans l’administration de la justice. Visites, questions, témoignages et faits formaient un système qui donnait à l’enquête sa rigueur et sa particularité. Les règles d’enquête judiciaires furent tout aussi réglées et rigoureuses que les codifications qui ont porté à l’existence les grandes sciences empiriques du XVIIe siècle.
Mais en s’intégrant aux sciences, l’enquêteur dut progressivement accepter de nouvelles contraintes. Sa vie de voyageur devint douteuse, on l’accusa de vagabond. Les colons-ethnographes, les explorateurs-géographes, les marins-naturalistes furent jetés de la communauté scientifique. Dorénavant, les départs devaient se préparer durant de longs séjours dans les bibliothèques et les musées, monuments nouveaux du savoir collecté. L’aventure comme chemin des découvertes scientifiques fut annexée à la littérature ou à l’histoire des sciences. Avant de partir était nécessaire de s’assurer de la réussite de la course. Il fallait déterminer d’avance quelles voies emprunter, déterminer le lieu où les faits s’offriraient à profusion ou fabriquer de lourdes machines pour en extraire quelques fragments. Le pur savant naquit. La découverte ne devait plus dépendre du hasard, de la ruse et de l’acharnement, elle devait avoir sa méthode et ses chances calculables. La recherche devient méthodique, calibrée et intensive. Le XIXe siècle vit l’empirisme des premiers enquêteurs condamnés par la nouvelle science. L’enquête, comme pratique majeure des sciences empiriques, se dépouilla de tout empirisme dans sa conduite, le chercheur devait savoir à l’avance, avant tout voyage ce qu’il devait découvrir, comment le reconnaître et comment le trouver.
Les premiers enquêteurs devinrent alors les hommes des quêtes infinies, des hommes perdus au creux des labyrinthes, absorbés dans la nuit de leur ignorance. Leur science devient une fable et leur labeur un jeu d’amateur.
Ils refont pourtant surface, ces veilleurs armés de leurs seules questions et d’une lanterne jaunie à peine suffisante pour éclairer leur chemin. Mais pourquoi remontent-ils en nous faisant part de leurs recherches, pourquoi portent-ils au regard de leurs égaux le savoir qui fuit déjà de leurs poches ?
Nous ne faisons pas de vulgarisation, il faudrait pour cela produire ou détenir un savoir non accessible au plus grand nombre. Or voilà notre plus grand effort, ne pas descendre le long de la hiérarchie du savoir – celle que suppose et consacre l’enseignement – pour apporter une lumière falote sur des objets que les apprentis feignent de regarder ; notre plus grand effort, remonter vers la source de lumière, et montrer qu’au lieu des grandes et innombrables marches que l’on nous promet (d’où l’on nous menace), il n’y a qu’une large plaine certes surplombée de pics et ravinée de failles mais finalement assez rase, trouvée de sources encore vives et claires. La terre n’est pas vierge, pas de découverte. Mais nous ne sommes pas là pour s’implanter, entre les disciplines et leurs domaines, nos ne faisons que passer et capter ce que nous pouvons, emportons l’une dans l’autre dressant des passages, des chemins entre les territoires. Pas d’originalité, ces chemins, nous les réveillons, nous empruntons des voies mille fois empruntées. Nous apprenons à marcher entre et au-dessus des barrières disciplinaires.
Nous transportons les savoirs dans des lieux où ils n’iraient pas. Pas besoin pour cela de polir le langage, de le rendre aussi simple que possible pour qu’il puisse éclairer les idées qu’il contient. Car pour nos yeux usés de chercher, nos mains fatiguées d’écrire, le langage ne dissimule plus rien, il véhicule.
Ni peuple, ni clarté, pour nous qui veillons sur les chemins du savoir, garder les yeux ouverts est déjà beaucoup, alors un peu de lumière.
Ce temps de l’oubli fut peut-être aussi l’âge des rencontres merveilleuses, avec la science-fiction, dernière terre d’accueil de ces chercheurs non-savants. Et paradoxalement, si ces hommes ont été bannis de la science, c’est bien elle qui est devenue le nouvel espace de leurs pérégrinations comme en témoignent les voyages au sein des espaces intersidéraux, des replis invisibles du corps humain, des mondes oubliés qui remplissent les œuvres de science-fiction. L’encyclopédie des sciences, solennelle et réservée, est à présent le nouveau labyrinthe de la recherche fabuleuse. Les anciens explorateurs, tournant en dérision la mine sérieuse du savant, préoccupé par ses crédits et soucieux de résultats rapides, ont fait de son savoir un nouveau terrain d’aventure, une bibliothèque fantastique.
Je vous propose donc de feuilleter un nouveau rayon de cette bibliothèque fantastique. Non pas tant pour les lire comme de la littérature de divertissement mais plutôt pour y voir une configuration singulière de notre culture. La science-fiction n’est pas simplement un genre littéraire où des contenus scientifiques sont utilisés comme matière d’un récit, elle constitue le point précis où la science communique avec toutes les autres strates culturelles qui lui sont extérieures : Art, Morale, Politique… En ce sens, la science-fiction fait partie de la science elle-même, elle y a sa place au même titre que la Mécanique Quantique ou la Théorie de l’Évolution, bien qu’elle n’y joue pas la même fonction.