Les désordres du temps

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On repère l’ordre le plus simple qui soit du temps par les mouvements qu’il recèle : le présent passe, le passé va, l’avenir vient. Il suffit de s’asseoir à une terrasse de café, d’observer les gens qui déboulent du coin de la rue et qui disparaissent à l’autre bout pour s’en assurer. Le temps nous est donné en pleine lumière dans les trajets des passants. L’espace donne lieu et figure aux trois dimensions du temps.

Mais que se passerait-il si ces correspondances, si cet espace-temps qui nous est si familier, commençait à se défaire, à se disloquer ? Je ne parle pas d’imaginer que le présent ne passe pas, nous en faisons si souvent l’expérience par l’ennui qu’il serait fastidieux d’en parler. Je ne pense pas plus au passé qui ne s’enfuit pas : les traumatismes, les fantômes ou les ruines sont là pour nous rappeler son insistance. Quand à l’avenir qui ne vient pas, l’impatience ou le désespoir de la Révolution et sans doute celui de la transition écologique, en ont donné et en donneront encore de nombreux exemples. Non, je parle plutôt de ces lieux, l’avenue, la passe, l’allée, dès lors qu’ils ne font plus signe vers leurs temps habituels. Des avenirs qui passent, des passés qui viennent, des présents qui vont, on sent que cela fait vibrer quelques cordes de nos plus sourdes expériences. Les possibilités qui se sont ouvertes à l’horizon dont nous n’avons rien fait, les souvenirs qui remontent soudain et nous plongent dans la honte, les mains qui se sont tendues et que nous avons serrées mais que l’on a jamais revues… Mais il ne s’agit là que d’un jeu de permutation. Quels seraient les verbes capables de signifier un véritable désordre du temps ? Quels seraient les lieux capables de renouveler la configuration de nos situations les plus ordinaires ? Faut-il en appeler aux aberrations du surréel pour en approcher l’existence ? Que serait la vie d’un présent qui coince, un passé qui frappe, un avenir qui ouvre ? Celle d’un avenir qui prie, un passé qui travaille, un présent qui lutte ? D’un passé qui voit, d’un avenir qui entend, d’un présent qui parle ?

N’y a-t-il, d’évidence, que la poésie qui puisse nous répondre ? Et si l’action politique avait à en dire aussi quelque chose ?

 

Out Pictoura Poezis

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La célèbre formule d’Horace est soudain renversée à la Renaissance. La Peinture se voit non seulement haussée au niveau de la poésie – d’où le fait que la Poétique, ou système des arts, se nomme dorénavant Poétique et non pas Esthétique – mais également mise en communication avec la poésie par un système d’analogies, autorisant tout à la fois différence et hiérarchie. De La poésie est comme la peinture qui dénote une ressemblance occasionnelle dans les traités de poétique de l’Antiquité, on passe à une analogie dans laquelle la peinture affirme sa primauté. Ce n’est plus une communauté des arts mais la substitution d’un art à l’autre dans la position de l’art supérieur. Néanmoins cette doctrine constituée, à laquelle peu d’œuvres ont répondu réellement, a été contrebalancée par l’action de poèmes faisant parler l’un et l’autre arts réconciliés par l’Amour. Parfaite idylle dans laquelle, chacun parlant après l’autre, on pouvait néanmoins entendre la peinture parler,  mais un ton plus bas que celui que lui autorisait la doctrine.

Dans son ouvrage rare sur les livres d’artiste, Peinture et poésie. Le dialogue par le livre (1874-2000), le bibliothécaire et poète, Yves Peyré, parle également d’amour, même d’étreinte, et voit dans le livre leur lieu de rencontre. Mais avec, comme à l’Âge classique, un déséquilibre certain. Car dans le dialogue nourri d’égalité qu’imagine Peyré, c’est malgré tout sur le terrain de la poésie-texte que la rencontre s’effectue, celle-ci cédant habituellement une page au trait et à la couleur tout en conservant ses aises et affinités avec la feuille du livre. 

Si à l’époque classique on avait concédé à la peinture la capacité de dire quelque chose, sans avoir l’air de le faire et surtout sans le dire – fondant ainsi la nécessité de toute iconologie –, celle-ci désormais mise en regard des poèmes, ou même mêlée à eux, se jouant elle aussi de lettres-graphismes – balbutiement du trait entre écriture et dessin –, semble au contraire devenue muette. Moins un mutisme peut-être, une douloureuse retenue des mots que la joie d’être elle aussi occupée à ce qu’elle sait très bien faire. Entendre et voir et pas seulement faire voir. Sans doute est-ce pour cela que dans ce silence contemplatif entre poésie et peinture, depuis au moins Mallarmé et Manet, Peyré voit beaucoup d’amour. Et d’autant plus que leur intimité, leur proximité se fait à partir d’une extrême hétérogénéité de départ. L’approche amoureuse comme aventure du voyage. Ainsi, avec Baudelaire, puis Apollinaire, Reverdy et tant d’autres, la peinture est non seulement devenue un objet poétique mais une source, également, de langages. Langages littéraires. Langages qui ne cesseront de s’inventer, de s’exercer, de se relancer depuis, avec et contre la peinture. 

D’où cette question terrible pour nous (car je suis loin d’être seul dans cette drôle d’affaire même si je ne sais rien, ou si peu, de ceux à qui ces phrases parlent): qu’est-ce qu’une rencontre réussie entre texte et image ? Suffit-il qu’il y ait coexistence, proximité, coïncidence, même quelques minutes, entre les deux ? Un contact suffit, même sans aucune reconnaissance, sans même que chacun sache qui se tient à ses côtés, derrière ou même devant soi ? Et la violence que peut occasionner ce rapport ? Une certaine violence de l’image est-elle essentielle au texte et inversement ? Doit-on faire appel aux images pour couper les textes, les sectionner, les raboter, les effilocher, les rendre incisifs ? La critique des textes ainsi accomplie par les images vaut-elle un mauvais éditeur ?  

En tout cas, ce n’est pas sur cette page que sera résolu le problème.

Disposer du savoir

En passant

Inventer un espace dans lequel viendrait et tiendrait non pas l’ensemble de ce que l’on sait (comme peut l’être l’ordre encyclopédique qui totalise, unifie, tourne en boucle) mais le peu que l’on sait de tel coin du monde, telle pièce de musique, tel bout de livre. Manière d’en faire l’essai, de s’en approcher, de s’y engouffrer, de s’en réchapper, autrement dit tenter d’y vivre en quelque manière et courir la chance de s’y transformer. Essuyer de nouvelles tempêtes, essayer de nouvelles pensées.