Emettons

Depuis quand cela nous est-il clamé aux oreilles que nous y sommes − ou presque −, qu’il n’y aura bientôt plus rien de sauvage sur cette planète ? Que le nombre des espèces diminue chaque jour, que l’étendue et la richesse des espaces ouverts décroissent, que les populations se rassemblent, se concentrent et s’étendent en bidonvilles toujours plus nombreux, que les compagnies dévastent sols et sous-sols sous les pleins feux du soleil et qu’enfin, dans le dérisoire cloisonnement de leurs parcs, les États protègent les derniers îlots de nature ? Le temps arrive, prochain, où il n’y aura plus d’expérience possible de la sauvagerie ; plus aucune forêt, réelle ou symbolique, où nous pourrions nous réfugier, nous libérer, nous isoler, nous égarer ou nous faire face. Tout subira et accomplira le destin de l’Occident : se tourner vers où le soleil se couche, décliner vers la nuit et disparaître. 

Depuis quand ?

Probablement depuis l’instant où : la Révolution, à la fois fin des temps et nouvelle aurore, a cessé de faire entendre son appel, et laissé place aux sirènes hurlantes de l’Apocalypse et aux portes claquantes de la Catastrophe. Nous ne vivons plus guidés par les premiers rayons d’un jour radieux, d’un astre qui vient, nous sommes dorénavant installés dans un profond et lent crépuscule. L’Occident a donné à l’histoire du monde une nouvelle clôture, une nouvelle fin. Nous l’appelons Mondialisation.

Inutile d’essayer de faire taire ces sirènes, l’alarme qu’elles donnent à chaque seconde vient de partout et de nulle part. Seul suffira de faire entendre sous le bruit continu qu’elles émettent la présence discontinue d’un faible signal. Émettons. Émettons. Brouillons tout. Lançons nos interférences.

L’intervention philosophique

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« Il y aurait à faire sur les rapports de la philosophie au journalisme à partir de la fin du XVIIIe siècle une étude ». Quand j’eus l’occasion de lire cette phrase de Foucault, il y a quelques années, prononcée dans une de ces plus philosophiques conférences, intitulée par d’autres Qu’est-ce que la critique ?, j’ai été tout de suite étonné de n’avoir jamais pensé à Marx, sous cet angle. Dès ses premières prises de parole publiques dans les journaux rhénans jusqu’aux interventions d’Engels signées Marx dans divers journaux anglais ou américains, l’activité politique et philosophique marxiste (je crois que le Marxisme existe dès cette contrefaçon des noms) s’exerça par un discours public donné dans la presse. Je pensai tout de suite, sans en avoir aucunement la preuve, qu’en plus de nous avoir fourni une œuvre philosophique et économique majeure, Marx était sans doute un des plus grands publicistes du siècle dernier. Je me demandai même comment après tant d’années à me brûler les yeux sur ses textes les plus fameux, L’Idéologie allemande, les Manuscrits de 44, Les luttes de classes en France, les Grundisse, le Capital, etc., j’avais pu faire l’impasse sur son premier texte au sujet du vol de bois ou sur ses interventions dans la Nouvelle Gazette Rhénane (plus tard, bien plus tard, les Éditions la Fabrique eurent l’excellente idée de remettre en lumière ce texte important). Mais sans doute étais-je bien trop préoccupé par tout autre chose à l’époque : non pas tout à fait la Révolution – bien que j’aurais sûrement dit le contraire sur le moment – mais plutôt par l’exacerbation en moi d’une haine à l’endroit de toute vision politique qui acceptait la misère comme une condition insurmontable de l’existence. La question de la pauvreté m’obnubilait. Aussi, appliqué à ces études un peu particulières qui ne séparaient pas, on le voit, ce qui dans l’acquisition du savoir relevait des propositions tout autant que des émotions, je pris par cette distance si particulière aux « choses », autrement dit cette hostilité, la mesure du regard sociologique que l’université préparait par ailleurs en moi – discipline à laquelle depuis plusieurs années je consacrais publiquement mes efforts.

L’anecdote de l’étudiant marxiste en sociologie qui perd de vue le mode d’intervention public de Marx (en se concentrant sur l’analyse des textes) au lieu de réfléchir à ce que ses études pourraient modifier dans la manière de donner à la parole de nouvelles possibilités d’action, montre l’écart de point de vue qui existe entre, disons pour aller vite, la pratique universitaire de la philosophie et sa pratique journalistique.

Je ne sais si l’étude dont rêvait Foucault a été faite – je fais confiance non seulement à l’engouement porté à Foucault ces temps-ci mais également à la productivité du travail universitaire pour l’avoir réalisée –, je ne cherche pas, pour mon compte, à réaliser ou même poser les premiers éléments d’une telle étude mais, pour autant, j’aimerais donner des visages et des gestes à ces penseurs qui, loin de l’université, ont donné corps et action à la philosophie par leurs interventions, écrire en quelque sorte un lointain et pâle descendant des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce. Prolonger et multiplier l’anecdote.

L’homme qui avait honte de l’homme

Avant d’en arriver un jour à Marx, je commencerais par Günther Stern qui, acceptant la demande de son éditeur de changer son patronyme qui faisait décidément trop juif dans ces années 30, se fit appeler Anders, autrement en allemand. Ce changement de nom, signe éloquent d’un changement de personne, me semble donner la forme obscure d’un singulier droit de cité aux futurs hommes qui vont intervenir publiquement. Günther Anders participa à des congrès (contre les bombes A et H), des tribunaux contre la guerre du Viêt Nam, refusa à quatre-vingt-dix ans le doctorat honoris causa de l’université de Vienne. Il travailla à la chaîne en Californie. Son travail, il le monnaya sous forme d’essais, d’aphorismes, de lettres ouvertes, de fables, de satires, de journaux, de manifestes ou d’articles dans la presse comme nous le rappelle Jean-Pierre Dupuy d’où nous tirons toutes ces informations. Il pensait l’humanité au point de son auto-anéantissement. Il s’appliquait à vivre le temps venant de l’Apocalypse et non plus celui de la Révolution au présent (il semble que la pensée de l’actualité exige de s’adosser à un grand événement), il désigna l’âge dans lequel nous vivions, tous contemporains d’espace et de temps, l’Âge atomique. L’échelle de temps dans laquelle son action se déployait ne se mesurait pas en siècles, en années, ni même en mois, elle se réalisait dans un même jour à la fois transparent et sombre toujours reconduit : « nous, chaque individu et chaque pays, contemporains dans l’espace et dans le temps, nous vivons dans le voisinage meurtrier de tout autre individu et de tout autre pays ; et chaque lendemain vit dans le voisinage meurtrier de l’aujourd’hui à chaque fois d’aujourd’hui » dit encore son journal d’Hiroshima et Nagasaki, L’homme sur pont (1958). Sa devise de l’événement : Ce qui est arrivé est arrivé de manière irrévocable ; et ceci pour la bonne raison que le même événement pourra de toute éternité être voulu à nouveau et provoqué à nouveau – une intervention, à Tokyo dans une école de formation pour adultes.

Paysages post-exotiques

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Pripiat, près de Tchernobyl, ville touristique• Deux mois plutôt : une éternité. La chute annoncée de l’Orbise avait eu lieu, immédiatement suivie de l’exode et d’une totale absence d’avenir. Les centres urbains ruisselaient du sang des représailles. Les barbares avaient repris le pouvoir, comme partout ailleurs sur la planète. Vassilissa Marachvili avait pendant quelques jours erré avec un groupe de partisans, puis la résistance s’était dispersée, puis elle s’était éteinte. Alors, avec deux camarades de désastre – Kronauer et Iliouchenko –, elle avait réussi à éviter les barrages mais en place par les vainqueurs et elle était entrée dans les territoires vides. Une clôture ridicule en interdisait l’accès. Elle l’avait franchie sans frémir. Elle ne retournerait plus jamais de l’autre côté. C’était une aventure sans retour, et, tous les trois, ils le savaient. Ils s’étaient engagés là-dedans en toute lucidité, conscients qu’ainsi ils accompagnaient le désespoir de l’Orbise, qu’ils s’enfonçaient avec elle dans le cauchemar final. Le chemin serait pénible, cela aussi, ils le savaient. Ils ne rencontreraient personne et ils devraient compter sur leurs propres forces, sur ce qui subsisterait de leurs propres forces avant les premières brûlures. Les territoires vides n’hébergeaient ni fuyards ni ennemis, le taux de radiation y était effrayant, il ne diminuait pas depuis des décennies et il promettait à tout intrus la mort nucléaire et rien d’autre. Après avoir rampé sous les barbelés de la deuxième clôture, ils avaient commencé à s’éloigner vers le sud-est. Forêts sans animaux, steppes, villes désertes, routes à l’abandon, voies de chemin de fer envahies par les herbes, ce qu’ils traversaient ne suscitait pas l’angoisse. L’univers vibrait de façon indécelable et il était tranquille. Même les centrales atomiques, dont pourtant les crises de folie avaient rendu le sous-continent inhabitable, même ces réacteurs accidentés, parfois noircis, toujours silencieux, avaient l’air inoffensif, et souvent, par défi, c’étaient les endroits qu’ils choisissaient pour bivouaquer.

• La forêt, pensait Kronauer. D’accord pour une brève balade, à condition de rester en lisière. Mais une fois qu’on s’est enfoncé à l’intérieur il n’y a plus ni nord-est ni sud-ouest. Les directions existent plus, on doit faire avec un monde de loups, d’ours et de champignons, et on peut plus en sortir, même quand on marche sans dévier pendant des semaines de kilomètres. Déjà il se représentait les premières rangées d’arbres, puis très vite il vit les épaisseurs ténébreuses, les sapins morts, tombés de leur belle mort depuis trente ou quarante ans, noirs de mousses mais renâclant toujours à pourrir. Ses parents s’étaient évadés des camps et ils s’étaient perdus là-dedans, dans la taïga, et ils y avaient disparu. Il ne pouvait évoquer la forêt sans y associer le tableau tragique de cet homme et de cette femme qu’il n’avait jamais connus. Depuis qu’il était en âge de penser à eux, ils les imaginait sous la forme d’un coupe d’errants, à jamais ni vivants ni morts – perdus. La taïga, ça ne peut pas être un refuge, une alternative à la mort ou aux camps. C’est des immensités où l’humain a rien à faire. Il y a que de l’ombre et des mauvaises rencontres. À moins d’être une bête, on peut pas vivre là-dedans.

Antoine Volodine, Terminus radieux, 2014

Lorsque le système des camps se fut universalisé, l’aspiration à fuir cessa de nous obséder. L’extérieur était devenu un espace improbable, même les blattes les plus instables avaient cessé d’en rêver; les tentatives d’évasion s’effectuaient à contrecœur, dans les minutes d’égarement, elles ne menaient jamais nulle part. Les années ensuite s’égrenèrent, sans doute un peu différentes l’une de l’autre, mais je ne me rappelle pas en quoi, précisément. Les barbelés rouillaient, les barrières désormais restaient ouvertes, les miradors tombaient en ruine. Les transferts se déroulaient sans escorte. Pour les amateurs de nouveauté, seule la mort pouvait désormais ouvrir de véritables perspectives. On commença alors à se sentir mieux dans sa peau, et même ailleurs.

Antoine Volodine, Dondong, 2002