On se lève !

En passant

On ne peut plus tranquille, allongé sur un bon fauteuil, la tête inclinée vers le ciel, j’écoutais le concert. Tout le monde dans le même cas. Quelques-uns se lèvent, je ne bronche pas, réjouis que ça prenne. On me dit, allez on se lève, on ne vit qu’une seule fois.

On se lève… On se lève… Non, je ne me lève pas, mademoiselle, comme si quand on essaie de penser et d’écrire, on ne le savait pas déjà qu’on ne vit qu’une seule fois, comme s’il ne fallait pas arracher tous les jours quelques heures au sommeil pour inventer d’autres vies dans une seule, comme si quand on quittait sa page griffonnée, brouillonnée, au matin, pour aller faire ce qu’on doit pour revenir le soir à sa page, on ne savait pas que ce bout de texte pourrait en rester là, inachevé, abandonné, en souffrance : feuille à peine dégrossie au lieu de cette lame qu’on voudrait assez fine pour couper même l’épaisseur des silences.

Je ne me lèverai donc pas, mademoiselle, pas même le petit doigt.

Merveille des merveilles

MirabiliaL’excellente revue papier Mirabilia, qui en est déjà à son cinquième numéro, consacre ses pages aux formes diverses du Merveilleux : sources, frayeurs, oiseaux, miroirs. Et ses membres ont eu également la bonne idée de lancer une enquête à ce propos dont vous trouverez ici les premières réponses. En attendant de découvrir les vôtres, un jour, je cherche la mienne tant bien que mal.

1/ Sous quelle(s) forme(s), selon vous, le merveilleux se révèle-t-il aujourd’hui ?

Le problème du merveilleux vient de ce qu’il se révèle, justement, mais ne se montre plus. Qu’il y faut donc une parole qui l’éveille et le découvre afin de pouvoir, sinon le voir, du moins rappeler au jour son existence. Ceci étant dit, il me semble qu’il se montre à nous dans toutes les occasions où la richesse du monde devient perceptible. Dans une époque où tout est mis sous le signe de la rareté, de la nécessité et du choix, c’est-à-dire de l’appauvrissement généralisé, (aussi bien dans les sphères de l’économie que de la contr’économie), la luxuriance, la diversité, l’abondance sont, à mes yeux, la pointe même qui inscrit autour de nous les marques les plus subtiles du merveilleux.

2/ S’il en est un, dans quel domaine le merveilleux vous paraît-il le plus à même de se manifester ?

Je ne les vois plus, pour ma part, qu’enfermées entre les pages des livres (surtout les récits de voyage), le cadre des peintures et les écrans de cinéma, et je peine à voir sortir le merveilleux des limites de l’Art. J’attends de voir un jour un véritable carnaval dans les pays d’Amérique où s’est conservée cette exubérante tradition, car les déguisements, la danse sans fin et les chants sont l’expression d’un luxe de vies, de matières et de figures qui appartiennent au monde même.

3/ Vous est-il arrivé d’éprouver une sensation que vous qualifiriez, au sens propre du terme, d’émerveillement – surprise, stupeur, émoi… Pourriez-vous en préciser les circonstances ?

Promenade autour d’une table de librairie. Un livre de photographies. Sur la couverture est fixée l’image en couleur d’un être à la forme humaine mais aux dimensions élargies, le corps couvert d’un déguisement ou d’une peau faite de grands poils de laine blanche tombant sur le sol. L’image décolle, me saute aux yeux : j’ouvre. À l’intérieur se trouve le répertoire en couleur de ces costumes, fabriqués encore aujourd’hui dans de nombreux pays d’Europe, qui figurent les fameux Hommes sauvages qui animaient les carnavals et les théâtres de rue de l’époque médiévale. Ce n’était pas un temps retrouvé, ni même la poussée de racines toujours actuelles, toujours vivaces, mais l’expérience d’un entêtement du temps, sans but et sans visée, l’impression d’une force n’en finissant pas de se déployer et me traversant soudain. J’eus le désir, à ce moment, de me costumer moi aussi, de changer de figure.

4/ Si vous deviez émerveiller l’être aimé, un(e) ami(e), un enfant, que feriez-vous ?

Émerveiller les autres, et spécifiquement ceux que l’on aime, c’est sans doute ce que l’on désire quand on cherche de quelle façon partager des plaisirs silencieux : jouir de la même vision sans se dire un mot. Je crois que je chercherais l’image la plus familière que cette personne connaisse : une vieille carte postale, le décor d’une ville dans un feuilleton, la voix d’un homme ou d’une femme à la radio, et je ferais ce que je peux pour que cette personne tant aimée puisse voir ce que cette image représente en chair et en os. Ainsi l’impression que je recueillis au volant de ces modèles de voitures américains que j’avais vus seulement, jusque-là, briller à la surface du petit écran.

L’heure

L’heure où les derniers s’endorment et rejoignent les autres : corps innombrables étendus, livrés aux invisibles rêves qui agitent les lèvres et les membres. Où le silence qui gagne le cœur lointain des choses et des hommes est celui de la langue en sommeil, noyée dans le souffle inaudible, asynchrone, viscéral, et pourtant si puissant, des poitrines qui enflent et se resserrent, des gorges qui râlent en s’étouffant, des yeux qui palpitent sous les paupières.

L’heure où les feux de la veille se perdent au fond des corps, cherchent déjà une issue vers le jour prochain, allumant les flambeaux qui les feront passer le long des couloirs, des trop longs couloirs d’une nuit de sommeil.

Je ne dors pas. Je ne parle pas.

J’ai rejoint sans le vouloir, à mesure que les façades alentour voyaient leurs derniers foyers s’éteindre, la communauté dispersée des veilleurs : les vigilants, les consciencieux, les insomniaques, les éveillés, les somnambules aussi, vivant de leurs rêves, visitant, sans se voir ni se rencontrer, au fil des rues et des allées, la grande nécropole du sommeil.

S’efforçant toujours plus dans la nuit.

Guettant le seul scintillement agité de la lune. N’attendant que ne se lève, ni bonheur, ni malheur. Vivant de leurs seules clartés qui nous restent obscures.

¤

Il y a cette heure où le dédale des rues se fond dans la même noirceur impure et impardonnable, cette heure où les grandes artères que la lune aime inonder gèlent et se brisent par tous les côtés, laissant des ruelles attenantes aveugles, vides ou sectionnées.

Quartier que l’hiver plonge de bonne heure dans les liqueurs les plus noires.

Cité qu’il endort tous les soirs dans ce sang refroidi : versant de gorges coupées au passage d’un porche (pour quelques sols ruisselants), injecté dans ces yeux qui se terrent au passage du sommeil (refusant de retourner dans la fosse initiale du temps), coulant de ces mots qui expirent au passage des lèvres (chandelle que l’on étouffe à minuit).

Il y a cette heure où la neige bleuit. Où la glace, partout, tire vers elle les reflets d’un ciel déjà gris. Et ce pavé gelé ne luit vers aucune issue.

C’est cette heure où les chats ne sont plus seuls à distinguer les ombres qui courent en silence dans les ruelles assoupies. Où des sentinelles armées de flambeaux veillent aux formes qui se dissimulent ou échangent leurs faces dans les faveurs de la nuit.

Cette heure où se murmurent au fond des impasses la lumière des jours à venir. Où sortent, les torches à la main, ceux que le sommeil jamais n’accapare, ni ne repose. Cette heure où les émeutes annoncent le printemps des bas-fonds.