Pour un anonyme qui commence à écrire et s’acharne, sans héritage, sans pratique, sans lecteur, à écrire, les œuvres qui ne se voilent pas sous une fausse pudeur de noblesse –aujourd’hui encore formulée dans le langage du génie – sont plus qu’appréciables : elles constituent de véritables, et cependant curieuses, merveilles. Tout en elles resplendit qui ne montre pourtant que peine et labeur, effort et astuce, précipitation, accident. Le travail, sous le regard des vieilles noblesses, a longtemps été laid. Mais voici que des œuvres s’avancent qui, sous leur profond mystère ou sous leur brin de magie, font saillir leur facture, leur montage, le principe de leur feinte, la règle fragile de leur rude fiction. La beauté, la force, la clarté, ne sortent pas toutes prêtes d’une nature exceptionnelle, d’un esprit supérieur, bien décidées à s’emparer d’une langue qui s’offrira, qui s’offre déjà, sans résistance à ces aveuglants pouvoirs de subjugation.
Ce qui vaut pour la littérature vaut bien sûr pour les autres arts. Et l’on se réjouit toujours de voir, d’entendre, ceux qui, passionnés ou instruits, savent faire apparaître, sous les mirages du génie, l’art en action. C’est le cas de cette très jubilatoire Rue des immeubles industriels, ouverte en janvier 2013, et dans laquelle on trouve exposé un grand nombre de peintures, de sculptures et même des pans d’architecture parfois. Photographiées par les soins de la blogueuse elle-même (sont même fournis les paramètres techniques de la prise de vue : marque de l’appareil, ouverture, exposition, etc.) qui semble se promener fréquemment dans les allées du Louvre et dans bien d’autres musées pour voir les pièces « en personne » et de près, mais aussi présentées sous forme de reproductions pêchées sur la toile ou ailleurs, les œuvres, jour après jour, mois après mois, passent sous une plume qui, parfois reste immobile et muette, parfois plante dans l’image les invisibles marques de son regard. Ainsi, dans ces notes, ces remarques, ces textes qui accompagnent moins les œuvres qu’ils ne démultiplient, à leur façon, leur image, se lève et s’exerce une voix poétique, un langage non encore séparé des images d’où il tire cette lumière que, tantôt il garde pour lui, tantôt n’hésite pas à leur rendre. Langage à l’éclat aussi retenu que généreux.
Et pour cette nouvelle dissémination, la Rue des immeubles industriels nous a mis au point trois vues précises sur l’invisibilité du travail :
par effraction de l’atelier
par mise en série des images
par un arpentage attentif des galeries
Trois vues affûtées parmi tant d’autres qu’il ne nous reste plus qu’à découvrir, pas à pas.
Au théâtre, au cinéma, le spectacle n’a cessé de voir son ordre contesté tout au long du XXe siècle. À commencer par le public. Et le rock n’y a pas fait exception. Assigner le public à une place (achetée et attitrée par contrat de vente individuel), réduire son activité au seul exercice d’un regard (auditif, aussi, bien sûr mais principalement visuel, d’où sa fonction de spectateur), dresser devant lui l’inatteignable proximité d’une scène (où l’idole et le freak pourront être exhibés), autant de contraintes habituelles du spectacle qui ont vu leur exercice régulièrement perturbé par les attroupements passionnés des amateurs de rock. Dans le vide innocent ménagé entre la salle et la scène, de nombreux et menus événements sont venus déranger l’attraction : autant d’éléments potentiels d’une histoire mineure du rock et du roll.
Ainsi, que la distinction des deux espaces composant le spectacle s’efface soudain, que les deux se recouvrent, que la salle envahisse la scène, ne se montre guère sous le jour d’un phénomène isolé ou récent. De nombreuses anecdotes désuètes signalent à quel point le pouvoir d’illusion du théâtre était tel, pour certaines assemblées, que de faux meurtres accomplis sur scène pouvaient conduire à de vrais meurtres commis sur les planches : dans la pièce, un personnage se meurt et soudain une ou plusieurs personnes dans le public quittent leur poste – ainsi que leur rôle de spectateur – et endossent immédiatement celui d’acteur, mais dans un nouveau sens, celui de l’histoire, et elles tuent, alors, le comédien qui venait de brillamment interpréter son faux crime. Fin du spectacle, sans doute, que ce passage de vrais hommes sur scène : fin, autrement dit seuil et arrêt du spectacle, mais surtout sortie par le haut, fin supérieure, apothéose de son pouvoir de confusion entre le vrai et le faux, le bien et le mal. La scène n’est plus représentative mais effective et insupportable présence. Le vrai meurtre tuant le faux meurtrier ne conteste pas le spectacle, il en accomplit la fonction.
Les émeutes qui jalonnent l’histoire du rock, qui font que la salle efface la scène, qui montrent la foule escaladant cette rampe par laquelle on protège les musiciens, perturbent autant le spectacle qu’elles le renforcent : on anéantit les rangées de chaises qui interdisent au public de se tenir debout ; on investit le plateau sur lequel ne reste plus que les instruments, les micros, les consoles, les amplis, que les musiciens annoncés sur l’affiche ont abandonnés précipitamment. Que font les fans une fois parvenus sur ces planches ? Essaient-ils de jouer quelque chose ? Détruisent-ils le matériel ? En jettent-ils quelques débris dans leur poche – comme souvenir, matière et preuve de ce qui vient de se passer ? Elles-mêmes extrêmement spectaculaires, les émeutes laissent pourtant moins de traces derrière elles, dans l’histoire du rock, que les concerts aboutis.
Tous les rassemblements rock, bien sûr, ne tournent pas à l’émeute. Et pourtant, même quand, pour une raison ou une autre, le public ne se jette pas sur la scène, il lui arrive fréquemment de perturber le bon déroulement du concert. C’est qu’il garde toujours le pouvoir – malgré les contrôles de police – de jeter des objets sur le plateau : soutifs, petites culottes, fleurs, bouteilles de bières, T-shirts, crachats, chaussures, pétards et tant d’autres choses encore qui restent à inventorier et par lesquelles le public maintient une présence tangible sur la scène. « Nous ne sommes pas seulement cantonnés derrière les barrières, dans la fosse, dans le noir, nous pouvons aussi vous atteindre » semblent exprimer ceux qui se sont rassemblés pour un soir. Plus que de médiocres cadeaux ou de vicieuses attaques, ces projectiles sont donc à mettre sur le même plan que les nombreux encouragements, railleries, commentaires, ou autres appels que la foule lance aux artistes. Ce sont des signaux : ils attirent l’attention des musiciens (peut-être l’éclat d’un regard viendra-t-il illuminer ma présence dans l’obscurité de la foule ?) ; ils manifestent leur intention de participer au spectacle (Jouez plus fort ! plus vite ! autre chose que cette merde !) ; ils essaient d’établir, ou de rétablir, par-delà la distance spectaculaire un contact plus riche que le simple contact visuel (tentative bien délicate mais absolument nécessaire quand le concert se déroule dans un non-partage de lumière puisque quand la salle est éclairée, la salle est obscure et inversement). Mais que signifie le fait de jeter une pièce de monnaie sur la scène et comment les groupes peuvent-ils répondre à ce geste ? C’est cet infime événement, répété devant deux groupes différents, les Doors et Pink Floyd, que nous voulons extraire des anecdotes qui le portent, en étaler les multiples sens, et surtout celui qui intéresse cette recherche : les rapports du fric et du rock.
Parmi toutes les pensées du siècle dernier qui ont cherché et trouvé dans le langage, à la fois, l’accès, le chemin et l’issue pour penser hors des catégories de l’anthropologie philosophique – Sujet, Conscience, Liberté, Représentation, etc. –, Gilles Deleuze a situé la singularité de Michel Foucault dans le soin que celui-ci a continuellement apporté à la description des rapports (discrets) entre l’énonçable et le visible, entre les conditions de ce qui se dit et celles de ce qui se montre. C’est même là, en ce blanc, que l’écriture de Foucault emporte toujours avec elle une sorte de « poésie » aussi étincelante que nécessaire, quand au bout, en dessous, ou au creux de leurs mots, ses textes nous font voir les rapports toujours variables existants entre Langage et Lumière.
Pour mieux s’y retrouver, et sans même penser à cerner la prodigieuse variété des relations qui peuvent exister entre ces deux instances, quoi de mieux que de procéder à un inventaire ? Mené sans souci d’exhaustivité, au sein d’un corpus affranchi de toutes limites autres que celles de nos lectures, hasardeuses, conduites dans toute la littérature disponible, blanche ou grise, cet inventaire nous permettra peut-être d’établir quelques précieux repères dans cet espace intermédiaire dans lequel il est si difficile de demeurer. On se donnera donc pour tâche de retenir des passages (écrits) réalisés à l’aveugle dans cet espace incertain, de grouper ceux qui semblent emprunter des voies parallèles, et surtout, on essaiera de décrire, qualifier et nommer le rapport fugace qui se déclare dans ces passages.
Détour préparatoire mais nécessaire pour accomplir d’autres travaux, cet inventaire est aussi ouvert à tous ceux qui voudront bien y laisser leurs trouvailles. Qu’ils soient remerciés par avance, ici, ces naufragés de la toile qui auront échoué sur ces plages quelques temps et y auront déposés les traces, plus ou moins profondes, de leur errance.
4 septembre 2024
Les jugements de Dieu sont des abîmes auxquels n’est en la puissance des hommes, non pas des Anges, de pénétrer.
Bartolomé de Las Casas, La destruction des Indes, 1552, trad. de Jacques de Miggrode
Que ce qui est dit, même par un être divin, puisse être un lieu, et surtout par la forme d’un jugement, voilà qui n’a rien d’étonnant pour celles et ceux qui frottés de linguistique ou simplement de poésie, ont perçus comment, dans une phrase, les mots venaient toujours (sauf les mauvais et les fériés) à leur place, et qu’heureusement il y en avait souvent plusieurs. Rencontre de la syntaxe. Mais que ce lieu ne soit pas interne au langage et ne s’y déploie pas comme une ligne, mais se montre, se creuse, s’ouvre, pas seulement au regard mais à l’être tout entier, comme un trou, un gouffre, un abîme dans lequel on peut tomber, voilà qui est plus singulier, même pour les plus férus de l’exégèse. Aucune lumière ne pénètre dans ces discours pourtant pluriels. La même obscurité, plus profonde encore que la nuit céleste qu’une lueur Hélène vient toujours atténuer, enveloppe tous les jugements. Sans doute alors est-il préférable que les hommes ne puissent y pénétrer et que les anges seuls puissent y parvenir. Que pourraient-ils faire d’autre que se cogner ou pire de tomber dans ce qui pourrait s’avérer sans fond. Les jugements de Dieu sont-ils sans fond? Ne reste-il vraiment aucune raison de vouloir y braquer un peu de lumière pour essayer d’y comprendre quelque chose? Mais peut-être est-ce cet obscurcissement même porté dans le monde, cette ouverture absolument fermée et enfoncée dans la sphère des hommes, qui apporte quelque lumière? L’ombre qui grandit sur le sol avant de tout confondre sans sa tache ne fait-elle pas saillir au devant d’elle, à proximité du front qu’elle avance, le jour invisible dans lequel se tiennent les choses? Pouvoir de contraste que ce jugement porté par Dieu?
Là où certains discours font voir en s’énonçant, les jugements de Dieu, non seulement forment des limites absolues pour notre regard, comme probablement aussi pour le soleil des jours ordinaires, mais menacent aussi pour celles et ceux qui n’en tiendraient pas compte, alors peut-être au comble de l’orgueil humain, de sombrer dans la même obscurité. Ils deviendraient invisibles, ou du moins seulement obscurs dans leurs gestes et leur propos. Une certaine forme de folie, peut-être alors, ne serait-il pas loin?
3 février 2019
Comme toujours la découverte brutale de mon ingénuité me fait rire. Rire de moi, d’abord, car comment pouvais-je ignorer qu’une telle recherche avait déjà été entreprise – et dans le monde anglo-saxon surtout, à la faveur de traductions de Foucault justement ? Comment , aussi, pouvais-je ne pas supposer qu’un tel champ d’étude n’avait pas déjà ses contours, ses débats, ses grandes figures, en l’occurence W.J.T. Mitchell, qui dès les années 80 s’interrogeait sur les différents rapports possibles entre texte et image ? Comment, sachant qu’en vivant dans l’histoire on n’est jamais l’origine d’une quelconque première fois mais toujours déjà le produit d’une répétition contingente, comment voyant les choses comme sous cet angle se lancer à l’aveugle dans un tel inventaire quand il suffirait de se tourner sur ce qui a été entamé derrière soi ?
Il y a peu, je n’aurais trouvé qu’arrogance, fatuité, inculture, dans un tel geste « théorique », le résultat d’une recherche d’autonomie de la pensée qui aurait tournée court, trop détachée à force de ne vouloir se fixer que ses propres règles de tout ce qui pouvait compter et valoir autour de soi. Et j’aurais eu sans doute raison. Mais la raison est peu de choses dans les aventures de la pensée – du moins pas sa figure première ni dernière. Car en lisant l’un des rares textes de Mitchell publiés en français (aux Prairies Ordinaires, citons ceux qui font l’effort de traduire des textes aussi exigeants), je m’aperçois bien vite des différences qui traversent son entreprise et la mienne. En faire le compte ou le tour sera une bonne manière de préciser la piste, ou seulement la direction, que nous suivons au gré du vent de nos lectures dans la poursuite de cet inventaire. Il y en aura trois majeures:
la différence qu’il existe le couple énoncé/visible et texte/image
la différence qu’il existe entre les relations qu’essaie d’isoler Mitchell, notamment d’ordre analogique (le texte se différence de l’image comme le numérique à l’analogique, le conventionnel au naturel, etc.) et celle que j’entrevois encore assez mal mais qui ressembleraient plutôt à des relations directes et fonctionnelles entre ces actes que sont voir et parler (Mitchell parle par exemple d’un auteur, Susanne Langer, pour qui les hybridations entre forme d’arts s’apparenteraient à un viol)
la différence qu’il existe entre la volonté de fixer assez rapidement de grands types de relations, établis à partir de quelques sondages empiriques, et l’ouverture empirique que je me donne pour ne pas écarter a priori des modalités relationnelles peu perceptibles.
Et c’est une fois énumérées ces différences qu’un second rire se fait entendre. Mais un rire de joie. Car si je comprends aussi vite à quel point le nerf de ma recherche est différent, si c’est bien sûr grâce à eux que je peux déceler un peu mieux le chemin que je suis – et, par contrecoup de mesurer plus précisément dans quel trou de souris, ou dans quel intervalle, j’essaie de m’engouffrer tout entier –, c’est aussi parce que je me suis, sans le savoir, rapproché tout près d’eux et que j’ai fait, même à l’aveugle, un bout de chemin dans leur direction : si bien que je peux les entendre et même les comprendre un petit peu. Même si, après les avoir croisés, je ne décroche plus la mâchoire de rire voyant désormais le côté aberrant – aberrant par sa difficulté – de la tâche que je m’étais fixée. Car si j’ai bien l’âme têtue d’un chercheur, je n’en ai bien entendu aucun, ou très peu, des moyens.
Un dialogue critique avec le livre de Mitchell, Iconologie. Image, texte, idéologie, en plus de cette confrontation directe que l’on cherche auprès de textes ou d’images trouvées au hasard sera peut-être bénéfique. À voir…
31 mars 2017
24 juin, heure du jour inconnue car jour éternel,
6000 mètres au-dessus du cercle polaire
Ainsi donc, tu vois maintenant ce que tu sais : que la Terre est une sphère. Et ça, c’est un instant historique.
Car quand bien même tu n’en avais pas été conscient tous les jours, tous les ponts avaient été rompus entre savoir et perception, entre l’image du monde de l’entendement et celle des sens, entre la Terre de Newton et celle du quotidien. Il y avait deux Terres. Regarde en bas ! Ton œil, maintenant presque divin, voit la Terre comme globe et comme paysage. La faille s’est refermée.
Günther Anders, L’homme sur le pont, 1958
24 mars 2017
j’ai dit que je tenais les mots pour la quintessence des choses. Rien ne me troublait plus que de voir mes pattes de mouche échanger peu à peu leur luisance de feux follets contre la terne consistance de la matière : c’était la réalisation de l’imaginaire. Pris au piège de la nomination, un lion, un capitaine du Second Empire, un Bédouin s’introduisaient dans la salle à manger ; ils y demeuraient à jamais captifs, incorporés par les signes ; je crus avoir ancré mes rêves dans le monde par les grattements d’un bec d’acier.
J-P Sartre, Les Mots, 1964
13 novembre 2016
Le nom figure. Un nom fait figurer quelque part. Par le nom on figure sur un registre, on est enregistré sous son nom. La figure trouve sans doute sa visibilité la plus intense dans le visage, dans une de ses faces au moins (peut-être dans son aspect à la différence de ses traits, ou de son caractère, ou de ses plis, de ses ombres…). Elle fait donc plus profondément figure en un lieu distinct. Aussi elle se fait signe. Dans un jeu de cartes : à la fois symbole, image et chiffre. Elle rentre dans un jeu de hasard et de puissance. La figure se manifeste par une signe et une face.
30 septembre 2016
Cela nous rend heureux quand la raison ne trouve aucun motif de l’être. Le souvenir de certains moments passés est plus convaincant que l’expérience des moments présents. Il y a eu des choses vues qui étaient si vastes et si radieuses que ces atomes étaient invisibles à leur lumière.
Henry David Thoreau, Correspondance, Lettre du 2 mars 1842
11 septembre 2016
Aujourd’hui, ce ne sont plus les mensonges d’État qui m’empêchent de dormir, mais plutôt la voix des morts. Si je ferme les yeux, ce sont mes camarades morts à Karyn que j’entends, c’est une plainte : est-ce leur prière ou la mienne ? Les ténèbres absorbent petit à petit chaque détail de ma mémoire, c’est pourquoi je continue à veiller. Je lutte, il ne faut pas que l’obscurité l’emporte. Vers trois heures du matin, comme toutes les nuits, Pola s’est levée pour boire un verre d’eau, elle me rejoint sur le divan où je fume une cigarette. Tous les deux, nous regardons par la fenêtre du salon la statue de la Liberté, puis elle retourne se coucher. Au moment où je commence à réciter le nom des officiers, la lumière traverse les sapins de Katyn. Ce sont les noms qui éclairent à la nuit. Alors je vois : à la lueur des mots, je vois les derniers instants, je vois le moment où mes camarades vont mourir ; ils se débattent, il y en a qui tentent de s’enfuir, d’autres entonnent un chant, et se disent adieu. Les sureaux, les pruniers, les bouleaux de Katyn tremblent un peu cette nuit. Je vois le moment où mes amis tombent dans la fosse, où leurs genoux plient, où leurs corps s’affaisse. Je continue à dire leurs noms : tant qu’on peut dire les noms, la clarté survit.
Yannick Haenel, Jan Karski, 2009
22 février 2016
On a beau avoir entendu mille fois parler d’une chose, c’est la vue immédiate qui nous en révèle le caractère propre.
Goethe, Voyages en Suisse et en Italie, 1786
C’est peut-être dans des phrases comme celle-ci, qui nous semblent d’une grande banalité, d’une affreuse évidence, qu’il faut chercher les premières formules des principes qui règlent les rapports entre visible et énonçable. Car, cette défaillance du langage (mesurée aux capacités du regard) à saisir la singularité des choses, cette répétition vide de la parole impuissante à révéler ce que la vue réussit en une fois, cette confiance aveugle de l’oreille que la vue interrompt, institue une hiérarchie entre les deux instances, indique les pouvoirs que spontanément on leur attribue, manifeste même les actes discrets qu’on leur demande d’accomplir. Bref, cette phrase sortie de nulle part, c’est-à-dire de partout, et se donnant presque comme immémoriale – au point qu’il serait bien inutile de vouloir en chercher l’origine – nous frappe pourtant tout à fait différemment quand on se met à l’écrire, quand on se met à consigner une sentence aussi plate. De chose évidente, universelle, que l’on entend, que l’on dit, que l’on passe, elle devient tout à coup incompréhensible, mystérieuse, épineuse, étrangement singulière. On commence alors à regarder, à lire, tout cela d’un peu plus près. Et, sous cette distribution d’apparence logique qui assigne le particulier à la vue et le général au discours, on sent la parole toujours condamnée à faire entendre plusieurs choses en même temps, là où le regard, lui, pourrait sans effort se concentrer sur une chose. L’unité est visible et la pluralité énonçable. On sent aussi la vue pouvoir mettre fin aux bavardages impuissants et donner ainsi au langage, aveugle à son impuissance, ce qu’il cherchait à saisir sans pouvoir y atteindre. Discours et regard l’un et l’autre assignés à la même fin que le second seulement peut véritablement accomplir. On sent enfin que ce que la vue peut que la parole ne peut pas, c’est d’être en présence de la chose. Se diviser quant au nombre accessible, aux limites atteignables, à la distance permise. D’où viennent de tels partages aussi curieux ?
24 septembre 2015
Parole sourde : parole aveugle : opinion ?
Parole qui voit et parole qui entend communiquent sans être ensemble, seulement de l’extérieur, par les trouées d’un seul et unique faciès, le même, visage crevé, figure voyante aux yeux noirs, face cousue entendante. Parler nous laissent toujours sourds et aveugles.
Il y a du dit qui ne s’entend pas, qui ne se voit pas. Il s’écrit et se manifeste dans d’autres figures, d’autres matières, que celles de la voix et de la page. Il y a du dire qui ne se montre pas puisqu’il ne cesse d’indiquer autre chose que lui ; que lui seul pourtant fait jaillir en regard. Du dire qui disparaît dans ce qu’on voit qu’il fait voir. Ce langage-là est le plus transparent, il faut l’obscurcir pour le lire.