Recherches sur la société civile

     Je suis éperdument en quête de ces possibilités de faire apparaître le travail dans son mouvement, dans sa forme problématique. Un lieu où la recherche pourrait se présenter dans son caractère hypothétique et provisoire.

Michel Foucault, Le Nouvel Observateur, 25 juin 1984

 

Rencontre

Pendant trois ans, jusqu’en 2013, le philosophe Bruno Bernardi a proposé, dans le cadre d’un séminaire du collège international de philosophie, de questionner l’actualité du concept de société civile. On trouvera sur son site Politeia les archives de cette enquête.

Nous qui questionnons moins l’actualité d’un concept que les conditions historiques qui ont rendu possible nos pratiques récentes d’association – notre manière de faire société  si l’on veut – quels sont donc les acquis de ses recherches autour de la société civile ?

1. Le nom même de société civile a longtemps été entendue depuis sa racine grecque. Il nous semblait peut-être essentiel, à une certaine époque, que ce langage civil soit quelque part encore celui des cités hellènes. Mais la tradition qui semblait établie depuis Aristote et son concept de koinônia politikê a, de fait été fondée, à la fin du XIIIe siècle, et bien après la date à laquelle le manuscrit du philosophe, Les Politiques, fut traduit. La longue histoire grecque et romaine de la société civile est donc un effet rétrospectif. Elle n’est même pas la conséquence directe de la réception d’une œuvre ancienne dans un champ conceptuel qui lui était étranger. Qu’un discours dût s’articuler autour du concept de société civile, jusqu’à en chercher le fondement loin dans l’Antiquité, fut semble-t-il une nécessité médiévale. Mais laquelle ? Peut-être faudra-t-il chercher du côté des nouveaux types de pouvoir urbain, qui s’affirment dès le Xe siècle, et notamment autour de cette forme républicaine que certaines villes essaient de réactiver, pour essayer de savoir à quel problème ce concept répondait. Le cours de Patrick Boucheron, donné cette année 2015, pourra probablement nous faire avancer.

2. Au côté de la souveraineté étatique conçue comme synthèse historique entre l’Empire et la territorialité vassalique du système féodal, a existé un intense mouvement de communautés (universitas) qui s’est ensuite prolongé sous une forme de souveraineté minorée dans l’histoire, celle des mal dites « cités-états ».

3. L’Universitas était le type juridique qu’embrassait de nombreuses formes de collectivités durant le Moyen Âge classique. La societas, collectivité établie par un lien contractuel, était l’une d’entre elles, aux côtés des guildes de marchands, des églises, des villes franchisées, des corporations d’artisans, etc. Anticipant une définition canonique de la société au sens sociologique, l’Universitas possédait une existence juridique différente des individus qu’elle regroupait, une existence qui ne dérivait en aucune façon de ces derniers. Ses membres réels n’étaient par conséquent pas des individus singuliers et quelconques mais ceux qui pouvaient se revendiquer ou répondre de son nom. De même, il ne pouvait y avoir d’Universitas composée d’êtres sans raison. Tous les hommes ne pouvaient donc pas se rassembler de cette façon. Ni la communauté, ni la société n’étaient des modes d’existence humains universels. L’Universitas était dite communauté, c’est-à-dire distincte d’une association, en ce sens qu’elle rassemblait une pluralité sous l’unité d’un principe supérieur. La communauté s’opposait à la multitude – conçue comme dispersion. Tout ceci est bien entendu à mettre en rapport avec le fait que les communes, dès le XIIe siècle, se présentaient comme des communautés formées sous serment, celui-ci paraissant être l’élément déterminant par lequel une société se formait. Fait important également pour notre recherche (comprendre comment Société et Cité ont pu coïncider un temps), les communes féodales n’étaient pas nécessairement urbaines, elles pouvaient même être franchement rurales, alors que la cité antique, réactivée semble-t-il comme forme juridique de certaines populations données, affichait sa politeia, sa « constitution », dans l’évidence d’une urbanité. Quelle place pouvait trouver le concept de Cité aux côtés de ces deux autres concepts : société et communauté ?

4. Le texte de Cicéron dans lequel le terme d’Aristote est traduit pour la première fois en latin par Societas Civilis, définit la république comme l’unité d’une pluralité établie par association (sur la base d’un accord de droit et d’une communauté d’intérêt, la seconde étant la condition de la première, comme la communauté, au Moyen Âge, enveloppait toute société). Cet accord, et l’association qui en découlait, ne prenait ni la forme d’un acte délibératif, ni même celui d’un consentement, il s’agissait, tout au plus, d’un consensus sur le juste, sur ce qui est droit. Rappelons que pour Cicéron, le lien d’association était naturel, seule sa mise en forme paraissait conventionnelle. Existait donc naturellement un désir de vivre ensemble. L’utilité de la communauté ne se résumait pas, comme pouvaient le penser les Épicuriens, à surmonter une faiblesse. L’opposition classique entre genèse spontanée, immédiate et analytique du lien social (posez deux individus à proximité : un lien se forme) et réalisation extérieure, indirecte et synthétique se trouvait déjà, grosso modo, dans l’Antiquité. Toutefois, la notion qui désignait le lien était le vinculum : entrave du corps, ce qui lie, enchaîne. Le latin oppose civis à hostis.

5. La formule de Societas Civilis est attribuée dans le texte de Cicéron aux partisans de la cité démocratique. La loi y est présentée comme le lien propre de cette association : elle est à la fois la forme de l’association et la matière sur laquelle celle-ci conserve la capacité d’agir (pour l’amender, la corriger, la maintenir, etc.). Toutes les sociétés n’étaient donc pas civiles, encore moins les cités. Et pourtant, pour les Romains, chaque civitas est une societas. On est loin de la réduction qu’opérera Kant entre République, Cité et Société civile, et qui marquera en quelque sorte l’aboutissement des trois siècles précédents.