Percée dans le sublime II

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Reprenons.

Reprenons et avançons par le torrentueux sentier que la montagne ouvre et referme à celui qui se met en quête de quelques bribes de savoir.

Savoir de presque rien, comme souvent, trois ou quatre repères, pas plus. Juste histoire de ne pas se perdre, pour toujours, dans le dédale des manifestations de la sublimité.

Poursuite

Du sublime il en est question dans le très beau texte « À quoi tient la beauté des montagnes ? », du peintre, alpiniste et géographe Franz Schrader, publié  en 2010 par la maison d’édition Isolato. Prononcée en 1897, devant le club alpin de Paris, presqu’un siècle après la rencontre de Frankenstein et du mont Blanc, cette conférence offre encore aujourd’hui un tableau extrêmement clair des différents aspects esthétiques de la montagne. Sous quatre points de vue exactement : celui de la plaine ou de la vallée où « ce qui apparaît d’abord de loin, c’est la découpure d’un monde surnaturel, vers lequel nous tendons comme vers toute chose impossible à atteindre » (p. 12) ; une vue prise de « la montagne proche, immédiate » où opère « le charme étrange du contact avec son rude épiderme de rocher, avec la fatigue, la souffrance, peut-être les privations ou le danger » (p.18) ; la vue du sommet, ouvrant le panorama sublime proprement dit, lieu où la « sculpture géante de ces monts, qu’on si longtemps admirés de loin dans le bleu du ciel, apparaît de près, nette, brutale, sublime » (p. 23) ; et une vue, prise en haute montagne également, mais « à mi-hauteur de la zone neigeuse », parce que « la découpure des monts est plus fière sur le ciel quand on est encore un peu au-dessous des sommets suprêmes. » (p. 27)

Ce relevé schématique des différentes perspectives indique trois choses.

Premièrement, la montagne n’a de valeur esthétique que par son sommet. Même si Schrader insiste sur la connaissance intime qu’il faut avoir de la structure des roches, ou de l’harmonie colorée des paysages, pour peindre la montagne de manière authentique, c’est toujours la cime qui est en vue, et quand elle ne l’est pas, elle troue le paysage : « On demandait à un alpiniste célèbre, après sa première ascension du Cervin, son opinion sur le panorama. « Très beau, mais il y manque le Cervin », répondit-il ? » (p. 27). Le spectacle peut embrasser bien d’autres choses qui rehaussent le sommet, ou qu’à l’inverse celui-ci relève au regard, il ne s’ouvre réellement que par là. Le sommet est l’espacement absolu, singulier, d’où perce le sublime et à partir duquel ses effets se font sentir sur la montagne, c’est-à-dire au sein du paysage qu’elle compose et offre au regard. La vue que l’on est donc capable d’y prendre – si toutefois, bien sûr, les autres éléments du paysage, l’air et la lumière tout particulièrement, c’est-à-dire le ciel et les différentes formations d’opacité auxquelles il accorde de passer (nuages, brouillards, orages, pluies, etc.), n’en dissimule pas le point d’irruption – cette vue qui relie le sommet au regard montre le paysage s’ouvrant de lui-même, de l’intérieur de son horizon. Issu d’un point précis de l’espace, lié à la temporalité matérielle et imprévisible du spectacle naturel, enfin suspendu à une vue aussi dégagée qu’étagée entre ciel et terre, le sublime n’en possède que plus étroitement les traits d’un événement : la météorologie du ciel devenant à elle seule capable de masquer, rabattre ou ternir la sublimation pourtant engagée de la montagne. Si, en raison des orages, des avalanches ou des inondations qui  épisodiquement descendaient des montagnes, l’on pouvait voir depuis des siècles – surtout si on habitait tout près d’elles – le sommet comme un lieu de malédiction, le visiteur-esthète empêché de voir le spectacle attendu pouvait désormais invoquer la simple malchance. Le mal était moins important, moins constant, mais surtout ne venait plus du sommet. Le ciel seul pouvait maintenant être en cause – mais n’y a-t-il pas un ciel-de-montagne plus capricieux que les autres ?

Deuxièmement, toutes les perspectives dégagées par Schrader se tournent vers la beauté des paysages de montagne. On se trouve explicitement dans le cas, évoqué précédemment, où le sublime se trouve réduit à une forme de beauté malgré l’hétérogénéité latente des deux expériences esthétiques : à première vue, le mot lui-même serait « déjà bien joli et bien convenable » (p. 20) pour qualifier l’aspect horrible de la haute montagne. Et, avec les efforts d’hommes comme Saussure ou Ramond[1], encore aujourd’hui, « nous pénétrons dans la « sublime horreur » et nous y trouvons une beauté nouvelle, qui nous donne un frisson nouveau. » (p. 23). Fait question, bien sûr, le type de rapport qu’entretiennent les deux dimensions esthétiques pour chacun des angles de vue, et notamment la différence entre le fait de pouvoir contempler le sommet, de près ou de loin peu importe, et celui d’y séjourner. Si percevoir le faîte, c’est déjà entrer dans un spectacle sublime, que fait-on quand on y pose les pieds ? Que peut bien offrir le site quand il devient sol et non plus simplement point de mire ? S’il y a une parenté du spectacle sublime avec une sorte de théâtre de la nature, peut-on dire que, les deux pieds sur la scène, le spectateur devient aussi acteur ? On devine très bien, d’ores et déjà, quelle pourra être la grande prétention esthétique de l’alpinisme : l’ascension des hauts sommets ne s’affirme-t-elle pas comme une conquête de la beauté sur la laideur extrême ? Cette victoire ne consacre-t-elle pas la domination du beau sur le monde ? Le monde n’est-il pas redevenu, comme aux temps des Grecs, une belle totalité, un « panorama sublime » ? Schrader ne concevait pas qu’un peintre puisse rendre les montagnes à ceux d’en bas sans les avoir gravies : « La plupart ne croient-ils pas pouvoir la reproduire dès le premier coup d’œil, sans l’avoir aimée, cultivée, épiée dans ses transformations, sans avoir vu de près le rocher ou la crevasse qu’ils vont peindre de loin » (p. 30). L’élévation de l’âme est une ascension du corps. La vision du sublime n’est pas accessible d’en bas. De manifestation nouvelle de la montagne dont on se demandait comment, survenant dans le spectacle institué du monde paysan, commercial, légendaire, elle pouvait s’agencer aux autres, les annulant, les bousculant, s’y dissimulant, etc., prenant ainsi le parti de la plasticité relative des sites terrestres (même les blocs millénaires), on voit que les différents aspects s’ordonnent suivant un étagement du paysage lui-même.

Troisièmement enfin, non seulement on retrouve la même expérience que celle décrite par Shelley, de manière seulement plus détaillée chez Schrader, mais chacune a été vécue au même moment, au même palier, c’est-à-dire sur le chemin de la montée. Car, bien que le sublime perce déjà aux premières marches de l’ascension, sa patrie demeure celle de la haute montagne : « Ici l’effort n’est plus nécessaire pour retrouver le sentiment de l’universel, il nous pénètre, nous envahit. » (p. 25). L’homme en marche pénètre, ou perce plus profondément encore, un spectacle qui s’ouvre par une sorte d’agrandissement de toutes les dimensions : les formes connues deviennent gigantesques, les distances s’accroissent si bien qu’« arriver devant les blancheurs des hautes cimes, c’est se trouver devant un monde nouveau » (p. 29). Tous les paramètres de grandeur s’affolent. Le monstrueux n’est pas loin dont les fictions fantastiques signalent l’approche par des instruments de mesure (voyants et compteurs divers) ayant perdu le nord.

Paraissant par le sommet, ouvrant à la visée du regard un lieu bien réel vers lequel se diriger, perçu de près et de loin sous les doux auspices de la beauté, le sublime des montagnes précise ses contours. Peut-être pourrait-il même y trouver, si l’on poussait nos efforts plus loin, la délimitation rigoureuse de son domaine ? Le cas de la montagne, les différences de niveau que l’on y observe, ne permettrait-il pas de trancher et de fonder de manière objective les difficiles rapports d’identité et de différence qui demeurent entre le beau et le sublime ? Si le sublime se déploie au plus fort dans les paysages de haute montagne, n’y aurait-il pas là un critère net qui l’isolerait de toute autre forme de beauté ? Ne pourrait-on pas distribuer la nature des émotions esthétiques dans l’étagement progressif des pans de montagne ? Leur intensité ne serait-elle pas fonction de la hauteur que l’on vise ou bien visite ? En fin de compte, s’annonçant ainsi de très loin jusqu’à la béance finale du sommet, le sublime pourrait prétendre à la plus intense des émotions esthétiques, être le point culminant du beau. Et la montagne, d’abord sous ses yeux puis sous ses pieds, devenir le long chemin de son exacerbation, la route escarpée vers le paroxysme de son idéal. Il y aurait là comme une chance pour l’esthétique, le rêve de science qu’elle a un temps caressé. La montagne ne serait pas seulement un cas de sublimité mais un ordre possible, un schème d’ordonnancement.

Schrader pose explicitement la question : « la beauté proprement dite augmente-t-elle en raison directe de la hauteur ? ». La réponse tombe : « pas précisément » (p. 27). Les voies du sublime se précisent mais les limites du champ qui le concerne se brouillent. Il est temps d’avancer (vers) de nouvelles propositions.

Échos

D’un texte à l’autre donc, même expérience, mais ouverte de temps à autre par des entrées différentes. Usant des deux indifféremment, comme un seul même texte, essayons de trouver et de poser les repères que pourrait ménager notre serpentine traversée :

  1. Comme chez Mary Shelley, l’expérience du sublime révèle et élève l’homme à une stature inconnue qui surpasse les grandeurs humaines – « la plus belle zone de montagnes est-elle celle où on dépasse, tout en étant soi-même surpassé » (p. 28) – et les rapetissent d’autant : pour quiconque regarde ce paysage, même de loin, « beau ou laid, noble ou vulgaire, la découpure des montagnes l’élève au-dessus de l’humanité. Il n’est plus borné par des pensées humaines, des objets humains, des soucis humains. Maisons, clôtures, arbres, champs cultivés, tout cela s’efface ; l’œil va droit au plus loin et au plus haut. Par-delà les choses petites qui nous parlent de la vie de tous les jours, d’intérêts, de limites, de contestations, d’égoïsmes, de préoccupations futiles et étroites, la noble bordure bleue ou blanche nous oblige à penser au-delà, à élever notre vision et notre pensée bien au-dessus de petitesses proches et vulgaires. » (p. 13). Avant même que l’on foule ces pentes où la présence de l’homme se fait effectivement rare la vue des cimes efface toute humanité du paysage. Les dignités humaines, grandes ou petites, nobles ou vulgaires, n’ont plus cours à ces hauteurs.

On pourrait attacher à la vue des spectacles alpins la même vertu thérapeutique, autrement dit philosophique, que les stoïciens accordaient à la méditation de soi du point de vue de dieu. Du haut de cette vue plongeante embrassant le tout de la nature, l’individualité de chacun prenait de nouvelles et vraies dimensions : une existence ponctuelle et passagère dans l’immensité du monde. Mais les hommes face aux montagnes perdent beaucoup plus que l’orgueil et le mépris qu’ils s’accordent sans cesse les uns aux autres par leur statut, s’échappe d’eux cette humanité qui, bien que de manière abstraite dans leur vie quotidienne, les rassemble : « Échapper aux brumes d’en bas, s’élever au-dessus de la vie et de ses pesanteurs, nager en pleine blancheur, n’était-ce pas s’élever au-dessus de l’Humanité ? » (p. 9) S’envisageant du plus haut des sommets, l’homme empreint au sublime ne se dépouille pas de fausses grandeurs, il s’y porte à grand cœur. C’est que, l’humanité, bien après les Grecs, est devenue une malédiction. C’est l’évangile que la créature de Frankenstein ne cesse de propager par ses meurtres. Le docteur lui-même, accablé pourtant par le remords des crimes qu’il avait provoqués, sentait ce poids s’atténuer dès l’ascension vers Chamonix : le « fardeau qui oppressait mon âme s’allégeait considérablement au fur et à mesure que je m’enfonçais dans les ravins de l’Arve » (p. 133). L’humanité pèse sur les hommes, comme une conduite qu’il faut tenir, comme une dignité qu’il faut assumer, comme un fardeau qu’il faut expier. Les hommes sublimés ne réalisent pas tellement l’étroitesse dans laquelle ils vivent à la lumière des cieux, proche de ces platoniciens qui s’affranchissent de la caverne, ils libèrent leur individualité d’homme de la disgrâce et de la petitesse de l’humain. Parvenu au plus haut, face à l’abîme de ses faiblesses, devant l’enceinte regroupant les atrocités qu’il commet, siècle après siècle, jour après jour, qui voudrait encore se faire appeler homme ? Il y a dans l’esthétique du sublime quelque chose comme un dégoût possible de l’humanité.

Mais pas seulement et c’est pourquoi le mystère du devenir de l’humanité dans le sublime reste entier. Dans le texte de Shelley, le sublime semblait aussi faire oublier la médiocrité des existences pour laisser place à une humanité grandie par le sceau de l’éternité : l’homme disparaissait à lui-même (du moins quelques temps) pour retrouver au-dessus de lui, grâce à la magnificence des choses, accès à la grandeur de l’humanité. L’homme ne s’élevait pas sans voir grandir en même temps une part de son humanité. La montagne pouvait alors jouer le rôle d’un miroir dans lequel l’avorton humain pouvait rappeler à lui ses véritables dimensions. Cette voie, par laquelle les hommes retrouvent le chemin de plus hautes destinations auprès du spectacle de la nature, est au cœur de l’expérience sublime. Pourtant, suivant le schéma de Schrader, elle ne concernerait finalement que la vue de loin, celle justement, où un point de mire apparaît à l’horizon. Il faut distinguer à ce propos le scintillement d’un étoile dans le ciel, figure de l’idéal inaccessible, qui sert, tout au plus, comme l’étoile de polaire, de guide immobile et permanent de l’existence (l’ascension n’a pas de fin et se confond avec un souci permanent d’amélioration de soi) et l’émersion de l’horizon en tant que tel, c’est-à-dire de la ligne qui trace l’extrémité du monde dans lequel je suis plongé et qui ouvre, malgré les obstacles, un point de sortie. Dans un cas, l’humanité est inaliénable, il faut la porter sur soi jusqu’au sommet ; dans l’autre, il est possible de s’en affranchir quitte à en retrouver une autre, pire ou meilleure, mais transfigurée une fois le col passé.

Dans les nombreuses dimensions[2] selon lesquelles s’opère la sublimation du corps humain (nous avions esquissé le rôle de la lumière précédemment), les rapports du lourd et du léger, de la pesanteur revêtent une importance particulière. Il nous semble justement que c’est en raison de l’état dans lequel l’humanité se tient et se trouve tenue, ce corps alourdi du poids du péché, condamné d’une liberté nécessairement coupable, que le mouvement sublime se détermine, d’une part comme élévation, et trouve d’autre part dans la montagne une possibilité réelle de libération. S’élever, ou grandir par soi-même hors de toute instance de mortification ou d’humiliation, c’est aussi bien avancer vers la source de la lumière, sortir de l’obscurité, illuminer son existence que s’alléger, se délester, s’amputer des poids morts. Ouvrez un dictionnaire et lisez de quelle manière la légèreté est flagellée ! Les mots difficiles de Nietzsche sur la danse du Surhomme tournent autour de ces questions là. En ouvrant aux hommes un espace débarrassé de toute ou partie de leur humanité, en leur offrant la chance d’une transfiguration de leur corps, même passagère, même vécue dans l’obscurité des entrailles, l’expérience du sublime questionne le sens même de leur humanité, autrement dit des conditions à partir desquelles cette stature devient sensible et ne reste plus une simple idée. Quelle expérience avons-nous de notre humanité ? Doit-on accepter, comme dans un certain existentialisme, que l’existence des hommes serait capable de déterminer elle-même ce qui relèverait de son essence, et sûrement pas de la tirer de quelque abstraction définie a priori et hors de soi, que ce soit en Dieu ou dans la science ? Les hommes, en un sens, n’auraient plus d’essence générique en quoi définir leur unité et seraient conduits au regard d’eux-mêmes aussi bien qu’à celui des autres à se rassembler différemment. Il y a encore une autre possibilité : quand s’ouvrant aux plus hautes intensités du sublime, les hommes ne se trouvent pas simplement privés ou délivrés de leur essence humaine, ni même autorisés à la déterminer du fond de leur existence personnelle, mais s’avèrent libres et capables d’ouvrir, d’élargir, d’enrichir leur essence de tout ce que l’humanité a rejeté hors d’elle-même pour se définir. Je suis un roc, un vrai soleil. Je suis la larve qui se nourrit du fruit pour bientôt s’envoler, le colosse de granit qui regarde les hommes en surplomb depuis des millénaires. Je suis un homme et je suis libre comme l’air. Rapport qui n’est plus de comparaison mais de communauté. Il y a aussi dans l’esthétique du sublime une transformation de la sensibilité de l’homme à lui-même qui passe par de nouveaux rapports aux éléments : air, lumière, etc.

L’humanité, alors, ne se définit plus seulement par des qualités morales ou des propriétés biologiques mais de manière cosmologique ; comme si l’homme, en tant que phénomène terrestre, n’était pas séparable d’un monde ouvert en de multiples façons – lui-même beaucoup plus qu’un milieu ou un environnement auquel l’humain n’aurait qu’à s’adapter ou qu’il pourrait façonner – autrement dit un espace-temps à la fois sub- et supra-organique qui ferait corps avec le sien. Quand l’homme parvient au sommet, nous dit Schrader, le changement est directement palpable, la perspective vous situe différemment : devant ces « phénomènes admirés d’en bas depuis que le monde est monde, l’homme arrive dans la région redoutable et mystérieuse où ils se préparent et s’accomplissent : il se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous ses pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23). Et même le docteur Frankenstein, qui n’a pourtant créé qu’un seul homme que les autres allaient bientôt rejeter hors de leur humanité ordinaire, ne manquait pas d’imaginer que les sommets vers lesquels il se dirigeait abritaient tout un peuple d’une nature étrangère : « plus je m’élevais, plus la vallée prenait un aspect magnifique et stupéfiant. Des châteaux en ruine perchés au-dessus des précipices sur des montagnes couvertes de sapins, l’Arve impétueux et des chalets émergeant ci et là d’entre les arbres composaient un décor d’une beauté singulière. Celle-ci était encore accentuée et sublimée par les puissantes Alpes, dont les pyramides et les dômes étincelants dominaient tout, comme si ces sommets eussent appartenu à quelque planète abritant une autre race d’êtres » (Frankenstein, p. 133). Au terme de l’ascension, ce n’étaient plus les géants de l’Antiquité qui attendaient les voyageurs mais de nouveaux Prométhée habitant une nature devenue « cosmique ou planétaire » (p. 25). 

  1. Au XIXe siècle, le relief de la terre constituait encore l’horizon supérieur de l’univers humain. Les montgolfières ne pouvaient guère aller aussi haut. Si bien que les montagnes, révélant la limite verticale du monde, confirmaient le ciel, l’air ou l’azur comme élément privilégié de toute sublimation, lieu de coïncidence provisoire entre grandeur et hauteur. Que se passait-t-il alors quand on arrivait enfin tout en haut ? Et bien ces « phénomènes admirés d’en bas depuis que le monde est monde, l’homme arrive dans la région redoutable et mystérieuse où ils se préparent et s’accomplissent : il se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23). À la lettre, celui qui y parvenait dominait le monde. Il ne devenait pas capable pour autant d’en embrasser le tout du regard mais, fiché à cet endroit précis, s’étalait sous ses yeux la béance même du monde, ouvert d’un bord à l’autre : «Ici, tout devient colossal, le sentiment de l’immensité nous envahit. » (p. 25) Le monde qui d’ordinaire se présente à l’horizon, à la limite extrême du ciel et de la terre, indiquant ainsi qu’il y a un lointain plus lointain encore enveloppé dans celui que je vois à cet instant, se déploie au sommet comme « un monde où chaque pas révèle un autre monde » (p. 24). Parvenir au summum signifiait habiter l’horizon.

Les glissements perpétuels entre le site du sublime et l’endroit où il se réalise, l’ouverture de son champ entre la perception du sommet et son accès effectif, prennent tout leur sens dans ce phénomène : le sublime est le mouvement qui nous porte à franchir l’horizon, à crever notre bulle. D’où les sentiments de franchissement ou d’élévation que l’on connaît quand on gravit une montagne : nous passons nos limites en pénétrant ou quittant des lieux dans la mesure même où notre corps ne se sépare pas du monde qui l’habite. Dans les visions dont elle fait des spectacles, la sublimation ne souligne pas les différents horizons qui bordent notre univers sans glisser, en tout sens, les flèches qui en percent l’invisible enveloppe. Le placenta déchiré devient à rebours le premier acte du sublime, la première et douloureuse bouffée d’air. On oublie ce passage comme on laisse derrière soi, dans l’effort nécessaire pour ne pas tomber dans la nostalgie, un pays devenu trop étroit, oppressant et routinier, une terre parcourue en tous sens de gestes et de regards devenues sans surprises. Si le docteur Frankenstein pouvait ainsi oublier ses soucis, c’est qu’il avait déjà franchi le seuil d’un nouveau départ, sa marche vers le glacier l’avait déjà conduit hors du jour lugubre des heures de sa vie.

Il faudrait dresser l’inventaire des procédés ou des événements fortuits par lesquels les enveloppes du monde deviennent palpables autour de soi. En jetant ceci à titre d’essai que le monde humain est fait de la chair même de l’homme, que sans cesse, même en son absence la plus redoutable, l’homme bute sur cette peau invisible tendue autour de lui. Inlassablement, dans la moindre bête, le moindre rocher, le même objet technique, même à milles lieux de tout aspect anthropomorphe, l’homme ne rencontrerait que l’homme. Bonheur des sociologues et des psychologues qui essaient de comprendre ou d’expliquer l’homme par lui-même, malheur de l’anthropologie qui essaie d’obtenir sur lui quelque lumière du dehors[3]. L’expérience du sublime occuperait sans doute, pour l’Occident, une place majeure dans ce dénombrement. Ne serait-ce que par les liens très étroits que cet ensemble culturel établit entre le regard et le monde ? Le sublime s’attaque en effet à ce que l’on pourrait appeler l’innocence première et nécessaire de la perception c’est-à-dire cette naïveté avec laquelle nous adhérons immédiatement au monde (que Merleau-Ponty à la suite d’Husserl appelait opinion ou foi originaire), et qui, en retour, ne fait pas du monde ce qui me contient et me rejoint au plus profond mais ce que je domine sans éclat dans ma perception. Ainsi j’ai beau savoir que la montagne que je vois, au loin, me dépasse en volume et en taille, je la vois, de mon propre point de vue, comme plus petite qu’elle n’est. Il est nécessaire, suivant les lois de la perspective, que la montagne apparaisse différemment de ce qu’elle pourrait faire à cet instant, que sa grandeur apparente soit réduite à cette distance, pour qu’elle devienne visible à mes yeux. La montagne au loin doit abdiquer sa grandeur pour faire partie de mon horizon. Or, la plupart du temps, cet horizon et les conditions qu’il impose aux choses qui nous entourent nous sont inapparents. Un paysage de montagne ne change pas du tout ce rapport puisqu’il en est au contraire la manifestation – le monde réduit aux contours d’un pays – pire, plus il est beau, plus, en quelque sorte, il se replie et se densifie : seule une sublimation, même légère, soulignant la découpure du ciel serait capable de « donner de l’air » à cette étouffante profondeur. La beauté des choses, rappelait Claude Lévi-Strauss, a toujours été pensée comme perception d’un rapport, et plus précisément poursuit-il, comme rapport de rapport[4]. Le sublime, à première vue, paraît œuvrer dans le sens contraire : une disparité se fait jour dans l’ouverture d’un vide, le creusement d’une absence, l’accroissement d’une distance. Des signes fulgurent dans le paysage que l’on transpose généralement au niveau verbal par des termes comme « au-delà », « par-delà », « au-dessus », etc. De fait, le sublime étale au grand jour les dimensions extrêmes entre lesquelles se constitue notre monde : l’ici qui indique le proche, l’éphémère et l’étroit et le qui marque le lointain, l’ailleurs et l’éternel. Mais comme le dit Schrader, il n’y a qu’une des dimensions qui fasse vraiment partie du spectacle de montagne « l’œil va droit au plus loin et au plus haut » (p. 13).

Cette division de l’homme avec lui-même que le sublime semble provoquer n’est pourtant qu’une phase déjà intermédiaire de son processus : percevoir autour de soi les signes qui ouvrent le paysage vers un ailleurs entame la sublimation, décroche le spectateur du lieu où il est habituellement requis pour embrasser le pays du regard et accentue soudain la familiarité qu’il en a, le corps laissé tout entier ou presque dans son enveloppante humanité. Mais parvenir au sommet, franchir l’horizon qui était le sien et voilà que l’on est plus tout à fait le même : « L’homme y disparaît, s’aperçoit que la nature n’a pas été faite pour lui » (p. 25). Même la nature devient étrangère, ne tourne plus autour de l’homme comme le spectacle qui lui fut offert jadis par son dieu, ou le domaine qu’il conquis un jour de ses mains : « la nature ici ignore, dédaigne l’homme » (p. 25) Spectacle de la nature, le sublime des montagnes défait les limites humaines par lesquelles on la réduit à n’être que le support matériel des cultures et ouvre en même temps le monde humain aux dimensions même de la Terre où il se réalise. Alors, ce qu’on appelle une culture, une civilisation, ne se réalise plus seulement dans diverses formes de comportements, d’objets ou de monuments, mais s’annonce également dans une forme d’espace-temps qui traverse organismes et milieux sans pourtant s’y réduire. Le rapport du monde, des humains et de la culture qu’ils partagent avec d’autres humains s’y modifie. Il ne s’agit pas seulement de la projection d’ensembles culturels sur le globe terrestre, comme on distingue sur des territoires aux limites toujours incertaines des civilisations à blé ou à riz, il s’agit de manières différentes de polariser l’existence, de distribuer le haut et le bas, le proche et le lointain, l’ici et l’ailleurs, à ses niveaux les plus élémentaires.

Que nous ne puissions plus naviguer dans le monde comme si nous lui y avions toujours appartenu, que notre naissance ne témoigne d’aucune nature qui nous apparenterait à la Nature, est sans doute une des découvertes les plus intenses que l’on fait sur soi en expérimentant du sublime. Les séjours dans les airs que nous réalisons avec les avions, s’ils relèvent bien sûr du versant technologique de la science, relèveraient-ils aussi d’une forme de sublimation ?

  1. Le sublime, en tant qu’expérience esthétique, appartient clairement à un moment déterminé de l’histoire occidentale. Et, bien que sans le savoir, ce moment s’est peut-être déjà refermé derrière nous, les historiens cherchent à situer et dater précisément le basculement qui l’a conduit de la rhétorique à l’esthétique. Or, pour ceux qui se trouvent jetés au milieu des montagnes et de leurs pics majestueux, le spectacle n’est pas né d’hier. Même quand il ne se déploie pas sous leurs yeux, ses signes se marquent et se remarquent dans le paysage depuis l’aube des temps humains : « Si l’homme primitif a fait de la montagne le séjour de plus grand que lui, c’est qu’il y voyait comme le trait d’union qui reliait le ciel à la terre, le monde universel au monde humain, l’infini au fini, l’éternel aux choses qui passent. Voilà le premier sentiment d’admiration pour la montagne » (p. 10) La montagne sublimée, avec ses aiguilles, ses pics, ses sommets qui pointent vers quantité de dimensions de l’être inaccessibles aux hommes, exerce une fonction de signe aussi vieille, sinon plus ancienne que l’Homme.

Signe particulier car bien qu’il semble faire partie de ces termes qui servent à désigner quelque chose de présent comme « ceci », « cela », « ici », etc., il appartient plutôt, comme l’indique Schrader, à ce groupe d’unités linguistiques purement fonctionnelles et dépourvues en elles-mêmes de signification qui comprend le trait d’union. Je peux bien, en disant « là-bas », « au-dessus », indiquer quelque chose au loin même sans faire un seul geste de la main, je ne pointe plus rien hors du langage quand je marque un « – ». C’est pourquoi il ne faut pas lire cette comparaison de Schrader comme une métaphore mais y voir au contraire un fait susceptible de montrer comment le spectacle sublime relie les dimensions extrêmes qu’il ouvre au regard. Qu’on s’interroge : le trait d’union associe sans les fondre l’un dans l’autre deux mots déjà existants, produisant ainsi une nouvelle unité sémantique sans pour autant que les unités libres perdent le sens qu’elles avaient déjà. Les souris, bien entendu, ne changent pas de définition du fait qu’il existe des chauves-souris bien que la lettre de leur nom autorise par contre-coup toutes sortes de confusions et de jeux de mots. Le trait d’union est aussi utilisé après certains préfixes qui modulent le statut, le mode d’existence d’une chose, comme dans l’usage des quasi-, des non-, des mi-, etc. Marquant des unités nouvelles de sens, de manière provisoire ou permanente ; garantissant l’indépendance des termes qu’il relie en s’intercalant entre eux ; bref, s’effaçant presque dans sa fonction au profit d’un terme ou d’un autre, il est difficile de savoir si un signe de ce type ouvre par lui-même une dimension nouvelle dans le champ où il intervient (un nouvel axe sémantique qu’on dira pourquoi pas poétique) ou si son existence se limite à la relation qu’il établit, restant à l’étroit entre les deux termes qu’il apparie. Autrement dit le trait d’union, même en tant qu’analogie verbale, questionne le sublime, en tant que valeur esthétique, quant à sa capacité à se constituer dans l’expérience du monde comme une véritable dimension et non comme un simple regard qui fixerait un aspect des choses en les laissant demeurer telles qu’elles sont par ailleurs ou au dehors. Ne serait-ce pas à l’émergence de signes au jeu similaire mais substantiellement différents que l’on devrait les premières manifestations du sublime dans le paysage occidental ? Des marques surgissant dans mon panorama quotidien mais qui me ne disent rien, qui n’annoncent rien, qui marquent et démarquent seulement, déplacent et remplacent, les multiples repères, flèches et horizons de mon existence : est-ce comme cela, à bas bruit que le Sublime s’est introduit dans notre existence avant d’être élevé, plus tard, au rang d’expérience esthétique et réservée à certains ? La montagne et sa difficile ascension servant de segrégateur social ? Des signes aussi discrets que des traits d’union qui modifient la façon dont on s’inscrit dans le temps et l’espace et se trouvent marqués par eux peuvent-ils se produire dans le plus grand silence, en plein aveuglement, et sans qu’aucune parole réflexive ne puisse en reprendre les termes ni s’y appuyer dans l’immédiat ? Haut-bas, Grand-Petit, Fini-infini, Éternel-Éphémère, Humain-Non-humain, quelle polarisation muette de l’existence le Sublime réalise-t-il ?

Les différentes orientations offertes à mes efforts et projets quotidiens apparaîtraient ainsi comme en pointillés le long de ma conduite sans toutefois se rapporter à un milieu. Car plutôt que de rendre commensurable, par sa médiation, deux ordres de grandeur ou deux dimensions du monde qui s’ignorent – ce qui est l’affaire du beau, de ses accords et harmonies –, la montagne sublimante ou sublimée aurait plutôt pour effet de rendre visible dans l’ordre uni-dimensionnel de nos existences, les écarts, les amplitudes, qui n’y sont justement pas actuellement données. Nos « lignes » de vie surgiraient alors pour ce qu’elles sont habituellement : comme brisées, tordues, ensablées dans un coin de notre univers. Le sublime ne hisserait pas l’homme d’un ordre de grandeur à un autre qu’il contiendrait déjà en quelque manière, qui ferait partie de son expérience même de manière fugace et passagère, il ferait au contraire apparaître, par signes, sur un site bien particulier, la béance invisible du monde dans laquelle nous vivons. Pics, aiguilles, cimes et autres sommets regardent bien vers les dimensions les plus inaccessibles qui soient aux hommes mais forment en même temps la pointe la plus avancée de ces régions extrêmes dans le petit milieu des hommes. La montagne ne peut être signe du supérieur et de l’au-delà qu’en perçant et traçant cela dans le paysage des hommes. Comme tout autre spectacle sublime, elle est le signe de cette transcendance des dimensions exorbitées du monde dans le site de leur immanence. Alors, on peut rêver que la géométrie impalpable des choses, invisible dans le fil ininterrompu des journées, s’y déploie à l’œil nu : « Au-dessus du nuage qui fuit, change, s’évanouit comme la vie, toujours persistent ces formes rigides, pures, lumineuses et comme indestructibles, supérieures à toutes choses d’en bas, plongées dans la haute région de la sérénité suprême » (p. 10). En ce XIXe siècle où la géométrie ne disait déjà plus l’ordonnancement transparent du monde, le sublime de la montagne lui offrait encore, dans le ciel, un refuge à son réalisme.

Le paysage sublimé de la montagne est donc bardé de signes. Un signe qui manifeste dans le corps même sous lequel il se présente un aspect de ce qu’il signifie, cela s’est toujours appelé un symbole. Si la beauté est le résultat d’une perception de rapports dans les choses mêmes, le sublime en cerne les symboles. De là, cette nécessité que la chose sublime soit d’une grandeur remarquable, exceptionnelle, pour qu’elle puisse symboliser ce qui la dépasse. La grandeur des choses n’est pas la cause objective ou la mesure des émotions que l’on ressent, elle est requise pour la simple raison qu’une chose ne peut en symboliser une autre qu’en simulant en quelque manière sa présence ou son approche. On dira alors qu’à la différence du regard outillé qui, mesurant les choses les unes aux autres, fait apparaître leurs grandeurs respectives, la perception du sublime marque la grandeur des choses. Dérogeant aux rapports de proportion établis entre les choses, la sublimation ne vient pas de ce monde stable où chaque chose respecte et accepte une bonne fois pour toutes sa relation aux autres, elle en porte certaines au pinacle et d’autres dans le ravin. Elle ennoblit et dévaste : seule trône au loin la noble bordure bleue.

  1. On peut rassembler, grâce au texte de Schrader, les nombreux mouvements diffus qui font corps avec l’effet sublime et affirmer que toute sublimation implique des opérations du type dépasser, transcender, élever, etc. Mais dans quel élément au juste ? Aurait-elle toujours pour effet de nous rendre plus aérien ?

Kant faisait déjà sentir, dans le domaine de la connaissance, tout ce qui relève de l’a priori – qu’il appelle transcendantal – en montrant ce qui, dans nos jugements, dépasse justement le donné de l’expérience : ainsi, je peux dire que l’eau bout à 100 degrés Celsius, je ne m’écarte pas, ce faisant, de ce que j’ai pu constater par expérience, ou de ce que d’autres ont constaté avant moi ; mais quand je dis, l’eau bout toujours à cette température, j’énonce une loi qui ne peut s’appuyer sur l’expérience puisque par définition l’avenir ne m’est pas donné. J’affirme donc quelque chose (de vrai) qui sort de l’expérience, qui la transcende : à savoir ici, la permanence, et j’en conclue que cette détermination appartient de droit aux conditions subjectives de la pensée[5]. Là où l’eau devient gaz, le sujet qui commande à la nature apparaît. Faut-il entendre de la même manière l’interrogation de Schrader : « D’où vient l’émotion qui nous saisit à la première vue lointaine d’une chaîne montagneuse ? ». Il essaie bien de capter le mouvement que provoque le spectacle dans le sujet lui-même et non dans la nature. Comme si le mouvement produit, entre la perception et l’exclamation verbale, dépassait ce que devrait induire le spectacle d’une montagne dans son objectivité de relief géologique et/ou de milieu humain agro-pastoral, comme si ce qui se réalise aussi en l’homme révèle et relève surtout de l’homme. De loin, donc, la montagne sublimée est un gigantesque miroir, son principal pouvoir est de pousser les hommes à la réflexion.

Pour autant, conclure au caractère subjectif du sublime, dire que le sommet est tout simplement le symbole, à peine la cause, de ce sentiment, serait largement insuffisant dans la mesure où c’est le rapport du sujet à lui-même qui est transformé dans l’expérience. Pour le comprendre, il suffit de réécouter plus à fond la question de Schrader : le problème, pour lui, n’est pas tant la cause de l’émotion ­– il la connaît déjà – ni même de chercher à localiser l’effet – il opère dans la sensibilité humaine – mais de savoir la provenance de l’émotion. D’où vient ce mouvement qui ne vient pas de moi et que la cause de la montagne, aussi majestueuse qu’elle soit, ne commande pas ? De cet événement qui commence – obscurément – dans l’objectivité de la nature, qui passe par le sommet des montagnes pour passer ensuite dans l’humanité du spectateur, rien n’implique pour autant qu’il s’épuise dans la sensation du sujet, que celui-ci en soit le terme et la fin, que l’exclamation « c’est sublime ! » soit l’accomplissement de ses effets.

Les travaux de Merleau-Ponty sur la perception seraient ici bienvenus pour analyser différemment de telles descriptions du sublime. Et notamment, comme dans le cas présent où le géographe Schrader prend le pas sur l’alpiniste, pour montrer que l’on suppose la perception comme s’ouvrant de droit, et en premier lieu, à la réalité objective de la montagne (autrement dit celle que la science topographique définit et isole dans ses expériences et ses raisonnements), rejetant ainsi la dimension esthétique au statut d’événement second, comme si elle ne venait en fait qu’après (aussi bien dans l’histoire que dans son appréhension concrète) en se surajoutant à cette réalité. Qu’il y ait une réalité première de la montagne, c’est là que se glisse, comme nous l’avons brièvement évoqué, le problème du système historique de ses manifestations. L’aspect que perçoit le géographe et qu’il étend, de manière dogmatique, au principe de toute expérience possible de la montagne, est-il le même que celui du berger ou du touriste en excursion ? Il n’y a pas ici à choisir. Il faut seulement savoir cette latitude possible dans la position même du sublime au sein du phénomène de la montagne. Et savoir par conséquent qu’il est possible, sur ce point, de renverser les valeurs et donner à l’expérience esthétique la primauté, et même lui accorder une valeur autonome, bien que peu de femmes et d’hommes, dans la vie quotidienne, en ont une expérience pure, capacité que bien des phénoménologues ne confient qu’aux peintres, poètes et philosophes.

Or Schrader n’est pas de ceux-là justement, lui pour qui la qualité d’artiste ne suffit pas à réaliser, en soi et dans son œuvre, le mouvement de sublimation : « Pour un ou deux qui rencontrent juste à la suite de Rousseau, comme Senancour, comme Ramond dans les Pyrénées ou Saussure dans les Alpes, combien de bavards creux et nuls qui ne font que transporter sur un sujet nouveau la vieille phraséologie classique. […] S’il faut être sublime avec des sentiments qu’on n’éprouve pas, on se bat les flancs pour être sublime à tout prix. Ils n’ont pas compris que, pour approcher vraiment de la nature, il suffit d’être simple, mais qu’il faut l’être, s’oublier, la chercher, ne pas se chercher soi-même sous prétexte de nature. Voir dans la nature un thème à amplification, c’est se condamner d’avance à ne rien comprendre. » (p. 20-22). Devant l’emphase de certains poètes au sujet des montagnes, celui dont l’effort consiste à affronter leur redoutable et douloureuse stature ne peut que dénoncer l’enflure du verbe. Avec l’alpinisme est supprimée la possibilité de réduire la sublimation à une figure de style, un tour verbal. Le sublime, en prenant corps aux sommets des montagnes, à la fois visée et sol, quitte le monde de la rhétorique, de ses effets connus et maîtrisés d’avance. De là, l’ironie de Schrader, entamant sa conférence au jour du 25 novembre 1897 d’un « D’autres peuvent raconter leurs ascensions de 1898 ! » (p. 7), façon de se distinguer de ceux qui savent déjà, sans le savoir vraiment, mais le soupçonnant peut-être, qu’ils raconteront la montagne chaque fois de la même manière et comme tous les autres : il était une fois pour toutes les fois… Pour autant, notre alpiniste n’accorde pas à n’importe quels scientifiques le pouvoir d’accéder à la dimension du sublime mais à l’attitude, à la capacité de certains, de se faire transparents au mouvement qui les traverse : « Qu’étaient-ils donc, ceux-là ? Des poètes ? Pas du tout, mais des savants, des professeurs, sans prétention de poésie, abordant les montagnes instruments à la main ; poètes pourtant, parce qu’ils étaient sincères et émus. » (p. 22). Magnifier la montagne par le verbe devient le fait des mauvais poètes, de ceux qui dissimulent mal leur volonté de s’ennoblir à peu de frais. C’est là un classicisme dépassé, une poésie de cour. Atteindre les sommets au XIXe siècle, du moins pour ce qui concerne les montagnes, n’est plus une affaire de style, ce sont désormais des instruments de mesure que l’on tient dans sa main et, si poésie il y a, elle vient d’abord aux hommes pour qui est donné d’être vrai à eux-mêmes. L’humilité de ceux qui sont aux prises avec les difficultés et les beautés de la montagne a plus de grandeur que l’humiliation feinte de ceux qui s’agenouillent devant toute grandeur. Mettre un genou à terre n’est plus une marque de noblesse. Parvenir aux plus hauts sommets, ne serait-ce que quelques instants, c’est accéder à la véritable souveraineté, pas celle que les hommes exercent entre eux par des lois ou des jugements, comme un prince sur ses sujets, mais celle que la montagne conserve sur eux. Sociologiquement et politiquement parlant, l’expérience du sublime désigne une nouvelle volonté de s’ennoblir.

Ainsi, pris au ras de ses manifestations « verbales », comme opinion ou jugement, le sublime des montagnes ne peut être ni contenu par le sujet (comme si cette réaction verbale était la simple expression des sentiments qui passaient en lui) ni réduit à une manière de parler (comme si le style pouvait se passer d’un ébranlement effectivement ressenti).

Pause

Arrêtons-nous un peu. Et reprenons notre souffle dispersé à tous vents. On sentira peut-être alors la sublimation en marche déjà depuis le pied des montagnes, ses effets s’accomplir dans et par cette vue qui transperce nos invisibles murailles quotidiennes ; on sentira possiblement notre corps, s’ouvrant à plus grand que soi et rétrécissant son horizon étroit déjà, avant de s’écarteler, non de se déployer, au sommet jusqu’aux extrémités du monde.

Mais les quelques repères donnés ici n’éviteront pas de se perdre, n’empêcheront pas que déjà nous nous soyons fourvoyés. L’erreur est un chemin qu’il n’est pas de notre liberté de ne pas emprunter. Tout du moins pour celui qui s’est départi des recherches que mènent les sciences, de ces enquêtes qui délimitent au préalable leur domaine, tracent en pointillés leur trajet, savent d’avance qui interroger et arrêtent dès le départ à quoi devra ressembler leur trouvaille. Car pour un savoir en quête de lui-même, interrogeant sa propre existence bien au-delà même de la possession d’une quelconque vérité, la recherche ne peut être qu’errance. On ne s’arrête pas quand on a atteint ce que l’on cherchait mais quand les forces qui vous accompagnaient jusque-là abandonnent, quand les questions qui vous taraudaient finissent de vous trouer le corps en vous laissant au dehors comme une galerie vide. Rien ne garantit que demain, je prendrais la route dans cette direction, rien ne m’assure que ce sera encore moi qui brûlerais de savoir ce qu’il retourne du sublime. C’est pourquoi de tels repères sont vitaux. Pour que d’autres empruntent et continuent le chemin.

Dans d’autres directions.


[1]. Louis Ramond, seigneur de Carbonnières, est un de ces fascinants exemples d’hommes de science empreints de romantisme qu’offrait la fin du XVIIIe siècle. Il fit beaucoup pour la connaissance géologique du massif pyrénéen et notamment par l’ascension du Mont Perdu (entreprise la première fois en 1797 et enfin réalisée en 1802).

[2]. Ce sont, pour une part, ces mêmes dimensions que nous avions commencé d’inventorier dans nos premières enquêtes incertaines, de leurs formes, de leurs buts et de leurs succès. Ces éléments, qu’aucun pourrait dire cosmiques (si le cosmos ne s’était pas lui-même volatilisé dans l’infinité ouverte de l’univers) mais qui dépassent, de fait, toute dualité entre nature et culture, sont soumis à un inventaire ouvert et non planifié, signe que le cosmos grec, fait d’eau, d’air, de feu et de terre, a bien éclaté en dimensions au nombre indéfini et qui sont autant de points d’interrogation, autant de labyrinthes, fichés et creusés dans la texture même de notre existence. La lune, la forêt, la vitesse ou la guerre ne sont pas des thèmes ou des sujets de discussion, des matières à briller ou à réfléchir, mais le chiffre des puissances qui nous sont données et volées, imposées et soumises ; l’espace dans lequel notre quête s’effectue et s’épuise, milieu où la connaissance et l’art sont requis et appelés, non à dissoudre leurs formes et prérogatives respectives, mais à conjuguer leurs forces. Assez en tout cas, pour que l’aventure de savoir se poursuive.

[3]. C’est, me semble-t-il, une des voies de l’excitante et prodigieuse recherche du philosophe allemand Peter Sloterdijk dans ses trois volumes de Sphères.

[4]. Claude Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Plon, 1993.

[5]. Il faudrait encore savoir pourquoi le dehors, tout ce qui sort de l’expérience que nous avons du monde paraît forcément au principe, à la source, de ce qui nous est donné, comme si le dehors était nécessairement supérieur. Ce n’est pas la même chose d’émettre une proposition qui sort de l’expérience, et qui est, pour cette raison-là, supérieure (dans la mesure où elle s’extraie des conditions étroites de l’expérience subjective) et de dire que cet énoncé, pour la même raison, révèle ou pointe, une dimension supérieure à l’expérience. Passé le col qui dominait depuis l’enfance la vallée où je suis né, je puis bien exulter, me sentir plus fort, et savoir le monde plus grand, ne s’ouvre néanmoins devant moi rien d’autre qu’une nouvelle marche et d’autres cols, détroits, forêts, déserts à traverser. D’indéfinis dehors comme autant de lieux, et non d’objets, d’expérience. L’expérience est une traversée vers, du et dans le dehors.

Vagues de silence

Mis en avant

I

 

 
Ivan Aivazovsky, La mer noire, 1881, Gallerie Treyakov, Moscou

 

« Le port est déjà loin, la terre a disparu. Les paysages que nous avons quittés sont encore familiers et vibrent dans nos mémoires attendant le jour d’être éclipsés par les merveilles des terres inconnues. Désir de fuite, d’aventure, de savoir, de richesse : nous voilà entre deux terres. Mais plus le voyage avance, plus les îles, les contrées, les continents à venir semblent s’éloigner, toujours invisibles derrière la ligne d’horizon. Pourtant la mer, au départ, certes hostile et délicate à traverser, ne devait être qu’un pont, une transition pour passer du connu à l’inconnu. Et si nous ne trouvions rien, si ce périple ne nous menait nulle part, si le voyage en somme n’avait d’autre destination que l’utopie ».

II

Voilà comment nous, habitants des terres fermes, pourrions imaginer les grandes traversées vers les mondes inconnus, entrevoir ce moment d’après départ, quand la vérité du voyage entrepris apparaît dans l’improbabilité du retour, quand les hommes assument à travers les dangers et les détours la possibilité de ne pas revenir. Mais quand bien même nous jetterions tous nos efforts au loin pour visualiser cette mer d’où toute terre a disparu, nos visions ancrées sur le rivage resteraient incomplètes. Seul le récit des navigateurs, une fois le retour accompli, peut rétablir cette communication rompue entre terre et mer. Comment alors, dans l’assurance d’avoir traversé et surmonté les épreuves de la mer, les voyageurs peuvent-ils faire sentir l’incertitude qui était la leur avant de revenir au port ? Nous ne pénétrons l’énigme de leurs épreuves qu’à travers les mots qu’ils veulent bien nous confier : récits d’aventure, mémoires d’expéditions ou carnets de bord. Quelle vérité accorder à leurs récits puisque le lieu même de leurs épreuves nous est refusé ? Peut-on opposer la solide mémoire de la terre, portant trace des moindres événements, à l’inconsistance de la mer ? Comment, en un mot, les jours sombres de leur traversée peuvent-ils être accueillis sur les rives de la terre ?

À quatre siècles de distance, un homme, Amerigo Vespucci, un des grands navigateurs de la Renaissance, un dont le prénom orne encore aujourd’hui les terres d’extrême-occident, nous répond : « Ce que nous avons vraiment supporté dans cette immensité de la mer, les risques de naufrages, les souffrances physiques sans nombre, les angoisses permanentes qui affligèrent nos âmes, tout cela, je le laisse à l’appréciation de tous ceux qui ont eu l’expérience de ces choses, et qui savent ce que signifie la quête de ce qui est incertain, et même inconnu » [1].

Réponse un peu courte sans doute que ce fragment issu du texte Le nouveau Monde, qui fut publié en 1504 et qui relate le voyage de ce même Vespucci effectué en 1501 et 1502 vers ce qui deviendra le Brésil. Réponse, pourtant, à la mesure de ce qu’il écrira sur cette traversée : il n’en dira pas plus ou si peu. Bien sûr, les indications géographiques sur le trajet emprunté par les vaisseaux ne manquent pas dans la relation : les escales, les vents qui les ont portés sont bien au rendez-vous. Ces moments où les rivages familiers sont derrière soi, où aucune terre encore ne se profile à l’horizon, sont quant à eux, sans être passés sous silence, délaissés par le récit au profit des contrées, peuples, faunes et flores des terres inconnues. Quoi de plus logique quand on découvre une terre nouvelle que de laisser les mots se répandre sur ce panorama neuf pour en faire ressortir toutes les merveilles ? Quoi de plus élémentaire, aussi, que de s’entêter en demandant encore : qu’ont-ils pu traverser ces hommes, sur ces eaux inconnues, qui reçoit tant de discrétion ? Quelle est cette gravité qui résonne dans leurs propos et qui ne semble pas s’être effacée sur le retour ? Quel est ce drame que la mer accuse de sa violence et que les marins confrontés à l’incertain ont, eux seuls, en partage ?

III

Si Vespucci en dit peu, il est pourtant clair à la lumière de ses propos que de tels voyages en mer se distinguent par les souffrances qu’ils occasionnent. Comment donc expliquer cette brièveté, cette manière d’insister sans trop en dire, sur la violence que subissent les hommes en prise avec les éléments ?

Cette retenue pourrait être l’indice d’un art de la conversation très usité à la Renaissance. Il convenait, en effet, en usant de la parole ou de l’écriture, de ne pas alourdir les histoires, les récits, par trop de détails inconnus de l’auditeur ou du lecteur. Parler était au fond, une conversation entre gens de goût, autrement dit un art de la table, et le savoir une nourriture devant être servie sans trop alourdir l’estomac, c’est-à-dire la mémoire du convive. Or, justement, le destinataire du texte de Vespucci n’était autre que son protecteur, Francesco Di Medicis, notable de Florence. Et pour donner et garder au savoir son caractère savoureux, afin qu’il puisse être dégusté par son hôte, entendu et lu avec tout le plaisir qu’il convient, il fallait que Vespucci veille, par la maîtrise des lettres, à relater son voyage avec une certaine légèreté, selon une économie calculée. C’est pourquoi, en commençant sa lettre, il précisera s’être « contenté d’exposer les choses principales les plus dignes d’être notées et retenues » [2] (afin de transformer un langage qui pût paraître grossier en un discours raffiné).

S’épancher dans une relation de voyage sur les tourments que la mer vous a réservés aurait donc été une longueur indélicate, pesante, pour les oreilles distinguées d’un notable prêt à se divertir. Cela aurait été-t-il le cas si Vespucci avait raconté son périple à d’autres marins, dans une taverne quelconque du port de Lisbonne ? Sans doute pas. Et ce non pas en raison d’une quelconque vulgarité qui serait attachée à ces lieux mais pour la propension des marins à inventer des récits d’aventure, récits dans lesquels la surabondance de périls est une occasion de glorification et de bravade plutôt que de mutisme. Mais là encore, quand bien même chaque coup du sort – tout ce que Vespucci ne dit pas – serait conté avec le plus grand réalisme, il n’est pas sûr que ses paroles auraient été comprises de tous les marins et notamment de ceux qui suivent les circuits maritimes de la pêche, du commerce et de la guerre. Ces voyages ont un but, ont un terme. Or, les voyages de découverte sont plus qu’une folle aventure, on ne sait même pas avec eux si quelque chose viendra à notre rencontre.

Ainsi Vespucci retranche de son discours bien plus que les difficultés qu’oppose la haute mer aux navigateurs, son silence relatif laisse entendre qu’une différence insoupçonnée apparaît quand l’aventure se fait vers et pour l’inconnu. Et rien ne semble lui garantir que tous les hommes qui ont poursuivi ce but l’auront forcément comprise. Qu’a-t-il donc « vraiment supporté dans cette immensité de la mer » [3]. Quelle est donc cette douloureuse vérité qui apparaît aux hommes quand le voyage en mer devient une quête de l’inconnu ? L’incertitude du but colore-t-elle différemment l’ordinaire des événements que subissent les marins ? Ont-ils vécu des choses que les voyages moins audacieux ne connaissent pas ? Nous voilà jetés dans l’embarras.

IV

Dangers, souffrances, angoisses, voilà en peu de mots nommées les traces du voyage, c’est-à-dire les voies par lesquelles il a fallu passer et les marques que l’on garde malgré soi après le retour. Ces péripéties, qu’elles se soient réalisées dans les corps et les âmes ou qu’elles les aient affaiblis de leurs menaces, sont toutes de l’ordre du malheur. Ces maux rapidement nommés épuisent-ils ce moment crucial de la traversée, quand les hommes insensiblement passent dans l’inconnu, ou bien n’en représentent-ils qu’une partie ? Faut-il imaginer bien d’autres cruautés de la part des éléments, allonger la liste des supplices? Et pour s’arrêter où ? Enfin, n’y a-t-il vraiment aucune place à la joie dans ces moments rares ?

Vespucci sans émettre de jugement sur son expérience précise les dimensions du lieu où elle doit être appréciée : ni la terre découverte, ni même celle du retour mais la mer et son immensité. L’Océan, cette vaste étendue, devient donc la mesure même de la vérité du voyage, l’aune à partir de laquelle celle-ci devra et pourra être jugée. Doit-on en conclure que le nombre des maux endurés se trouve proportionné à l’étendue des eaux ? Ces « risques de naufrages », ces « souffrances sans nombre », ces « angoisses permanentes » résumeraient-ils l’existence de maux innombrables et pour cela presque impossibles à dire ? La mer prendrait alors la forme d’une gigantesque et monstrueuse réserve de malheur, une source quasi intarissable de mal, créatrice de tourments inimaginables pour les hommes restés à terre. On verrait, sans doute, s’avancer à la surface des eaux l’ombre des enfers ou peut-être la mer et ses profondeurs abyssales serait-elle devenue la véritable incarnation de l’enfer sur terre ? Vespucci nous laisse ici sans réelle possibilité de jugement. Malgré tout, et quels que soient leur nombre, ces fléaux restent encore calculables et exprimables, comme en témoignent les détails supplémentaires que Vespucci livre à son protecteur : « En un mot, pour raconter brièvement tout cela, sache que sur les 67 jours de notre navigation, pendant 44, il y eut sans arrêt de la pluie, du tonnerre et des éclairs et une obscurité telle, que nous n’eûmes jamais une journée avec du soleil ni une nuit sereine. A cause de tout cela, nous fûmes en proie à une si grande épouvante que nous avions perdu presque tout espoir de survivre » [4]. Évidemment, le déferlement de malheurs compte dans l’expérience des hommes mais pas autant que leur affolement devant le déluge ininterrompu de calamités. Face à un tel phénomène, on ne peut qu’imaginer la vision de cauchemar qui monte parmi les marins : les éléments semblent leur dire qu’ils ne cesseront de les tourmenter, qu’ils s’abattront sur eux sans discontinuer. L’Océan, pourtant, ne réserve probablement pas plus d’infortunes que la terre. Simplement, au milieu des eaux, les événements ordinaires du monde semblent prendre des proportions fantastiques, comme si l’ordre naturel du monde, sans s’effondrer, se troublait par endroits. Par sa monotonie, son long étalement indifférent à la précipitation des hommes ou par ses accès de fureur, ses orages ravageurs, l’Océan, de moyen terme qu’il était entre deux terres, fait naître la fiction d’un milieu dépourvu de limite.

Aussi, cette vérité du voyage que Vespucci murmure entre deux mots ressemble moins à une constatation objective, une suite de faits patents que l’on pourrait partager qu’au produit d’une perspective irréelle, attachée à un moment et un lieu. Perdus au milieu de l’infini, les hommes découvraient peut-être quelque chose comme un rapport insoupçonné entre l’espace et le malheur : la possibilité soudain crédible, pourtant invraisemblable, qu’il n’y ait en ce monde pas de limite au malheur mais une interminable succession de souffrances. On comprend alors qu’au « milieu de vraiment si terribles tempêtes de la mer et du ciel » le navigateur rappelle qu’il « plut au Très Haut de [leur] montrer le continent, de nouveaux pays et un autre monde inconnu » [5]. Car devant un tel cataclysme, seul un dieu semblait encore pouvoir mettre un terme à la furie de l’Océan. Seulement, au lieu de tempérer, de modérer le déchaînement des éléments, il leur redonna espoir en faisant paraître un continent au-delà de l’horizon ; comme s’il avait lui-même reculé devant le soulèvement des mers, déserté la profondeur de leurs flots, comme si son seul pouvoir de consolation face à l’Océan était de promettre un rivage comme terre de salut.

Ivan Aivazovsky, Chaos, Création du monde, 1841, Musée de congrégation arménienne des Mhitaristes, Venise, Italie

Les découvertes accomplies dans la quête du nouveau monde ne sauraient se réduire aux terres rencontrées. Ces longues journées sans soleil, ces nuits de terreur sur l’Océan ont été sans doute la première découverte du nouveau Monde, un monde inachevé, à la fois sans limites apparentes et perpétuellement tourmenté. Des pensées étranges, des spectacles fantastiques se sont emparés des hommes durant la traversée, dévoilant un monde terrifiant : un monde sans Dieu, rebelle aux espoirs et consolations des hommes, un univers où le malheur ne promettrait aucun salut, aucune délivrance. Et probablement plus que l’impuissance des mots à rapporter tous les malheurs qui les ont accablés, le ton laconique de Vespucci trahirait l’angoisse d’avoir vu même les choses les plus certaines, comme Dieu et le Monde, vaciller sur elles-mêmes.

V

Nous avons jusque là tenté de cerner, dans le demi-silence de Vespucci, la démesure, l’excès propre aux innombrables et interminables fléaux qu’abritent les étendues inconnues de l’Océan. La traversée prépare encore d’autres drames. Car, si un écart subsiste entre la vérité du voyage et les souffrances énumérées ; si Vespucci ne dit pas tout, il nous révèle tout de même que l’expérience s’est accomplie dans les parages de l’insupportable. Les terreurs de l’interminable n’éclairent pas encore suffisamment les épreuves malheureuses des marins, d’autres événements restés muets les ont probablement assaillis. Et si ce n’était pas en raison de leur chiffre, ni de leur manteau d’éternité mais de leur puissance et du domaine où ils font rage ? Ne peut-on pas imaginer quelque chose de pire qu’un naufrage, que l’incertitude du retour ou l’attente inquiète d’une terre derrière l’horizon ? Cette vérité que nous cherchons pourrait être donnée par la rencontre d’une infortune suprême, d’une mésaventure qui surplomberait les autres en démultipliant leur gravité.

Prenons à témoin, devant le silence de Vespucci, un officier russe anonyme, juste avant le naufrage de son navire, le Saint-Pierre, près de l’Alaska, en 1741 :

« Les nuits devenaient toujours plus longues & plus obscures, & par là même le danger plus éminent, parce qu’à tout moment on avait le naufrage à craindre. En même tems l’eau douce allait manquer tout-à-fait. Le travail excessif devient insupportable au peu d’hommes qui restaient encore sur pied ; ils criaient à l’impossible, lorsqu’on les sommait de faire leur devoir. La mort qui leur paraissait inévitable tardait trop à leur gré de venir les délivrer de leurs maux » [6].

Comme dans le bref récit de Vespucci, les éléments se déchaînent ou viennent à manquer, défaut et excès, et en s’abattant sur les hommes, décuplent leur malheur. Seulement, cette fois, les marins crient à l’impossible, montrant et réclamant à la fois la fin de l’odyssée. Un vacarme remplace les prières et les plaintes rendant brutalement audible ce que la discrétion de Vespucci laissait difficilement entendre auparavant : la multiplicité et l’ininterruption des maux effraient bien les hommes mais leur convergence imprévisible, brusque ou lente les délivre également. Au XVIe comme au XVIIIe siècle, la mer voit indéfiniment revenir la même fatalité, les infortunes se conjuguent, conspirent entre elles pour former un mélange indivisible que les hommes ne pensent pas pouvoir surmonter. Dès lors, dans ces instants où la vie tourne en survie, la mort, l’extrémité des souffrances apparaît comme une libération. Déjà, Vespucci, dans son bref récit, nous rappelait combien lui et ses compagnons avaient perdu l’espoir de survivre, comment la mort était devenue pour eux quasi certaine juste avant la découverte d’une terre. Pourquoi alors n’en avoir rien dit ? Il est possible, après tout, que les hommes du rang de Vespucci, pilotes ou commandants, se faisaient un honneur de ne pas douter du succès de leur entreprise, de ne pas sombrer totalement dans le désespoir. L’attente et l’acceptation de la fin étaient peut-être laissées au marins comme un signe de faiblesse. Impossible, pourtant, de croire longtemps à cette répartition sociale du courage quand on écoute ce même officier russe reconnaître à son tour la situation extrême qui était la leur : « je ne sais s’il y a une situation plus disgracieuse au monde, que celle de naviguer par une mer inconnue. Je parle d’expérience, & je puis dire avec vérité, que pendant les cinq mois qu’à duré ce voyage, j’ai eu peu d’heures d’un sommeil tranquille, sans cesse en danger & en souci, dans des contrées ignorées jusques-là » [7].

Comme Vespucci, pressé de célébrer son Dieu de les avoir sauvés du vide terrifiant de l’Océan, cet officier ne peut tout à fait croire et nous faire croire à sa rencontre avec l’extrémité de la détresse humaine. Son récit peut attester des dangers, de la vigilance incessante et fiévreuse ; il ne peut soutenir la réalité, la vérité qui s’est annoncée au croisement des extrêmes du monde et de l’expérience humaine. Seuls les marins, finalement, ont le courage de dire, par leur sombre lucidité, éclipsant tout rêve de gloire dorée, quel rapport impossible se noue entre la vie et la mort aux limites du monde. La mort n’est plus cet accident extérieur qui anéantit la vie. Là où la vie devient insupportable, la mort s’enracine dans la vie comme le pouvoir, accepté par les uns, repoussé par les autres, d’échapper à la fatalité qu’impose l’Océan. Les hommes parviennent à l’état de survie. Cet état ne simule pas la vie proche de son degré zéro, séparée du trépas d’un dernier souffle, il dévoile aux vivants que la mort ne peut être l’extrémité de la vie, la mer finissant de les convaincre en leur réservant le pire.

Passé ce point extrême du voyage, les récits des hommes qui rentreront ne seront que des histoires de survivants. La gravité qui passe dans les paroles de Vespucci trouverait peut-être là un autre point d’ancrage. Cette façon de montrer et de pourtant retenir ce qu’il ne peut avoir oublié symbolise sans doute, aussi, le sort des hommes disparus, sans tombe, sans trace sur la terre, pudeur pour les proches restés à terre qui n’ont pas connu la joie promise du retour.

 

Ivan Aivazovsky, Tempête, 1854, Musée de Russie, Saint Petersbourg, Russie

 

Mais ce n’est pas à ceux-là que Vespucci s’adresse, il commémore bien plus avec ces marins qui comme lui ont traversé l’insupportable. Frôler la mort ou perdre la vie, c’est déjà quelque chose à raconter mais savoir qu’il y a un au-delà de la mort et qu’il ne ressemble en rien au paradis, cela reste en travers de la gorge, et pour les gens raffinés un mets difficile à avaler.

VI

Qu’avons-nous fait, nous qui connaissons si peu la mer et pourtant soucieux de dire ce que la terre ne peut savoir, sinon tenter d’être le destinataire des paroles de Vespucci ? Nous avons donc pris, pour passer au-delà de ses paroles, le manteau déjà usé d’un autre voyageur en quête d’inconnu, celui de l’utopie. Seulement pour le revêtir, fallait-il rester sourd aux opinions réduisant les utopies à des voyages et des mondes imaginaires, car elles ne prennent pas leur source dans un univers radieux et libre d’images dont chaque homme pourrait à sa guise disposer pour peindre une terre inconnue. Les utopies naissent près de ces lieux négatifs dans lesquels on ne peut séjourner mais que l’on peut seulement traverser ; elles parlent d’événements impalpables, de choses impossibles qui apparaissent et qui disparaissent aussi rapidement que des vagues mourant dans l’écume. Les paysages utopiques tirent leur pouvoir d’évocation de l’impuissance des choses à se défaire de leur état forcé de fantaisie ou de mirage, ils s’éclairent par ces choses enchaînées à la surface du monde qui ne peuvent acquérir la fermeté et la dureté de la terre, la solidité d’un fait qui les rendrait digne d’être racontées. Le masque de l’utopie était alors précieux pour décrire les épreuves que les marins ont traversées dans leur quête océanique : un monde terrifiant qui perd ses amarres, ne ressemblant plus tout à fait à l’ancien sans prendre encore la figure d’un espace habitable et humain ; l’extrême et l’interminable, la terreur et la survie, l’effacement passager de la transcendance de Dieu et de la Mort, autant de phénomènes incroyables qui peuvent être difficilement déplacés, racontés hors du lieu où ils sont apparus.

 

Ivan Aivazovsky, La mer noire la nuit, Musée d’Odessa, Ukraine

 

Voilà pourquoi, c’est peut-être finalement la mer en personne qui murmure au creux des paroles de Vespucci, une mer qui retient les hommes et les paroles comme si le langage prenait sa source dans ses flots, comme s’il n’était pas lui-même revenu sur terre, qu’une partie de lui s’était abîmé dans la profondeur des océans. Le langage de la mer ou des vagues de silence qui s’échouent sur les rivages de la terre.

Notes :

1. Vespucci Amerigo, « Mundus Novus », 1504, publié dans Le nouveau monde, les voyages d’Amerigo Vespucci (1497- 1504), Mars 2005, Éditions Chandeigne, p. 135. Retour au texte
2. ibid, p. 134. Retour au texte
3. ibid, p. 135. Retour au texte
4. ibid, p. 135. Retour au texte
5. ibid, p. 135. Retour au texte
6. Histoire des naufrages ou recueil des relations les plus intéressantes des Naufrages, Hivernements, Délaissements, Incendies, Famines & autres événements funestes sur Mer ; qui ont été publiées depuis le quinzième siècle jusqu’à présent, Librarie Cuchet, 1789, Vol III, p. 274. Retour au texte
7. ibid, p. 270. Retour au texte

Au fond de l’oeil

ınvagınatıon nεolıbεralε du prıncıpε d'ıncεrtıtudε catamnεsıquε . . by Jef SafiL’imagination qui jusque-là passait confusément pour la puissance par laquelle, et dans laquelle, on trouvait à se couper du  monde – pour s’isoler ou se retirer dans son corps, dans sa tête – s’est réalisée avec et dans la photographie. C’est dans le geste même par lequel on prend une photo (la tête que l’on cache sous le voile noir, l’œil que l’on fait disparaître derrière l’objectif, les chambres noires qui en jalonnent tout l’appareil) que l’on simule, ou donne l’impression, de faire sortir ce qui se cache dans la boîte crânienne. La photographie, à sa naissance, réalisa l’imagination en tant que telle. Non seulement elle fit prendre conscience du statut de cette nouvelle image à laquelle désormais on faisait référence comme un élément du réel mais elle convertit également en chose manipulable cette imagination qui n’existait auparavant – du moins le supposait-on – que dans nos têtes. C’est en simulant des prises de vue directement extraites de cette boîte noire que l’appareil et l’acte photographique ont réalisé et fondé cette continuité étrange entre le réalisme le plus poussé (jusque dans l’immédiateté du geste de prise de vue négligeant tout moyen et délai artistique) et le fantastique. La photographie est l’hallucinatoire actuel.

Serait-ce la même chose pour les clichés ? Le fond de l’œil nous serait-il donc devenu accessible ?