Surtout ne déranger personne

En passant

Être mélancolique, cela signifie peut-être de se sentir déjà mort de son propre vivant : de là qu’elle se manifeste devant le peu de soin que l’on accorde aux mourants, de là cette haine contre les vivants oublieux, de là aussi cette asphyxie soudaine à proximité des lieux où l’on enferme les morts. Comment ne pas vouloir, au bout du compte, devenir simplement un fantôme et ne plus être capable de déranger rien ni personne sinon en hurlant dans le vent, en troublant les miroirs ? Vaut-il mieux un semblant de vie ou cette mort effective dans une vie expirante ?

Infernaliana

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Dissémination Mars — Littérature de genre

The way out ? (From Hell) by Giampaolo Macorig

Aborder un genre, il y a pour cela beaucoup de manières. On peut, et c’est bien souvent ainsi que font ceux qui, impatients, diront qu’il est impossible de le définir, chercher le point de vue le plus haut, le plus général, essayer d’embrasser du regard, perché au sommet de la montagne, l’ensemble de la verte vallée. Toutes les bêtes qui paissent, dispersées, accrochées, rapetissées sur les flancs de la terre, se voient alors rassemblées, de fait, sous l’action de cet écrasant regard. Mais pour cela il faut se donner la peine de monter et de monter vraiment très très haut et le chemin est long et ardu et c’est pourquoi beaucoup, abattus d’emblée, beaucoup déclarent, et jurent, que les genres (musicaux, littéraires, etc.) sont insaisissables, inexistants, inaccessibles. De véritables chimères perdues dans les nuages, au-delà des sommets.

Je ne pense pas, pour ma part, que les genres soient des abstractions vides mais je n’aime pas pour autant les ascensions sportives et ascétiques censées nous mener au difficile sommet des plus hautes généralités : je préfère les petits pas de côté, les coups d’œil latéraux et de biais, qui permettent – tout en restant au niveau de ce qu’on essaie de définir –, de formuler déjà les rapports que cet ensemble, traversé du regard, entretient avec d’autres ensembles. Je me sens bien dans les vallées, le long des ruisseaux, sur le dos des collines. Ce sera alors en prenant la vision du berger et du loup, les deux indissociablement liés – chacun se tenant à la fois aux marges et au milieu du troupeau éparpillé, au bord et au cœur – que nous essaierons d’établir un rapport mobile au genre que nous souhaitons aujourd’hui embrasser. Car il y a, c’est certain, une passion véritable du genre.

On pourrait dire ceci, en première approximation, pour situer la passion qui nous occupe : où et comment apprécier les pouvoirs de ce que l’on appelle Imagination dans le monde qui nous traverse et nous entoure ? Il y a bien sûr les rêves que nous faisons chaque nuit, mais auxquels nous n’avons accès qu’indirectement, par le biais des pattes de mouche que nous laissons sur les pages d’un carnet dans un demi-sommeil ; et encore cette saisie est assez limitée du fait que nous n’avons même pas accès aux rêves des autres mais seulement à cet autre étrangement semblable – étrange parce que semblable – que nous sommes la nuit. Bien sûr, le psychanalyste, aujourd’hui, se trouve au point de confluence des rêves humains et semble par conséquent en mesure de les constituer en véritable expérience, je veux dire celle que l’on dit vérifiable, empirique, factuelle : premièrement, il installe un poste d’observation (et d’écoute) permanent sur les différentes manifestations des cauchemars et des songes ; deuxièmement, il en fait un événement qui n’est plus seulement vécu en première personne, mais qui, s’il vous atteint encore, le fait médiatement désormais, dans la verbalisation éventuelle qui s’en suit (le psychanalyste rêve lui aussi mais ne formule pas ses propositions sur l’imagination et les songes au même moment, ou bien c’est qu’il rêve éveillé); et troisièmement, il assure au rêve une visibilité telle que celui-ci devient saisissable bien au-delà des coordonnées initiales de son apparition. Le voici qui saute de la mémoire, qui déborde des pages du carnet et qui se trouve lancé dans une interminable prise et reprise de paroles. Ainsi, l’imagination, sous les espèces du rêve, et sous le nez du psychanalyste, est constituée en véritable domaine empirique, champ permanent et stable d’analyse et d’investigation. C’est donc là, me disais-je, qu’il faut aller chercher sa vérité, du moins sa manifestation la plus ferme.

Mais j’ai songé aussi qu’il existait un autre lieu, dans notre culture, au sein duquel il serait possible d’avoir un plus large accès, plus direct, plus global aussi, à cette fameuse Imagination. Je songeais, bien entendu, à cette forme de langage que l’on appelle depuis plus de deux siècles maintenant Littérature Fantastique. Car bien que toute un bataillon de figures louches et de personnages étranges ne cessent de poindre et de revenir autour et au cœur de ce langage insistant ; bien qu’il emploie un grand nombre de procédés rhétoriques susceptibles de nous jeter dans cette dimension nouvelle qu’est le Fantastique : ce langage n’a, semble-t-il, jamais vraiment découragé les espoirs et les désirs d’en maîtriser le foisonnement. Et même au contraire puisque le voilà chez Nodier, donc aux premiers temps de son existence, déjà regroupé en un ensemble de textes, les Infernaliana, qui n’attendront pas longtemps pour que l’on vienne extraire, en eux, un nombre suffisant de critères qui établiront alors un genre dans leur communauté nouvelle.

On peut, avant de les lire ou bien les relire, les entendre ici (avec une voix mieux qu’appropriée­ : d’époque !).

Le Fantastique s’est donc constitué comme genre, comme rassemblement de langage, et ce dès son apparition. Le voisinage serré dans lequel on trouve les textes, la communauté qui se forme entre eux, n’est pas seconde ou secondaire, affaire de critiques aveugles ou inquisiteurs, mais bien choix et nécessité d’écriture, d’écrivains. Cela n’empêchera pas un grand nombre de continuer à récuser un telle volonté d’ordonnancement, en vertu d’une inquiétude ou d’un mépris des classifications. Il y aurait trop de diversité dans cette littérature pour qu’il soit possible de l’enfermer comme un monstre dans d’aussi petites cages (allez dire une chose pareille aux naturalistes qui s’attachent à décrire le foisonnement du vivant et de son évolution ! La Nature serait-elle moins disparate que l’Art ?). Il y aurait aussi trop d’œuvres composites et de ce fait bien incapables de rentrer et de rester uniquement dans la seule case qu’on leur assigne, ce qui mettrait ainsi à bas toute volonté un peu sérieuse de forger des classes de textes distinctes (mais il y a bien fallu, pourtant, isoler des parties de textes reconnus comme fantastiques pour les déclarer sous ce nom : c’est peut-être qu’il vaut mieux se méfier des unités toutes faites comme le Récit ou le Livre et non du projet de classification lui-même). Enfin, on peut aussi dénoncer la possibilité d’enfermer la littérature dans un genre au nom d’une certaine liberté de l’imagination, c’est-à-dire d’une fantaisie si radicale qu’aucune règle, aucun principe, ne pourrait véritablement la retenir – ou la définir – plus loin ou plus longtemps que le moment, toujours provisoire, de son apparition. Il y aurait ainsi, comme on dit, des œuvres ou seulement des textes authentiquement fantastiques mais aucun lieu commun, aucune topique, en mesure de les rassembler et de les réunir. De leur passage dans le monde aucune intersection possible. Les vampires et fantômes qui les suivent et les accompagnent jamais ne se croisent. Ce serait donc par principe, parce que le Fantastique est ce type de langage pour et dans lequel l’imagination tient une place si déterminante, que la possibilité d’en faire un genre se trouverait exclue pour certains. C’est là où cette imagination serait la plus libre, la plus accessible dans ses manifestations, au travers de tous ces textes, qu’aucune loi, aucun ordre ne pourrait la faire plier et lui trouver un langage commun. Coïncidence étrange. Curieuse transcendance.

Aussi bien que dans le rêve donc, peut-être mieux encore, la littérature dévoilerait, exprimerait, entrebâillerait une porte vers cette libre dimension que l’homme plus ou moins intensément revendique. Mais s’il est probable, comme on peut le penser, que l’imagination s’exprime d’une façon préférentielle dans la littérature – celle-ci tournant alors vers nous un visage si singulier qu’il serait impossible, ou seulement inutile, d’en faire un portrait ou d’en cerner le type – c’est peut-être aussi pour la raison très simple qu’elle y exerce ses pouvoirs d’un façon bien spécifique. Pas sûr alors que ce soit une bonne idée de supposer derrière ou en amont de la parole une imagination en sommeil, ou déjà bien active, que la littérature ensuite essaierait de ressaisir pour elle-même (le Fantastique ne serait alors que cet effort verbal donné en vue de communiquer un imaginaire déjà constitué hors de lui et heureusement ou malheureusement passé au tamis des contraintes de la langue : transcription de certaines, ou de toutes, nos fantaisies). Il ne serait pas suffisant non plus de dire que la littérature essaye seulement, dans ces textes, d’exprimer un certain état de l’imagination (et non pas tous), susceptible de provoquer terreur, stupeur ou émerveillement. Il faudrait plutôt, il me semble, ne plus supposer l’existence d’une telle faculté générale derrière le langage, autrement dit ne plus renvoyer chacun des textes du genre aux pouvoirs insaisissables d’une certaine psyché humaine qui serait alors posée comme leur fondement ultime et concret ; il faudrait plutôt voir comment le Fantastique, en tant qu’expérience singulière et historiquement située, parvient à nous plonger dans un élément culturel nouveau, c’est-à-dire cette dimension dans laquelle Imagination et Langage se retrouveraient si liés (de rapports à la fois anciens et inédits) qu’il nous serait devenu extrêmement difficile, voire impossible, d’en dénouer les fils : cette trame serrée, cette intrication complexe étant, de façon tout à fait classique, le principe de possibilité de la Littérature elle-même.

Le verbe, dans cette compréhension de la littérature, n’apparaîtrait plus comme l’expression (pleine ou viciée) d’une faculté générale de l’homme, ni même comme soumis (par la fascination ou l’éblouissement) au rêve, mais plutôt comme l’appréhension (et le recueil) de cette forme d’événement étrange que l’on appelle la vision. Vue, entrevue même, réalisée en présence d’autrui ou pas, de quelque chose de visible (qui échappe toujours en partie à la vue) et dont la visibilité n’est donnée qu’à un seul : si bien que l’expérience ordinaire du fait commun, de la chose publique, de la chose devant nous que nous voyons simultanément ensemble disparaît. Il n’y a plus de communauté de vision. Je vois quelque chose dont l’évidence, le partage immédiat (et sans d’autre ressource de langage que les gestes qui permettent d’orienter le regard) entre nous disparaît. Il ne reste donc que le langage capable d’accueillir, de communiquer et de partager un tel événement, en élaborer l’expérience. La rendre à nouveau vérifiable à autrui.

Le Fantastique, à la racine de son sens, désignerait ainsi la pure visibilité des choses dans ce qu’elle a d’insaisissable. Un visible auquel la main, la peau, l’œil même dans la mesure où il apprécie les surfaces et les profondeurs, ne peuvent donner d’autre consistance que celle d’être seulement visible (ou visuel dirait peut-être Didi-Huberman). Ce pourrait être cela l’expérience d’une vision : vue devenue insaisissable à force d’être conduite et reconduite à la pureté du regard, vue d’autant plus invisible (invisibles aux autres) qu’elle serait devenue ostensiblement visible à soi ; invisible de n’être finalement pas saisissable par la main, pas repérable par l’ouïe et peu tangible pour l’œil. Aussi, le visible n’existerait peut-être pas d’emblée dans la consistance partagée et stable d’une chose posée là devant nous, accessible au regard de tous, ou même cachée quelque part attendant sereinement qu’un jour la découvre et laisse voir, enfin, les contours de chose bien nette qu’elle gardait pourtant en secret dans le noir. Le visible serait plutôt donné dans une forme de dispersion radicale, une explosion de vues éclatées dans le temps et l’espace (ne disons-pas subjectives puisque ceci supposerait que soit posée l’existence de cette vue dégagée, frontale, à distance, commune que l’on appelle objectivité). Le Fantastique, donc, nous donnerait accès à un des états premiers (ou majeurs) de la visibilité du monde, du moins une dimension dans laquelle, dans notre culture, il ne nous est pas donné, ou plus, de vivre constamment – sinon le temps d’une lecture, dont l’effet, peut-être  longtemps après, en fera rejaillir encore l’existence au premier plan. Vérifions-le.

Infernaliana, par Charles Nodier. Gallica, Bnf.

 

Ecritures clandestines

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Dissémination de mars 2014 – Écritures clandestines

À quel point on parle, aujourd’hui, de ces pratiques secrètes dont on ne sait rien, et qui parfois se montrent, dit-on, en plein jour, sans même dissimuler qu’elles ne nous disent pas tout de ce qu’elles peuvent bien signifier ! Ces paroles ésotériques qui font signe en un clin d’œil, et que seuls ceux qui, assez rapides ou assez avisés, sont en mesure de comprendre ; ces gestes obscurs vers lesquels tant de regards se tournent en y voyant partout la trace (Big Brother is watching U) ; ces avis si inquiétants car rassemblés sous le même jour sombre et diffus du complot : je les ignore, aussi activement que je peux, ayant assez éprouvé que l’on ne peut véritablement dialoguer avec celui qui, de tout bois, fait tant de signe – car il n’y entend que bien pauvrement toujours la même chose : la source du mal qui impuissante.

Je veux parler d’autres inscriptions que celles que les paranoïaques de tout poil déposent et imposent un peu partout sur la toile, sur les murs, sur les ondes ; parler de ces écritures pour lesquelles une certaine distance vis-à-vis du jour est nécessaire pour faire signe – sans pour autant que ce qu’elles disent, au travers de ce langage en retrait, demeure et doive demeurer dans l’obscurité. Les critiques qui reconstituent la genèse des œuvres littéraires nous ont habitués à plonger le regard dans ce qui n’avait pas vocation à être publié, à ce qui devait rester loin du jour (hormis peut-être bien sûr les correspondances dont on sait à quel point elles jouent toujours avec la limite du public et du privé – les passages du bec de gaz à la chandelle –, les écrivains se mettant bien souvent, parfois de manière coquettement discrète, sous le regard d’un tiers extérieur même en parlant à leur plus proche confident). Et ce qui aurait dû demeurer dans l’ombre, alors, sous le regard indiscret du critique, sous les innombrables éclairages des lecteurs, paraît – et cela presque toujours – tenir le coup dans ce face-à-face pourtant non prévenu avec le soleil. Se renouvelle ainsi, et cela constamment, une certaine magie dans la constitution des œuvres : celle de voir ce que l’on avait pas à voir se tenir au même rang, du moins se montrer digne de la même attention, que ces textes qui, eux, avaient été sciemment publiés et préparés comme tel. Magie, merveille, car, on le sait, même si on ne le dit pas toujours à haute et voix lointaine, le tour ne marche pas forcément à tous les coups, et bien des textes, parfois, auraient dû vieillir (et flétrir) dans leurs tiroirs. Ces textes qui voient un jour qui ne leur était pas promis, ou seulement espéré, n’appartiennent jamais tout à fait à la nuit : écritures des crépuscules, du matin et du soir.

Je parle donc d’autres écritures, de celles qui interrogent en elles-mêmes et pour elles-mêmes la question de leur publicité, la raison de leur publication, ou plus radicalement encore, la forme sous laquelle elles peuvent venir au jour. De celles qui n’anticipent pas, devant la page blanche ou la table occupée, la forme que devra prendre leur texte déjà (quelle longueur, quel format, quelle architecture, quel genre, quel éditeur ?) mais qui plutôt, écritures façonnées dans et par la nuit – celle des cahiers aussi vite refermés qu’ouverts, celle des écrans rallumés aussitôt qu’éteints –, ne font pas de l’aube l’important rituel d’une naissance, d’une noblesse, d’une délivrance, et préfèrent questionner les chances et les risques, les issues et les obstacles, d’une telle exposition. Ce sont des écritures qui, par exemple, multiplient les formes et les niveaux de publication, ne cessent de faire pulluler les demi-jours au lieu du plein soleil écrasant de la publication-livre, à compte d’éditeur, à grand distributeur, moyen du plus intense rayonnement (mais qui s’aveugle sur la clarté des lectures qui s’ensuivent ?). Écritures, aussi, qui modifient les hiérarchies entre les niveaux de visibilité, bousculant le partage apparemment simple (mais comme on l’a vu bien souvent compliqué) entre l’obscurité de la genèse et le grand jour de l’achèvement. Et parmi celles-ci, il y a bien sûr celles dont la continuité segmentée, rompue, ruinée, tient lieu d’une proclamation – lancée pourtant au beau milieu de ces espaces « vierges » que sont le livre et la page –, proclamation qui est celle d’une souveraineté absolue sur les limites du texte produit (« c’est fini quand j’ai dit que c’était fini, je me tais quand je veux, sans respecter aucune convention, ni même aucune grammaire, je coupe quand je n’ai plus rien à dire, quand le fil de mon souffle se rompt, que je meurs écrivant, sans même attendre du point une quelconque extrême-onction, j’inspire, et j’expire, comme je veux). Ce sont ces écrits fragmentaires, ces textes poétiques, pour lesquels la blancheur de la page est une incandescence, et les lettres, des cendres qu’on étale, témoignages d’un feu qui va s’éteindre bientôt, ou d’un incendie qui s’est déjà déclaré. Il n’y a plus de nuit dans ces écritures flamboyantes que celle du sens devenu irrespirable, essoufflé, clarté partie en fumée.

Et puis il y a aussi celle des Nuits échouées, l’écriture de ces nuits où la source du langage qui s’épanche, se fragmente en billets, et s’égaille en multiples reflets :

images peintes,

L’apatride

images captées, tracées,

« — Je suis Mr. M… »

Longue nuit, occupée par Anh Mat, dans laquelle la multiplication, et le décrochage, des voix et des figures (celles de Mr M et de l’Apatride qui ne peuvent se quitter du regard), finit par recueillir entre ses multiples reflets, un langage nocturne qui ne cesse de revenir sur lui-même. Langage effaré, qui questionne le lieu où il pourrait se faire jour à lui-même (si l’auteur, la personne, l’homme qui signe et trace ces lignes n’est jamais tout à fait le même, ou, suivant les pages où il paraît, jamais tout à fait se reconnaît : qui autorise ce qu’on y lit, qui supervise ce qui s’y dit ?) autant qu’il cherche, ce langage, quelque part, hors et dans le livre, un autre lieu où pouvoir se réfugier :

Nuits Échouées. Post 176. 27 mars 2014

Le chef ramassa le livre gisant dans le sang avant de l’essuyer. Seul, sans témoin aucun, lui non plus ne put s’empêcher de l’ouvrir non sans une certaine crainte. Il fut surpris de n’y trouver qu’une succession de pages blanches. Mais en prêtant attentivement l’oreille à cette blancheur suspecte, il crut entendre un appel à écrire venu du livre vide comme un théâtre en plein coeur de la nuit attendant sur ses planches le pas et la voix du personnage qu’il était devenu bien malgré lui, personnage d’une étrange tragédie, celle d’un chef ordonnant à son fils de s’éventrer pour quelques pages blanches, fils qui au moment même où il posa ses yeux sur ce livre n’était plus son fils mais une âme de plus tombée dans le piège de monsieur M..

Soudain, le chef se mit à crier sur le livre comme un mécréant s’adressant avec mépris à l’absence incertaine de Dieu : «— Monsieur M., sachez que vous n’atteindrez jamais ma conscience ! J’en reste le maître et vos tours de sorcellerie n’y feront rien ! Vous entendez ? Rien du tout ! Au fond il suffit de ne pas croire à votre pouvoir pour que vous n’en ayez aucun ! Vous n’êtes que quelques vulgaires feuilles de papier que je m’engage devant Dieu à brûler dès aujourd’hui afin de libérer l’âme de mon fils et de tous ceux ayant un jour eu le malheur de poser les yeux sur vous !»

Et puis le livre lui tomba des mains lorsqu’il vit les pages blanches se noircir de ses propres pensées sous ses yeux saisis de voir apparaitre des phrases qu’il aurait pu lui même prononcer s’il avait parlé… mais il n’avait encore rien dit. Il était seul. Il se taisait… et le livre faisait sienne la parole du silence qui lui échappait…

Sur un rythme de diffusion rapide, depuis plus d’une trentaine d’envois maintenant (depuis le post 144), Anh Mat s’égare dans cette nuit où, chacun s’oubliant, vous parvient en pleine tête ou vous frappe en pleine face, tout à la fois et en même temps, l’indifférence et la nécessité d’écrire, la nature et les conditions de son exercice (liberté ou incarcération). Peut-être se couvrant avec lui, dans ses nuits sans aurore, nous apprendrons nous aussi à aiguiser notre plume, à lui trouver, lui donner, le plus perçant des regards. Un jour fusera de la nuit. Les nuits échouées, alors, ne seront plus nos échecs, mais la croissance toujours renouvelée de nos plus vieilles, de nos plus pleines, lunes. Lueurs rousses, argentées, qui veillent d’un jour qui nous reste pourtant, à jamais, invisible.