Un nouveau labyrinthe

L’amour de la science… le besoin de s’informer… entre eux s’est glissée une étrange folie, la manie de savoir…

 

Depuis des temps immémoriaux, les hommes inventent des techniques pour surprendre, découvrir, accueillir ou produire du vrai. Méditations, contemplations, questions, figurations, interprétations, narrations et combien d’autres actions encore qui nous paraissent toutes conduire vers une seule et même chose : la vérité. À quel point pourtant ces pratiques sont différentes, quand bien même leur histoire les amènerait chacune à se rapprocher, se croiser ou se confondre : qui d’entre nous peut le voir ? Et les exerçant plus souvent encore qu’on ne le fait, soupçonnant même que les résultats auxquelles elles donnent lieu sont de nature, de forme et de valeur différente, accepterions-nous de penser qu’elles ne mènent justement pas au même point ? Que peut-être n’y a-t-il eu jamais rien de tel que La vérité ? Que ce soit en un lieu ou même en plusieurs. Et comment pourrait-on croire qu’avec une telle panoplie de moyens – et même sans avoir jamais aiguisé pour soi leurs règles d’usage les plus simples – nous n’avons jamais eu ne serait-ce qu’une once de vérité dans les mains ?
— Pas un seul gramme de vérité ? Vraiment ? Même sur le bout de la langue ?!

On se tromperait lourdement, cependant, si de l’illusion de Vérité on se prenait à conclure à l’inexistence du vrai. Que ceux qui pourraient désespérer d’un tel état de fait – mais combien sont-ils aujourd’hui à s’en soucier, je veux dire hors des sphères où poser ces questions relèvent d’un métier ?, qui, autour de nous, sort de ce scepticisme passant pour raffiné qui ergote sur l’inaccessibilité du vrai, qui l’élève au rang d’idéal, d’astre lointain dont on ne foulera jamais le sol ? – que ceux-ci donc apprennent enfin la nouvelle : non, nous ne manquons pas de vérité et nous avons d’autant moins de raisons de désirer en avoir que nous nageons littéralement aujourd’hui dans le vrai. Notre époque nous en donne tellement !  Et à ne plus savoir qu’en faire ! Regardez autour de vous : nous avions bien les vérités de la foi auxquelles nous pensions pouvoir opposer celle des sciences, afin de faire reculer les premières, voire de les faire disparaître, mais plus cette contradiction devient absurde à nos yeux, plus  ce combat se rejoue, s’enlise dans la caricature, plus nous apercevons derrière, à côté ou entre ces deux autorités pourtant adverses, de vérités anciennes ou nouvelles venir à nous. Il y a tant d’énoncés et de manifestations du vrai que le conflit des Lumières a escamoté à la vue. Touchez, écoutez cette profusion de tous ordres : moral, politique, artistique, vital ; sentez ces vérités qui nous entourent, nous traversent et nous fuient. Si on ne les envisageait pas du seul regard étroit que leur portent la science et la foi, ne paraîtraient-elles pas moins pâles, moins ridicules, moins obscures ?

Nous serions plus riches de savoir si nous ne cédions pas si facilement ce que tenons pour vrai à Dieu ou à la Connaissance. Et même si sous ce nom, la connaissance, certains se réjouissent déjà d’une telle abondance, essayant de faire pièce aux exigences de plus en plus fortes d’une économie pour qui toute chose se doit d’être rare – autorisant ainsi appropriation, accumulation, rivalité, paupérisation, vol et fraude –, ils pratiquent eux aussi une certaine forme d’austérité. Car c’est déjà réduire la sphère du vrai que de livrer au monopole des universités et des instituts de recherche – fussent-ils en grand danger – sa production, sa possession et son usage légitime. Sans compter, comme le rappelle avec force tout un pan de la philosophie contemporaine, que la Connaissance en tant que telle est bien plus large que le cercle étroit de la Science et qu’il n’est pas seulement illusoire, mais injustifié, de vouloir mesurer tous les discours et les gestes de vérité à leur seule valeur cognitive, entendez les normes de vérités établies par les sciences selon des méthodes tout à fait éprouvées. Aussi, abondantes ou rares, nos connaissances n’épuisent pas le vrai qui nous occupe, nous traverse, nous guide, nous échappe…

Il existe un plan, une dimension, un sol sur lequel il est possible de mesurer ce qu’il en est du vrai dans notre expérience. Sans pour autant le rabattre, l’écraser sous des figures toutes faites de Vérité. C’est Michel Foucault, le dernier, qui en a arpenté le plus longtemps, le plus intensément, le relief. Il lui a donné le nom de Savoir. Le savoir, notre savoir, est beaucoup plus ouvert, beaucoup plus profond, plus élevé, quoiqu’on en dise, que toutes les connaissances que nous possédons. Non seulement nous savons des choses, des évènements, des faits, des principes qui ont plus de valeur que l’on ne l’entend d’habitude – et qui n’ont aucunement besoin pour cela d’être indexés sur leur seule vérité – mais nous avons de plus le droit, et le devoir, d’en user pour les autres et pour nous-mêmes comme cela nous paraît nécessaire, utile, déraisonnable ou plaisant. Notre savoir déborde donc de toutes parts les vérités que l’on peut en extraire. Et, si d’aventure, nous tenons certaines parts de ce savoir pour vrai, et l’affirmons bien haut, cela n’est pas une raison pour être systématiquement soupçonnés de vouloir tromper ou de mentir ? Que ce sol ne garantisse, ni ne fonde, aucune vérité établie n’implique pas qu’il s’effondre nécessairement sur lui-même dès qu’une vérité, quelque part, est soutenue. Et nous qui l’arpentons sans méthode, guide ou boussole, supportons mal, quand il nous arrive de provisoirement nous abriter sous une vérité établie d’être traité de dogmatique ou de fanatique (comme d’être perçu comme ignorant, naïf ou crédule dès que nous repartons dans le désert perdant de vue les certitudes qui nous retenaient). Ce savoir de vérité que nous portons parfois, que nous partageons, gardons et cédons, on l’appellera probablement croyance, conviction, sentiment, vision subjective, il n’en demeure pas moins un savoir alors même qu’il serait criblé d’illusions.

Beaucoup ne verront dans ces propos qu’absurdité ou téméraire prétention. Accorder ainsi tant de vérité à des affirmations trouvées on ne sait où, allant et venant sans contrôle, sans la moindre vérification : n’est-ce pas le comble de la bêtise ? Une extravagance relativiste de plus ! D’autres plus tolérants accepteront de reconnaître dans les prétentions de connaissance d’un tel savoir un principe de prudence, laissant croire qu’après tout, ces savoirs dont on parle, ces affirmations de vérité sont tout au plus des suppositions, des hypothèses, des propositions en attente de validation ou de confirmation ; bref un savoir en instance de l’être, un savoir près de passer, un moment où un autre, quelque épreuve de vérité qui le reconnaîtra comme tel.  Mais comment ne partirait-on pas d’un grand fou rire en essayant de tenir une position aussi grotesque. Car des épreuves, ce savoir qui se forme au creux, au cœur, au beau milieu de nos existences, de nos expériences et de nos vies, que pourra-t-il attendre, et même craindre des examens d’une telle science ? Pour quelle raison accepterait-il de s’y soumettre ? Sinon par ennui, jeu ou pour s’affermir plus encore ? Comment accepterait-on que l’on nous dénie de savoir ce que l’on sait sur la simple demande de preuves ou de convictions qui ne nous sont pas nécessaires ? Toujours cet impératif de la solidité, de la certitude, de la garantie d’autrui qui nous pousse toujours un peu plus vers l’ignorance, l’inconscience ou l’innocence. Hors de la soumission à ces instances nous ne savons rien. Combien de temps allons-nous accepter que de telles peurs, de telles intimidations, régissent nos efforts, nos labeurs et nos actes, alors que cette sagesse de lâche laisse passer tant de fruits vénéneux ? Et ceux-là mêmes, parfois, qui poussent sur l’arbre de la science ?

Tant mieux si le débat public aujourd’hui se porte de plus en plus profondément au cœur même de la science, mettant en lumière ses chances et ses dangers ; tant pis si l’on ne tire de cela que quelques principes de précaution. Car qui peut penser qu’en se faisant gardiennes du vrai les institutions scientifiques nous protègent, alors qu’en vertu même de leurs connaissances elles ont conduit – certes associés à d’autres pouvoirs – à tant de catastrophes, de massacres et de drames ? Nous moquons l’obscurantisme des Églises et des Mosquées (plus les secondes aujourd’hui que les premières), nous dénonçons les mésusages intéressés des Compagnies et des Entreprises, mais nous continuons, pour tant d’entre nous, à confier notre salut à la Science. Faut-il rappeler ce que la biologie et la physique modernes ont accumulé et exercé comme pouvoirs depuis le XIXe siècle ? Je ne parle pas seulement de la bombe, du gazage des populations, de l’eugénisme, des épurations raciales ; je ne parle pas non plus d’une mauvaise utilisation des instruments fournis par la science – que ce soit par l’industrie avec ses pollutions monstre ou les États avec leur tonnes d’armements –, je parle de l’ingénierie comme la forme même du pouvoir exercé par les sciences depuis deux bons siècles maintenant, pouvoir affectant nos comportements et environnements : de la transformation de nos paysages à l’édification de nos habitations en passant par toutes les types de contrôle chimiques qui infiltrent nos corps. Il est donc temps, à contrario de ceux qui ne critiquent la science que faute de la connaître (de croire qu’elle mène au progrès, de croire qu’elle est seule détentrice de la vérité, de croire qu’elle perce tous les mystères), de mettre en question son statut et ses finalités – le statut moderne des sciences est bien différent de celui de la Renaissance et des siècles classiques –, temps de donner d’autres pouvoirs à cette connaissance parmi d’autres que l’on appelle de nos jours Science. Et, le croirez-vous, il y a des scientifiques aujourd’hui qui ne croient même plus en la Science, ni en sa valeur, ni même à son existence. Il y a des chercheurs qui ne savent plus aujourd’hui ce qu’ils cherchent, ni pourquoi, ni comment, autrement que sous le masque du savant ou de l’intellectuel. A-t-on oublié, ne serait-ce qu’au titre de figure adverse, ce que peut-être une vie de recherche, une vie pour laquelle la recherche ne serait plus un poids, un sacerdoce, une mission, une libération mais une poursuite de la vie elle-même, d’une autre vie, encore et encore…

Nietzsche, qui a rendu problématique au plus haut point la valeur du vrai, n’a cessé d’interroger le prix que coûte le fait de se protéger ainsi de l’erreur, de l’illusion ou du fantasme. De vouloir la vérité à tout prix. Car quel renversement de valeur que cette quête de certitudes, de probabilités, de vraisemblance ! Ne serait-ce que du strict point de vue de la connaissance ! N’est-ce pas dans le risque – mais dans des aventures beaucoup plus périlleuses que celle de l’erreur – que le savoir le plus précieux, le plus aigu, le plus tranchant, se forme ? N’est-ce pas de la folie que notre psychologie, depuis deux siècles, tire ses plus précieux enseignements et tient ses problèmes les plus sérieux ? Et où trouvons-nous les moyens de dilapider autant de santé si ce n’est de nos rencontres suivies avec des maladies sans cesse renouvelées ? Pourquoi ne pas simplement dire, alors, que les opinions, les préjugés, les idéologies forment le socle – il est vrai plus que branlant, criblé, ruiné ! – d’où s’élèvent les plus sublimes constructions de la science ? Pourquoi un palais aussi fortement gardé, regardé, et d’une hauteur si souveraine, devrait-il se sentir menacé par de tels fondements ? Les scientifiques ne devraient pas craindre l’erreur : tous leurs résultats aussi exacts soient-ils en sont remplis ; et chaque nouvelle connaissance qu’ils parviennent à produire le démontre à l’excès, faisant vaciller quantité de propositions pourtant bien établies. Mais si les sciences n’accumulent pas des connaissances comme on le ferait d’un minerai pur, précieux et solide, elles réalisent à merveille une tâche devant laquelle l’opinion elle-même faiblit : justement rectifier sans relâche ses erreurs, dissiper çà et là quelques maigres illusions. Voilà ce que peuvent nous apprendre des savants sans effroi, sans fausse pudeur. L’errance, pour une science, qu’elle en soit au début, à la fin, est à la fois le détour et le chemin. Et l’illusion de même car elle est l’arche par laquelle toutes repassent sans cesse. Par conséquent, ceux qui crient au relativisme, de voir ainsi rapprochées les vérités de la science et celles de l’opinion, s’inquiètent moins de la confusion des genres, du tort que l’on pourrait faire à la Vérité, que de voir leurs propres vérités dévaluées : ils sentent, plaçant si haut le prix de leur Science, toute la menace qui pèserait sur le pouvoir conféré à leur regard, à leur parole, celui d’être la voie exclusive du vrai. Or si le système de l’opinion institué dans nos sociétés démocratiques est une instance de vérité à part entière, les vérités que ce système énonce et manifeste n’exercent pas du tout le même pouvoir. L’opinion, que ce soit par le biais des institutions de médiatisation ou du seul fait de son cadre juridique, fait tout pour émousser le tranchant d’éventuelles vérités. Ne voit-on pas chaque jour se publier des informations que l’on penserait fatales même au plus puissant des gouvernements, des nouvelles capables de briser toute illusion sur leur compte, même celle de croire qu’ils en ont après nous ? Et pourtant que voyons-nous : regardez les vérités critiques qui chaque jour transitent sur nos ondes, sur nos pages, ont-elles accomplis une seule levée en masse parmi nous ? Rien ne se passe. La vérité abreuve les rumeurs qui après avoir créé quelques troubles à la surface des choses et des consciences retourne dans les profondeurs de l’histoire nourrir le ventre du mythe et du rêve. Et il serait bien trop facile de critiquer une fois de plus les médias, les groupes d’opinions ou les sondages ininterrompus – qui ne représentent pas le problème majeur de la liberté d’opiner dans nos sociétés –, facile en effet – donc pas si dérangeant qu’on le pense – que d’affirmer que le rôle des médias consiste à faire barrage à toute vérité un peu gênante. La manière opaque dont les médias produisent l’information, l’opacité que l’on suppose répandue à cause d’eux, ne sont que des questions secondaires : ce sont les principes même de la liberté d’expression et d’opinion qui font problème quand il s’agit de vérité. C’est de parler en donnant son opinion qui désarme ce que l’on dit. Et d’autant plus si ce que l’on dit nous paraît vrai. Car chacun a sa petite vérité, n’est-ce pas ? Dans sa conscience bien gardée car elle en obtenu le droit – pense-t-elle – contre l’intrusion des voisins, des clergés, des États. Et la conscience, en son for intérieur, n’est-elle pas détentrice par nature de la moindre vérité ? Même si au départ ce ne sont que les siennes ? La liberté d’opinion nous a tous élevés à la dignité de libre penseur. Nous avons tous notre mot à dire. Et sur n’importe quoi. Et chacun y va de sa petite vanité, chacun pense avoir son avis, comme s’il pouvait y avoir autant d’individus que d’opinions, comme si ce n’était pas le contraire qui sautait à yeux justement : à savoir qu’il y a toujours moins d’opinions que d’individus et qu’il n’y a pas besoin de confiscation ou d’occultation médiatique pour obtenir un tel résultat. Et c’est en vertu du principe complémentaire d’égalité des voix que l’on s’assure, dans ce système, que quoi que l’on dise, cela n’ira jamais bien loin. Car vous l’avez compris : « chacun a (droit à) sa petite opinion ». Et dans le forum des journaux et des blogs, la plus petite vaut bien la plus grande. Et pointer cela n’est pas du tout un appel à l’abrogation de ces droits, pour installer à leur place le verdict d’une science, d’un parti ou d’une église – puisqu’il faut au contraire les ouvrir, les élargir à d’autres discours et manifestations que celle de l’opinion. C’est cette égalité factice qu’il faut interroger à nouveau, cette égalité qui ne vise qu’à annuler, vider toute parole du tranchant qu’elle peut faire naître ou des problèmes qu’elle peut soulever. Il nous faut aujourd’hui prendre plus que la parole si la liberté qu’on lui prête la désarme aussitôt par la parole d’autrui. Nous citoyens ne voulons pas seulement savoir ce que font nos dirigeants en notre nom (toute pédagogie politique, en ce sens, de quel bord qu’elle vienne, nous est odieuse) ; nous malades ne voulons pas seulement être informés de ce que le corps médical maintient secret du mal qui nous dévore ; et nous victimes qui voulons connaître les actes commis contre nos morts bien avant qu’ils ne soient poussés dans l’oubli, nous affirmons que notre droit au savoir ne peut exclusivement consister en celui d’être informé. Il ne peut se résoudre dans l’obligation faite aux autres de nous délivrer le savoir qu’ils possèdent, ou du moins de nous donner la possibilité d’y accéder : il consiste aussi et surtout dans le droit de faire jouer nous-mêmes le savoir que nous possédons, que nous captons à notre niveau, avec nos moyens ; le droit de le faire jouer au dehors, aux abords et au sein des institutions qui régissent nos existences. Que la vérité ne soit plus l’obstacle à nos rêves mais leur plus belle et la plus grande issue.

C’est l’effort pour percer et traverser ce triangle épais : la science, la foi, l’opinion, qui se lit d’une page à l’autre de cet espace de recherche que j’appelle Studio Nuit. Un espace d’obsession qui, s’affichant à l’image des parois d’une seule et même conscience (ruminante, érudite et loquace) expose d’autant mieux ses fragiles cloisons à se voir lacérées, déchirées, ouvertes aux quatre vents. Car ces recherches, qu’elles soient de nature savante, esthétique ou morale, mènent de leurs voies dispersées au même débordement de savoir : des flux ont convergé on ne sait où, une crue s’est infiltrée peu à peu, ici et là, elle inonde les chambres, les chapelles, les tribunes du savoir, et finit d’emporter, toujours plus loin dans sa dérive, les vérités sur lesquelles elles posaient leurs fondations. Et c’est sur ces eaux agitées d’entre terre et mer qu’il sera possible d’aller alors à la rencontre de ceux qui expérimentent eux aussi quelque part ; plonger avec eux dans cet océan de savoir, tantôt furieux, tantôt calme, qui baigne nos corps, nos vies et comme l’on dit nos consciences. Continuer le voyage ainsi, tirant de ces mers l’expérience de nos jours, le témoignage de nos heures, encore et encore, sans relâche. Pour faire que le chemin de nos vies, éphémère, tortueux, demeure infini. Un nouveau labyrinthe.

 

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