A Coin in The Head

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Vigorelli Stadium 5 luglio 1971. Led Zeppelin

Au théâtre, au cinéma, le spectacle n’a cessé de voir son ordre contesté tout au long du XXe siècle. À commencer par le public. Et le rock n’y a pas fait exception. Assigner le public à une place (achetée et attitrée par contrat de vente individuel), réduire son activité au seul exercice d’un regard (auditif, aussi, bien sûr mais principalement visuel, d’où sa fonction de spectateur), dresser devant lui l’inatteignable proximité d’une scène (où l’idole et le freak pourront être exhibés), autant de contraintes habituelles du spectacle qui ont vu leur exercice régulièrement perturbé par les attroupements passionnés des amateurs de rock. Dans le vide innocent ménagé entre la salle et la scène, de nombreux et menus événements sont venus déranger l’attraction : autant d’éléments potentiels d’une histoire mineure du rock et du roll.

Ainsi, que la distinction des deux espaces composant le spectacle s’efface soudain, que les deux se recouvrent, que la salle envahisse la scène, ne se montre guère sous le jour d’un phénomène isolé ou récent. De nombreuses anecdotes désuètes signalent à quel point le pouvoir d’illusion du théâtre était tel, pour certaines assemblées, que de faux meurtres accomplis sur scène pouvaient conduire à de vrais meurtres commis sur les planches : dans la pièce, un personnage se meurt et soudain une ou plusieurs personnes dans le public quittent leur poste – ainsi que leur rôle de spectateur – et endossent immédiatement celui d’acteur, mais dans un nouveau sens, celui de l’histoire, et elles tuent, alors, le comédien qui venait de brillamment interpréter son faux crime. Fin du spectacle, sans doute, que ce passage de vrais hommes sur scène : fin, autrement dit seuil et arrêt du spectacle, mais surtout sortie par le haut, fin supérieure, apothéose de son pouvoir de confusion entre le vrai et le faux, le bien et le mal. La scène n’est plus représentative mais effective et insupportable présence. Le vrai meurtre tuant le faux meurtrier ne conteste pas le spectacle, il en accomplit la fonction.

Les émeutes qui jalonnent l’histoire du rock, qui font que la salle efface la scène, qui montrent la foule escaladant cette rampe par laquelle on protège les musiciens, perturbent autant le spectacle qu’elles le renforcent : on anéantit les rangées de chaises qui interdisent au public de se tenir debout ; on investit le plateau sur lequel ne reste plus que les instruments, les micros, les consoles, les amplis, que les musiciens annoncés sur l’affiche ont abandonnés précipitamment. Que font les fans une fois parvenus sur ces planches ? Essaient-ils de jouer quelque chose ? Détruisent-ils le matériel ? En jettent-ils quelques débris dans leur poche – comme souvenir, matière et preuve de ce qui vient de se passer ? Elles-mêmes extrêmement spectaculaires, les émeutes laissent pourtant moins de traces derrière elles, dans l’histoire du rock, que les concerts aboutis.

Tous les rassemblements rock, bien sûr, ne tournent pas à l’émeute. Et pourtant, même quand, pour une raison ou une autre, le public ne se jette pas sur la scène, il lui arrive fréquemment de perturber le bon déroulement du concert. C’est qu’il garde toujours le pouvoir – malgré les contrôles de police – de jeter des objets sur le plateau : soutifs, petites culottes, fleurs, bouteilles de bières, T-shirts, crachats, chaussures, pétards et tant d’autres choses encore qui restent à inventorier et par lesquelles le public maintient une présence tangible sur la scène. « Nous ne sommes pas seulement cantonnés derrière les barrières, dans la fosse, dans le noir, nous pouvons aussi vous atteindre » semblent exprimer ceux qui se sont rassemblés pour un soir. Plus que de médiocres cadeaux ou de vicieuses attaques, ces projectiles sont donc à mettre sur le même plan que les nombreux encouragements, railleries, commentaires, ou autres appels que la foule lance aux artistes. Ce sont des signaux : ils attirent l’attention des musiciens (peut-être l’éclat d’un regard viendra-t-il illuminer ma présence dans l’obscurité de la foule ?) ; ils manifestent leur intention de participer au spectacle (Jouez plus fort ! plus vite ! autre chose que cette merde !) ; ils essaient d’établir, ou de rétablir, par-delà la distance spectaculaire un contact plus riche que le simple contact visuel (tentative bien délicate mais absolument nécessaire quand le concert se déroule dans un non-partage de lumière puisque quand la salle est éclairée, la salle est obscure et inversement). Mais que signifie le fait de jeter une pièce de monnaie sur la scène et comment les groupes peuvent-ils répondre à ce geste ? C’est cet infime événement, répété devant deux groupes différents, les Doors et Pink Floyd, que nous voulons extraire des anecdotes qui le portent, en étaler les multiples sens, et surtout celui qui intéresse cette recherche : les rapports du fric et du rock.

Ondine_Night_Club.Novembre_66©Michael_Ochs

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Relics

En passant

MoneyMoney #3

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Jouer en public fut, on l’oublie peut-être, une façon de se soustraire aux faveurs toujours capricieuses des mécènes – mettre à distance cette volonté toujours ferme et cependant versatile qui pesait sur l’essor musical. Pour la musique, le bon plaisir était une loi. On demande maintenant aux amateurs de s’assembler en public pour financer la musique. Ainsi le musicien se soustrait-il à la volonté souveraine d’un seul en s’adressant au plaisir « médiocre » et plus indéterminé de plusieurs. En écartant les Grands qui en imposaient trop et en réunissant les petits en un seul corps, on pense supprimer toute dépendance, on cherche la formule d’un accord égal. Tant d’argent contre tant de plaisir monnayé sous les espèces de telle ou telle musique. Belle entente.

Principe du concert, de la musique mise en vente : on se tient en présence, on se met sous la dépendance de l’un et de l’autre… mais pour quelques heures… le temps d’un passage… Se produire en public devient une manière de se mettre à la disposition temporaire d’autrui. Mais sans perdre sa liberté pour autant, ni forcer celle de l’amateur qui paye pour entendre ce qu’il veut.

La foule, et non plus le Prince, donne collectivement au musicien qu’elle vient voir, en chair et en os, de quoi gagner sa vie – que ce soit seulement celle de la nuit qui va finir ou celle de ses jours à venir. Elle le fait vivre, le voit vivant de musique et parfois, dans les moments exceptionnels, vivant même dans la musique. En payant pour entendre des musiciens jouer les airs qu’elle aime, la foule assigne à la musique un nouveau site d’existence : celle-ci ne se conserve plus, en premier lieu, sur les portées manuscrites ou imprimées d’une partition mais subsiste d’abord et désormais dans le corps toujours singulier de celui qui la joue, compositeur ou non. La foule apprécie de la voir sourdre de ce corps qu’elle maintient d’autant plus en vie qu’elle vient en nombre. C’est elle qui, chaque jour, chaque soir où l’on donne une représentation, donne vie à la musique par sa riche présence. Foule matrice de la musique live.

Pub Feathers. England, 1967

Dans le livre qu’il a consacré à Pink Floyd, Nick Mason, le batteur du groupe, relate un curieux événement survenu lors d’un de leurs concerts durant l’année 1967. Au pub « Feathers d’Ealing, Roger Waters [le bassiste du groupe] reçut une pièce de monnaie en pleine figure, un projectile loin d’être indolore. Je m’en souviens bien parce que Roger passa le reste du concert à chercher le type qui le lui avait lancé. Heureusement qu’il ne le trouva pas, car le type en question devait certainement avoir pour amis des gens plus nombreux et plus costauds que notre petit groupe. D’ailleurs, si l’incident ne dégénéra pas en bagarre, ce fut grâce aux démonstrations d’un fan – un peu imprudent – qui, manifestement appréciait notre talent. Les spectateurs trouvèrent en lui un souffre-douleur plus accessible que nous et le tabassèrent à notre place. » (Pink Floyd, L’histoire selon Nick Mason, p. 68)

Étrange façon de prendre part à la vie musicale. Et pourtant geste familier : de tout un public, de tout un lot de musiciens et pas seulement de rock’n’roll. Il faut faire le compte de ces étrangetés minuscules, elles éclairent toute une économie de la musique. Que vaut une pièce de monnaie lancée devant soi et que réalise le geste qui la balance sur scène ?

  1. Chaque spectacle déploie devant son public un espace projectif. Ne se projettent pas seulement sur cet écran qu’est la scène des fantasmes, des cris, des appels, des lumières colorées – insaisissables flux – mais aussi bien des slips, des soutien-gorges, des chemises que des objets solides aux bords géométriques et coupants. Dans un spectacle de rock, comme dans bien d’autres représentations musicales, le spectateur n’est pas pieds et poings liés à la place qu’il occupe dans une salle. Il peut intervenir « physiquement » sur la scène, y inscrire sa présence en marquant le corps de ceux qui se montrent et se dressent devant lui. Un face-à-face obscur remonte ou revient sur le devant de la scène. Se découvre soudain à quel point il n’est jamais anodin de se planter ainsi debout devant une foule. Le nombre qui permettait de diminuer la dépendance « artistique » des musiciens, d’augmenter les chances de vivre librement de musique, révèle une force que le plateau symboliquement séparé, ou même surélevé, ou même protégé d’un cordon de police, ne suffit jamais à compenser… à chaque fois du moins. Jouer sur scène ne vous expose pas seulement aux regards, il vous met à portée du public, il vous fait tomber « sous ses griffes ». Depuis des décennies maintenant, les rockers ne cessent de parler de la sauvagerie de la foule. D’humanité sans visage et lointaine, rêvée longtemps comme inoffensive, celle-ci s’avance désormais, face au musicien célèbre, tel un monstre à mille têtes.
  1. Une pièce de monnaie lancée sur les musiciens : un geste qui fut répété en maints endroits et de nombreuses fois sur toutes les scènes musicales. Le rock est une musique agressive, c’est-à-dire la mise en musique d’une forme spécifique d’agressivité. En jouant cette musique, on violente quelque chose. Et c’est pour cela, justement, que lancer un objet sur la scène demeure un acte réglé, un acte qui respecte les principes de projection du spectacle : fait qui élance le corps du spectateur vers la scène et qui lui économise ainsi d’aller, de ses pieds, en profaner le plateau ; geste qui retient la division de l’espace, qui tient lieu d’investissement de la scène mais qui déborde, néanmoins, la dimension strictement audio-visuelle du spectacle. Une relation tangible, en effet, s’instaure entre la fosse et la scène. Un contact est établi – voire rétabli si l’on considère que la violence fondatrice du spectacle a commencé par le geste de division de la salle. Je lance le métal rond, léger, maniable, il perfore facilement les airs, il te touche autant que tu le fais avec moi : la séparation est annulée, une sensibilité commune, réciproque, se forme. On est en prise directe. On donne corps à la coupure en l’inscrivant directement sur la présence en chair et en os des musiciens bougeant sur la scène. Ce ne sont pas des images, ni des machines, mais des idoles qu’on est venus voir et qu’on brisera s’il le faut.
  1. Cette pièce est aussi le dur message d’une désapprobation musicale : « je te communique ma douleur, je te fais payer ce que je ressens ». Je ne me sers plus de l’argent que j’ai dans les poches pour me rapprocher d’un musicien – manière qui passait, jusqu’à l’invention du disque, pour la plus directe, la plus économe et la plus simple pour entendre de la musique – je m’en sers pour lui dire que je n’apprécie pas ce qu’il joue, pour lui dire de vider les lieux ! Qu’il retourne en coulisses, qu’il retourne sur le plancher des vaches où je me tiens moi aussi ! Je lui rends son argent pour qu’il parte. Payer n’est plus le coût qu’impose les promoteurs du concert pour que celui-ci devienne un spectacle (qu’on puisse voir la musique qu’on entend !), c’est la prérogative que se donne un client d’entendre ce qui lui plaît. Dépenser, même symboliquement, un peu plus de monnaie est une façon d’affirmer le pouvoir que l’on détient sur la scène. Il n’y a de scène que publique, que « donné » au public. N’y passera que ce qui aura un prix pour la foule.
  1. Roger Waters, dont on raconte pourtant dans certaines versions de l’histoire qu’il a sauté dans la salle, n’a pas réussi à retrouver l’auteur du geste dans l’assistance. Ce n’est pas que la foule protège – un fan manifestement peu en phase avec le reste de l’assistance s’y fera tabasser –, c’est que toute la lumière, tout l’éclat dont elle est capable est tourné vers les planches. Le public reste dans l’ombre. L’individualité qui, d’un côté, est distinguée devant tous, de l’autre, se cache dans la foule. La singularité du quiconque n’éclate qu’à la faveur – pauvre faveur – de l’inconnu qui, un bref instant durant le concert, fera le spectacle en recevant tous les coups : individualisation passagère, nouveau point de convergence des regards, substitut anonyme du groupe à qui on ne demande, en insistant lourdement des genoux et des poings, que d’avoir l’amabilité de rapidement disparaître. Que sa personne trop vive retourne à la nuit, redevienne personne. Ainsi qu’on lui fasse sa fête au fan esseulé, que la foule s’amuse et trouve son pied elle-même dans la salle, et c’est l’irruption, le retour, de ce que le spectacle s’attache à conjurer. Il s’en accommodera pour ce soir. Car le sacrifice donné pour la fête, le sacrifice réalisé dans la fosse, a libéré la scène de plus hautes violences. Du spectacle, la fête a protégé le tout proche espace.

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Dix ans plus tard, Pink Floyd donne le fameux concert au stade olympique de Montreal qui va précipiter l’écriture de son prochain album : The Wall. Cette fois, Roger Waters va trouver la réplique à l’agression venue de la salle. Il va rendre au public la monnaie de sa pièce. Mais l’anecdote est tellement fameuse, aujourd’hui, que se multiplient les témoignages divergents – on consultera ici le récit détaillé de l’événement et un témoignage récent. Il n’est donc plus si sûr que cela, malgré ce qu’affirme le bassiste lui-même, qu’il ait réellement craché sur un spectateur trop bruyant ou trop pressant.

Peut-être cet incident a-t-il, en effet, interrompu le concert (les membres du groupe diront à quel point il était difficile de se faire entendre devant un public aussi bruyant et aussi agité). Peut-être, comme le disent aussi certains membres du groupe, que le spectacle avait fini par prendre le pas sur le concert (comme Aymeric Leroy l’a bien précisé, bien que Pink Floyd ne possède pas le répertoire d’un groupe de rock progressif, il en partage néanmoins certaines valeurs : ainsi la forme que doit prendre l’écoute de leur musique quand ils la jouent en public, sorte de recueillement collectif analogue à ce qui est exigé pour les musiques savantes lors d’un concert et non durant un gig de rock, de reggae ou de funk). Mais malgré tout, cette réplique à l’agression du public faisait encore partie de la scène rock. Et la meilleure preuve fut l’usage théâtral qu’en fit le groupe.

On le sait, les représentations ruineuses de The Wall donnèrent lieu à un dispositif complexe (The Surrogate Band, groupe de musiciens de tournée grimés en membres du Floyd et montrant au public floué qu’il ne pouvait pas faire la différence entre des anonymes et ses idoles ; rempart de carton protégeant la scène du public au point d’empêcher celui-ci de voir la scène elle-même ; malaise des applaudissements devant un Roger Waters feignant de jouer les dictateurs devant une foule complice ; la scène réduite à son avant-plan et chargée simplement de faire écran aux projections cinématographiques venues de la salle, etc.) mais le plateau singulier inventé pour l’occasion ne mit pas en scène un incident extra-musical (la distance orageuse, sinon haineuse avec le public), le groupe trouva seulement la formule spectaculaire implicitement contenue dans ce geste. Ils trouvèrent ce qu’il avait en lui d’un moment rock’n’roll.

Dark Side Of The Moon s’alimentait de la vie des musiciens en tournée, de l’envers du décor ; Wish You Were Here s’attaquait à l’industrie musicale et aux conséquences du succès ; The Wall puisera directement dans les gestes de violence échangés autour de la scène. Jouer de la musique n’a cessé de s’enraciner dans le jeu théâtral pour Pink Floyd. Bientôt, le film éponyme d’Alan Parker mettra fin à tout ça, le groupe explosera sur écran.