Percée dans le sublime II

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Reprenons.

Reprenons et avançons par le torrentueux sentier que la montagne ouvre et referme à celui qui se met en quête de quelques bribes de savoir.

Savoir de presque rien, comme souvent, trois ou quatre repères, pas plus. Juste histoire de ne pas se perdre, pour toujours, dans le dédale des manifestations de la sublimité.

Poursuite

Du sublime il en est question dans le très beau texte « À quoi tient la beauté des montagnes ? », du peintre, alpiniste et géographe Franz Schrader, publié  en 2010 par la maison d’édition Isolato. Prononcée en 1897, devant le club alpin de Paris, presqu’un siècle après la rencontre de Frankenstein et du mont Blanc, cette conférence offre encore aujourd’hui un tableau extrêmement clair des différents aspects esthétiques de la montagne. Sous quatre points de vue exactement : celui de la plaine ou de la vallée où « ce qui apparaît d’abord de loin, c’est la découpure d’un monde surnaturel, vers lequel nous tendons comme vers toute chose impossible à atteindre » (p. 12) ; une vue prise de « la montagne proche, immédiate » où opère « le charme étrange du contact avec son rude épiderme de rocher, avec la fatigue, la souffrance, peut-être les privations ou le danger » (p.18) ; la vue du sommet, ouvrant le panorama sublime proprement dit, lieu où la « sculpture géante de ces monts, qu’on si longtemps admirés de loin dans le bleu du ciel, apparaît de près, nette, brutale, sublime » (p. 23) ; et une vue, prise en haute montagne également, mais « à mi-hauteur de la zone neigeuse », parce que « la découpure des monts est plus fière sur le ciel quand on est encore un peu au-dessous des sommets suprêmes. » (p. 27)

Ce relevé schématique des différentes perspectives indique trois choses.

Premièrement, la montagne n’a de valeur esthétique que par son sommet. Même si Schrader insiste sur la connaissance intime qu’il faut avoir de la structure des roches, ou de l’harmonie colorée des paysages, pour peindre la montagne de manière authentique, c’est toujours la cime qui est en vue, et quand elle ne l’est pas, elle troue le paysage : « On demandait à un alpiniste célèbre, après sa première ascension du Cervin, son opinion sur le panorama. « Très beau, mais il y manque le Cervin », répondit-il ? » (p. 27). Le spectacle peut embrasser bien d’autres choses qui rehaussent le sommet, ou qu’à l’inverse celui-ci relève au regard, il ne s’ouvre réellement que par là. Le sommet est l’espacement absolu, singulier, d’où perce le sublime et à partir duquel ses effets se font sentir sur la montagne, c’est-à-dire au sein du paysage qu’elle compose et offre au regard. La vue que l’on est donc capable d’y prendre – si toutefois, bien sûr, les autres éléments du paysage, l’air et la lumière tout particulièrement, c’est-à-dire le ciel et les différentes formations d’opacité auxquelles il accorde de passer (nuages, brouillards, orages, pluies, etc.), n’en dissimule pas le point d’irruption – cette vue qui relie le sommet au regard montre le paysage s’ouvrant de lui-même, de l’intérieur de son horizon. Issu d’un point précis de l’espace, lié à la temporalité matérielle et imprévisible du spectacle naturel, enfin suspendu à une vue aussi dégagée qu’étagée entre ciel et terre, le sublime n’en possède que plus étroitement les traits d’un événement : la météorologie du ciel devenant à elle seule capable de masquer, rabattre ou ternir la sublimation pourtant engagée de la montagne. Si, en raison des orages, des avalanches ou des inondations qui  épisodiquement descendaient des montagnes, l’on pouvait voir depuis des siècles – surtout si on habitait tout près d’elles – le sommet comme un lieu de malédiction, le visiteur-esthète empêché de voir le spectacle attendu pouvait désormais invoquer la simple malchance. Le mal était moins important, moins constant, mais surtout ne venait plus du sommet. Le ciel seul pouvait maintenant être en cause – mais n’y a-t-il pas un ciel-de-montagne plus capricieux que les autres ?

Deuxièmement, toutes les perspectives dégagées par Schrader se tournent vers la beauté des paysages de montagne. On se trouve explicitement dans le cas, évoqué précédemment, où le sublime se trouve réduit à une forme de beauté malgré l’hétérogénéité latente des deux expériences esthétiques : à première vue, le mot lui-même serait « déjà bien joli et bien convenable » (p. 20) pour qualifier l’aspect horrible de la haute montagne. Et, avec les efforts d’hommes comme Saussure ou Ramond[1], encore aujourd’hui, « nous pénétrons dans la « sublime horreur » et nous y trouvons une beauté nouvelle, qui nous donne un frisson nouveau. » (p. 23). Fait question, bien sûr, le type de rapport qu’entretiennent les deux dimensions esthétiques pour chacun des angles de vue, et notamment la différence entre le fait de pouvoir contempler le sommet, de près ou de loin peu importe, et celui d’y séjourner. Si percevoir le faîte, c’est déjà entrer dans un spectacle sublime, que fait-on quand on y pose les pieds ? Que peut bien offrir le site quand il devient sol et non plus simplement point de mire ? S’il y a une parenté du spectacle sublime avec une sorte de théâtre de la nature, peut-on dire que, les deux pieds sur la scène, le spectateur devient aussi acteur ? On devine très bien, d’ores et déjà, quelle pourra être la grande prétention esthétique de l’alpinisme : l’ascension des hauts sommets ne s’affirme-t-elle pas comme une conquête de la beauté sur la laideur extrême ? Cette victoire ne consacre-t-elle pas la domination du beau sur le monde ? Le monde n’est-il pas redevenu, comme aux temps des Grecs, une belle totalité, un « panorama sublime » ? Schrader ne concevait pas qu’un peintre puisse rendre les montagnes à ceux d’en bas sans les avoir gravies : « La plupart ne croient-ils pas pouvoir la reproduire dès le premier coup d’œil, sans l’avoir aimée, cultivée, épiée dans ses transformations, sans avoir vu de près le rocher ou la crevasse qu’ils vont peindre de loin » (p. 30). L’élévation de l’âme est une ascension du corps. La vision du sublime n’est pas accessible d’en bas. De manifestation nouvelle de la montagne dont on se demandait comment, survenant dans le spectacle institué du monde paysan, commercial, légendaire, elle pouvait s’agencer aux autres, les annulant, les bousculant, s’y dissimulant, etc., prenant ainsi le parti de la plasticité relative des sites terrestres (même les blocs millénaires), on voit que les différents aspects s’ordonnent suivant un étagement du paysage lui-même.

Troisièmement enfin, non seulement on retrouve la même expérience que celle décrite par Shelley, de manière seulement plus détaillée chez Schrader, mais chacune a été vécue au même moment, au même palier, c’est-à-dire sur le chemin de la montée. Car, bien que le sublime perce déjà aux premières marches de l’ascension, sa patrie demeure celle de la haute montagne : « Ici l’effort n’est plus nécessaire pour retrouver le sentiment de l’universel, il nous pénètre, nous envahit. » (p. 25). L’homme en marche pénètre, ou perce plus profondément encore, un spectacle qui s’ouvre par une sorte d’agrandissement de toutes les dimensions : les formes connues deviennent gigantesques, les distances s’accroissent si bien qu’« arriver devant les blancheurs des hautes cimes, c’est se trouver devant un monde nouveau » (p. 29). Tous les paramètres de grandeur s’affolent. Le monstrueux n’est pas loin dont les fictions fantastiques signalent l’approche par des instruments de mesure (voyants et compteurs divers) ayant perdu le nord.

Paraissant par le sommet, ouvrant à la visée du regard un lieu bien réel vers lequel se diriger, perçu de près et de loin sous les doux auspices de la beauté, le sublime des montagnes précise ses contours. Peut-être pourrait-il même y trouver, si l’on poussait nos efforts plus loin, la délimitation rigoureuse de son domaine ? Le cas de la montagne, les différences de niveau que l’on y observe, ne permettrait-il pas de trancher et de fonder de manière objective les difficiles rapports d’identité et de différence qui demeurent entre le beau et le sublime ? Si le sublime se déploie au plus fort dans les paysages de haute montagne, n’y aurait-il pas là un critère net qui l’isolerait de toute autre forme de beauté ? Ne pourrait-on pas distribuer la nature des émotions esthétiques dans l’étagement progressif des pans de montagne ? Leur intensité ne serait-elle pas fonction de la hauteur que l’on vise ou bien visite ? En fin de compte, s’annonçant ainsi de très loin jusqu’à la béance finale du sommet, le sublime pourrait prétendre à la plus intense des émotions esthétiques, être le point culminant du beau. Et la montagne, d’abord sous ses yeux puis sous ses pieds, devenir le long chemin de son exacerbation, la route escarpée vers le paroxysme de son idéal. Il y aurait là comme une chance pour l’esthétique, le rêve de science qu’elle a un temps caressé. La montagne ne serait pas seulement un cas de sublimité mais un ordre possible, un schème d’ordonnancement.

Schrader pose explicitement la question : « la beauté proprement dite augmente-t-elle en raison directe de la hauteur ? ». La réponse tombe : « pas précisément » (p. 27). Les voies du sublime se précisent mais les limites du champ qui le concerne se brouillent. Il est temps d’avancer (vers) de nouvelles propositions.

Échos

D’un texte à l’autre donc, même expérience, mais ouverte de temps à autre par des entrées différentes. Usant des deux indifféremment, comme un seul même texte, essayons de trouver et de poser les repères que pourrait ménager notre serpentine traversée :

  1. Comme chez Mary Shelley, l’expérience du sublime révèle et élève l’homme à une stature inconnue qui surpasse les grandeurs humaines – « la plus belle zone de montagnes est-elle celle où on dépasse, tout en étant soi-même surpassé » (p. 28) – et les rapetissent d’autant : pour quiconque regarde ce paysage, même de loin, « beau ou laid, noble ou vulgaire, la découpure des montagnes l’élève au-dessus de l’humanité. Il n’est plus borné par des pensées humaines, des objets humains, des soucis humains. Maisons, clôtures, arbres, champs cultivés, tout cela s’efface ; l’œil va droit au plus loin et au plus haut. Par-delà les choses petites qui nous parlent de la vie de tous les jours, d’intérêts, de limites, de contestations, d’égoïsmes, de préoccupations futiles et étroites, la noble bordure bleue ou blanche nous oblige à penser au-delà, à élever notre vision et notre pensée bien au-dessus de petitesses proches et vulgaires. » (p. 13). Avant même que l’on foule ces pentes où la présence de l’homme se fait effectivement rare la vue des cimes efface toute humanité du paysage. Les dignités humaines, grandes ou petites, nobles ou vulgaires, n’ont plus cours à ces hauteurs.

On pourrait attacher à la vue des spectacles alpins la même vertu thérapeutique, autrement dit philosophique, que les stoïciens accordaient à la méditation de soi du point de vue de dieu. Du haut de cette vue plongeante embrassant le tout de la nature, l’individualité de chacun prenait de nouvelles et vraies dimensions : une existence ponctuelle et passagère dans l’immensité du monde. Mais les hommes face aux montagnes perdent beaucoup plus que l’orgueil et le mépris qu’ils s’accordent sans cesse les uns aux autres par leur statut, s’échappe d’eux cette humanité qui, bien que de manière abstraite dans leur vie quotidienne, les rassemble : « Échapper aux brumes d’en bas, s’élever au-dessus de la vie et de ses pesanteurs, nager en pleine blancheur, n’était-ce pas s’élever au-dessus de l’Humanité ? » (p. 9) S’envisageant du plus haut des sommets, l’homme empreint au sublime ne se dépouille pas de fausses grandeurs, il s’y porte à grand cœur. C’est que, l’humanité, bien après les Grecs, est devenue une malédiction. C’est l’évangile que la créature de Frankenstein ne cesse de propager par ses meurtres. Le docteur lui-même, accablé pourtant par le remords des crimes qu’il avait provoqués, sentait ce poids s’atténuer dès l’ascension vers Chamonix : le « fardeau qui oppressait mon âme s’allégeait considérablement au fur et à mesure que je m’enfonçais dans les ravins de l’Arve » (p. 133). L’humanité pèse sur les hommes, comme une conduite qu’il faut tenir, comme une dignité qu’il faut assumer, comme un fardeau qu’il faut expier. Les hommes sublimés ne réalisent pas tellement l’étroitesse dans laquelle ils vivent à la lumière des cieux, proche de ces platoniciens qui s’affranchissent de la caverne, ils libèrent leur individualité d’homme de la disgrâce et de la petitesse de l’humain. Parvenu au plus haut, face à l’abîme de ses faiblesses, devant l’enceinte regroupant les atrocités qu’il commet, siècle après siècle, jour après jour, qui voudrait encore se faire appeler homme ? Il y a dans l’esthétique du sublime quelque chose comme un dégoût possible de l’humanité.

Mais pas seulement et c’est pourquoi le mystère du devenir de l’humanité dans le sublime reste entier. Dans le texte de Shelley, le sublime semblait aussi faire oublier la médiocrité des existences pour laisser place à une humanité grandie par le sceau de l’éternité : l’homme disparaissait à lui-même (du moins quelques temps) pour retrouver au-dessus de lui, grâce à la magnificence des choses, accès à la grandeur de l’humanité. L’homme ne s’élevait pas sans voir grandir en même temps une part de son humanité. La montagne pouvait alors jouer le rôle d’un miroir dans lequel l’avorton humain pouvait rappeler à lui ses véritables dimensions. Cette voie, par laquelle les hommes retrouvent le chemin de plus hautes destinations auprès du spectacle de la nature, est au cœur de l’expérience sublime. Pourtant, suivant le schéma de Schrader, elle ne concernerait finalement que la vue de loin, celle justement, où un point de mire apparaît à l’horizon. Il faut distinguer à ce propos le scintillement d’un étoile dans le ciel, figure de l’idéal inaccessible, qui sert, tout au plus, comme l’étoile de polaire, de guide immobile et permanent de l’existence (l’ascension n’a pas de fin et se confond avec un souci permanent d’amélioration de soi) et l’émersion de l’horizon en tant que tel, c’est-à-dire de la ligne qui trace l’extrémité du monde dans lequel je suis plongé et qui ouvre, malgré les obstacles, un point de sortie. Dans un cas, l’humanité est inaliénable, il faut la porter sur soi jusqu’au sommet ; dans l’autre, il est possible de s’en affranchir quitte à en retrouver une autre, pire ou meilleure, mais transfigurée une fois le col passé.

Dans les nombreuses dimensions[2] selon lesquelles s’opère la sublimation du corps humain (nous avions esquissé le rôle de la lumière précédemment), les rapports du lourd et du léger, de la pesanteur revêtent une importance particulière. Il nous semble justement que c’est en raison de l’état dans lequel l’humanité se tient et se trouve tenue, ce corps alourdi du poids du péché, condamné d’une liberté nécessairement coupable, que le mouvement sublime se détermine, d’une part comme élévation, et trouve d’autre part dans la montagne une possibilité réelle de libération. S’élever, ou grandir par soi-même hors de toute instance de mortification ou d’humiliation, c’est aussi bien avancer vers la source de la lumière, sortir de l’obscurité, illuminer son existence que s’alléger, se délester, s’amputer des poids morts. Ouvrez un dictionnaire et lisez de quelle manière la légèreté est flagellée ! Les mots difficiles de Nietzsche sur la danse du Surhomme tournent autour de ces questions là. En ouvrant aux hommes un espace débarrassé de toute ou partie de leur humanité, en leur offrant la chance d’une transfiguration de leur corps, même passagère, même vécue dans l’obscurité des entrailles, l’expérience du sublime questionne le sens même de leur humanité, autrement dit des conditions à partir desquelles cette stature devient sensible et ne reste plus une simple idée. Quelle expérience avons-nous de notre humanité ? Doit-on accepter, comme dans un certain existentialisme, que l’existence des hommes serait capable de déterminer elle-même ce qui relèverait de son essence, et sûrement pas de la tirer de quelque abstraction définie a priori et hors de soi, que ce soit en Dieu ou dans la science ? Les hommes, en un sens, n’auraient plus d’essence générique en quoi définir leur unité et seraient conduits au regard d’eux-mêmes aussi bien qu’à celui des autres à se rassembler différemment. Il y a encore une autre possibilité : quand s’ouvrant aux plus hautes intensités du sublime, les hommes ne se trouvent pas simplement privés ou délivrés de leur essence humaine, ni même autorisés à la déterminer du fond de leur existence personnelle, mais s’avèrent libres et capables d’ouvrir, d’élargir, d’enrichir leur essence de tout ce que l’humanité a rejeté hors d’elle-même pour se définir. Je suis un roc, un vrai soleil. Je suis la larve qui se nourrit du fruit pour bientôt s’envoler, le colosse de granit qui regarde les hommes en surplomb depuis des millénaires. Je suis un homme et je suis libre comme l’air. Rapport qui n’est plus de comparaison mais de communauté. Il y a aussi dans l’esthétique du sublime une transformation de la sensibilité de l’homme à lui-même qui passe par de nouveaux rapports aux éléments : air, lumière, etc.

L’humanité, alors, ne se définit plus seulement par des qualités morales ou des propriétés biologiques mais de manière cosmologique ; comme si l’homme, en tant que phénomène terrestre, n’était pas séparable d’un monde ouvert en de multiples façons – lui-même beaucoup plus qu’un milieu ou un environnement auquel l’humain n’aurait qu’à s’adapter ou qu’il pourrait façonner – autrement dit un espace-temps à la fois sub- et supra-organique qui ferait corps avec le sien. Quand l’homme parvient au sommet, nous dit Schrader, le changement est directement palpable, la perspective vous situe différemment : devant ces « phénomènes admirés d’en bas depuis que le monde est monde, l’homme arrive dans la région redoutable et mystérieuse où ils se préparent et s’accomplissent : il se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous ses pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23). Et même le docteur Frankenstein, qui n’a pourtant créé qu’un seul homme que les autres allaient bientôt rejeter hors de leur humanité ordinaire, ne manquait pas d’imaginer que les sommets vers lesquels il se dirigeait abritaient tout un peuple d’une nature étrangère : « plus je m’élevais, plus la vallée prenait un aspect magnifique et stupéfiant. Des châteaux en ruine perchés au-dessus des précipices sur des montagnes couvertes de sapins, l’Arve impétueux et des chalets émergeant ci et là d’entre les arbres composaient un décor d’une beauté singulière. Celle-ci était encore accentuée et sublimée par les puissantes Alpes, dont les pyramides et les dômes étincelants dominaient tout, comme si ces sommets eussent appartenu à quelque planète abritant une autre race d’êtres » (Frankenstein, p. 133). Au terme de l’ascension, ce n’étaient plus les géants de l’Antiquité qui attendaient les voyageurs mais de nouveaux Prométhée habitant une nature devenue « cosmique ou planétaire » (p. 25). 

  1. Au XIXe siècle, le relief de la terre constituait encore l’horizon supérieur de l’univers humain. Les montgolfières ne pouvaient guère aller aussi haut. Si bien que les montagnes, révélant la limite verticale du monde, confirmaient le ciel, l’air ou l’azur comme élément privilégié de toute sublimation, lieu de coïncidence provisoire entre grandeur et hauteur. Que se passait-t-il alors quand on arrivait enfin tout en haut ? Et bien ces « phénomènes admirés d’en bas depuis que le monde est monde, l’homme arrive dans la région redoutable et mystérieuse où ils se préparent et s’accomplissent : il se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23). À la lettre, celui qui y parvenait dominait le monde. Il ne devenait pas capable pour autant d’en embrasser le tout du regard mais, fiché à cet endroit précis, s’étalait sous ses yeux la béance même du monde, ouvert d’un bord à l’autre : «Ici, tout devient colossal, le sentiment de l’immensité nous envahit. » (p. 25) Le monde qui d’ordinaire se présente à l’horizon, à la limite extrême du ciel et de la terre, indiquant ainsi qu’il y a un lointain plus lointain encore enveloppé dans celui que je vois à cet instant, se déploie au sommet comme « un monde où chaque pas révèle un autre monde » (p. 24). Parvenir au summum signifiait habiter l’horizon.

Les glissements perpétuels entre le site du sublime et l’endroit où il se réalise, l’ouverture de son champ entre la perception du sommet et son accès effectif, prennent tout leur sens dans ce phénomène : le sublime est le mouvement qui nous porte à franchir l’horizon, à crever notre bulle. D’où les sentiments de franchissement ou d’élévation que l’on connaît quand on gravit une montagne : nous passons nos limites en pénétrant ou quittant des lieux dans la mesure même où notre corps ne se sépare pas du monde qui l’habite. Dans les visions dont elle fait des spectacles, la sublimation ne souligne pas les différents horizons qui bordent notre univers sans glisser, en tout sens, les flèches qui en percent l’invisible enveloppe. Le placenta déchiré devient à rebours le premier acte du sublime, la première et douloureuse bouffée d’air. On oublie ce passage comme on laisse derrière soi, dans l’effort nécessaire pour ne pas tomber dans la nostalgie, un pays devenu trop étroit, oppressant et routinier, une terre parcourue en tous sens de gestes et de regards devenues sans surprises. Si le docteur Frankenstein pouvait ainsi oublier ses soucis, c’est qu’il avait déjà franchi le seuil d’un nouveau départ, sa marche vers le glacier l’avait déjà conduit hors du jour lugubre des heures de sa vie.

Il faudrait dresser l’inventaire des procédés ou des événements fortuits par lesquels les enveloppes du monde deviennent palpables autour de soi. En jetant ceci à titre d’essai que le monde humain est fait de la chair même de l’homme, que sans cesse, même en son absence la plus redoutable, l’homme bute sur cette peau invisible tendue autour de lui. Inlassablement, dans la moindre bête, le moindre rocher, le même objet technique, même à milles lieux de tout aspect anthropomorphe, l’homme ne rencontrerait que l’homme. Bonheur des sociologues et des psychologues qui essaient de comprendre ou d’expliquer l’homme par lui-même, malheur de l’anthropologie qui essaie d’obtenir sur lui quelque lumière du dehors[3]. L’expérience du sublime occuperait sans doute, pour l’Occident, une place majeure dans ce dénombrement. Ne serait-ce que par les liens très étroits que cet ensemble culturel établit entre le regard et le monde ? Le sublime s’attaque en effet à ce que l’on pourrait appeler l’innocence première et nécessaire de la perception c’est-à-dire cette naïveté avec laquelle nous adhérons immédiatement au monde (que Merleau-Ponty à la suite d’Husserl appelait opinion ou foi originaire), et qui, en retour, ne fait pas du monde ce qui me contient et me rejoint au plus profond mais ce que je domine sans éclat dans ma perception. Ainsi j’ai beau savoir que la montagne que je vois, au loin, me dépasse en volume et en taille, je la vois, de mon propre point de vue, comme plus petite qu’elle n’est. Il est nécessaire, suivant les lois de la perspective, que la montagne apparaisse différemment de ce qu’elle pourrait faire à cet instant, que sa grandeur apparente soit réduite à cette distance, pour qu’elle devienne visible à mes yeux. La montagne au loin doit abdiquer sa grandeur pour faire partie de mon horizon. Or, la plupart du temps, cet horizon et les conditions qu’il impose aux choses qui nous entourent nous sont inapparents. Un paysage de montagne ne change pas du tout ce rapport puisqu’il en est au contraire la manifestation – le monde réduit aux contours d’un pays – pire, plus il est beau, plus, en quelque sorte, il se replie et se densifie : seule une sublimation, même légère, soulignant la découpure du ciel serait capable de « donner de l’air » à cette étouffante profondeur. La beauté des choses, rappelait Claude Lévi-Strauss, a toujours été pensée comme perception d’un rapport, et plus précisément poursuit-il, comme rapport de rapport[4]. Le sublime, à première vue, paraît œuvrer dans le sens contraire : une disparité se fait jour dans l’ouverture d’un vide, le creusement d’une absence, l’accroissement d’une distance. Des signes fulgurent dans le paysage que l’on transpose généralement au niveau verbal par des termes comme « au-delà », « par-delà », « au-dessus », etc. De fait, le sublime étale au grand jour les dimensions extrêmes entre lesquelles se constitue notre monde : l’ici qui indique le proche, l’éphémère et l’étroit et le qui marque le lointain, l’ailleurs et l’éternel. Mais comme le dit Schrader, il n’y a qu’une des dimensions qui fasse vraiment partie du spectacle de montagne « l’œil va droit au plus loin et au plus haut » (p. 13).

Cette division de l’homme avec lui-même que le sublime semble provoquer n’est pourtant qu’une phase déjà intermédiaire de son processus : percevoir autour de soi les signes qui ouvrent le paysage vers un ailleurs entame la sublimation, décroche le spectateur du lieu où il est habituellement requis pour embrasser le pays du regard et accentue soudain la familiarité qu’il en a, le corps laissé tout entier ou presque dans son enveloppante humanité. Mais parvenir au sommet, franchir l’horizon qui était le sien et voilà que l’on est plus tout à fait le même : « L’homme y disparaît, s’aperçoit que la nature n’a pas été faite pour lui » (p. 25). Même la nature devient étrangère, ne tourne plus autour de l’homme comme le spectacle qui lui fut offert jadis par son dieu, ou le domaine qu’il conquis un jour de ses mains : « la nature ici ignore, dédaigne l’homme » (p. 25) Spectacle de la nature, le sublime des montagnes défait les limites humaines par lesquelles on la réduit à n’être que le support matériel des cultures et ouvre en même temps le monde humain aux dimensions même de la Terre où il se réalise. Alors, ce qu’on appelle une culture, une civilisation, ne se réalise plus seulement dans diverses formes de comportements, d’objets ou de monuments, mais s’annonce également dans une forme d’espace-temps qui traverse organismes et milieux sans pourtant s’y réduire. Le rapport du monde, des humains et de la culture qu’ils partagent avec d’autres humains s’y modifie. Il ne s’agit pas seulement de la projection d’ensembles culturels sur le globe terrestre, comme on distingue sur des territoires aux limites toujours incertaines des civilisations à blé ou à riz, il s’agit de manières différentes de polariser l’existence, de distribuer le haut et le bas, le proche et le lointain, l’ici et l’ailleurs, à ses niveaux les plus élémentaires.

Que nous ne puissions plus naviguer dans le monde comme si nous lui y avions toujours appartenu, que notre naissance ne témoigne d’aucune nature qui nous apparenterait à la Nature, est sans doute une des découvertes les plus intenses que l’on fait sur soi en expérimentant du sublime. Les séjours dans les airs que nous réalisons avec les avions, s’ils relèvent bien sûr du versant technologique de la science, relèveraient-ils aussi d’une forme de sublimation ?

  1. Le sublime, en tant qu’expérience esthétique, appartient clairement à un moment déterminé de l’histoire occidentale. Et, bien que sans le savoir, ce moment s’est peut-être déjà refermé derrière nous, les historiens cherchent à situer et dater précisément le basculement qui l’a conduit de la rhétorique à l’esthétique. Or, pour ceux qui se trouvent jetés au milieu des montagnes et de leurs pics majestueux, le spectacle n’est pas né d’hier. Même quand il ne se déploie pas sous leurs yeux, ses signes se marquent et se remarquent dans le paysage depuis l’aube des temps humains : « Si l’homme primitif a fait de la montagne le séjour de plus grand que lui, c’est qu’il y voyait comme le trait d’union qui reliait le ciel à la terre, le monde universel au monde humain, l’infini au fini, l’éternel aux choses qui passent. Voilà le premier sentiment d’admiration pour la montagne » (p. 10) La montagne sublimée, avec ses aiguilles, ses pics, ses sommets qui pointent vers quantité de dimensions de l’être inaccessibles aux hommes, exerce une fonction de signe aussi vieille, sinon plus ancienne que l’Homme.

Signe particulier car bien qu’il semble faire partie de ces termes qui servent à désigner quelque chose de présent comme « ceci », « cela », « ici », etc., il appartient plutôt, comme l’indique Schrader, à ce groupe d’unités linguistiques purement fonctionnelles et dépourvues en elles-mêmes de signification qui comprend le trait d’union. Je peux bien, en disant « là-bas », « au-dessus », indiquer quelque chose au loin même sans faire un seul geste de la main, je ne pointe plus rien hors du langage quand je marque un « – ». C’est pourquoi il ne faut pas lire cette comparaison de Schrader comme une métaphore mais y voir au contraire un fait susceptible de montrer comment le spectacle sublime relie les dimensions extrêmes qu’il ouvre au regard. Qu’on s’interroge : le trait d’union associe sans les fondre l’un dans l’autre deux mots déjà existants, produisant ainsi une nouvelle unité sémantique sans pour autant que les unités libres perdent le sens qu’elles avaient déjà. Les souris, bien entendu, ne changent pas de définition du fait qu’il existe des chauves-souris bien que la lettre de leur nom autorise par contre-coup toutes sortes de confusions et de jeux de mots. Le trait d’union est aussi utilisé après certains préfixes qui modulent le statut, le mode d’existence d’une chose, comme dans l’usage des quasi-, des non-, des mi-, etc. Marquant des unités nouvelles de sens, de manière provisoire ou permanente ; garantissant l’indépendance des termes qu’il relie en s’intercalant entre eux ; bref, s’effaçant presque dans sa fonction au profit d’un terme ou d’un autre, il est difficile de savoir si un signe de ce type ouvre par lui-même une dimension nouvelle dans le champ où il intervient (un nouvel axe sémantique qu’on dira pourquoi pas poétique) ou si son existence se limite à la relation qu’il établit, restant à l’étroit entre les deux termes qu’il apparie. Autrement dit le trait d’union, même en tant qu’analogie verbale, questionne le sublime, en tant que valeur esthétique, quant à sa capacité à se constituer dans l’expérience du monde comme une véritable dimension et non comme un simple regard qui fixerait un aspect des choses en les laissant demeurer telles qu’elles sont par ailleurs ou au dehors. Ne serait-ce pas à l’émergence de signes au jeu similaire mais substantiellement différents que l’on devrait les premières manifestations du sublime dans le paysage occidental ? Des marques surgissant dans mon panorama quotidien mais qui me ne disent rien, qui n’annoncent rien, qui marquent et démarquent seulement, déplacent et remplacent, les multiples repères, flèches et horizons de mon existence : est-ce comme cela, à bas bruit que le Sublime s’est introduit dans notre existence avant d’être élevé, plus tard, au rang d’expérience esthétique et réservée à certains ? La montagne et sa difficile ascension servant de segrégateur social ? Des signes aussi discrets que des traits d’union qui modifient la façon dont on s’inscrit dans le temps et l’espace et se trouvent marqués par eux peuvent-ils se produire dans le plus grand silence, en plein aveuglement, et sans qu’aucune parole réflexive ne puisse en reprendre les termes ni s’y appuyer dans l’immédiat ? Haut-bas, Grand-Petit, Fini-infini, Éternel-Éphémère, Humain-Non-humain, quelle polarisation muette de l’existence le Sublime réalise-t-il ?

Les différentes orientations offertes à mes efforts et projets quotidiens apparaîtraient ainsi comme en pointillés le long de ma conduite sans toutefois se rapporter à un milieu. Car plutôt que de rendre commensurable, par sa médiation, deux ordres de grandeur ou deux dimensions du monde qui s’ignorent – ce qui est l’affaire du beau, de ses accords et harmonies –, la montagne sublimante ou sublimée aurait plutôt pour effet de rendre visible dans l’ordre uni-dimensionnel de nos existences, les écarts, les amplitudes, qui n’y sont justement pas actuellement données. Nos « lignes » de vie surgiraient alors pour ce qu’elles sont habituellement : comme brisées, tordues, ensablées dans un coin de notre univers. Le sublime ne hisserait pas l’homme d’un ordre de grandeur à un autre qu’il contiendrait déjà en quelque manière, qui ferait partie de son expérience même de manière fugace et passagère, il ferait au contraire apparaître, par signes, sur un site bien particulier, la béance invisible du monde dans laquelle nous vivons. Pics, aiguilles, cimes et autres sommets regardent bien vers les dimensions les plus inaccessibles qui soient aux hommes mais forment en même temps la pointe la plus avancée de ces régions extrêmes dans le petit milieu des hommes. La montagne ne peut être signe du supérieur et de l’au-delà qu’en perçant et traçant cela dans le paysage des hommes. Comme tout autre spectacle sublime, elle est le signe de cette transcendance des dimensions exorbitées du monde dans le site de leur immanence. Alors, on peut rêver que la géométrie impalpable des choses, invisible dans le fil ininterrompu des journées, s’y déploie à l’œil nu : « Au-dessus du nuage qui fuit, change, s’évanouit comme la vie, toujours persistent ces formes rigides, pures, lumineuses et comme indestructibles, supérieures à toutes choses d’en bas, plongées dans la haute région de la sérénité suprême » (p. 10). En ce XIXe siècle où la géométrie ne disait déjà plus l’ordonnancement transparent du monde, le sublime de la montagne lui offrait encore, dans le ciel, un refuge à son réalisme.

Le paysage sublimé de la montagne est donc bardé de signes. Un signe qui manifeste dans le corps même sous lequel il se présente un aspect de ce qu’il signifie, cela s’est toujours appelé un symbole. Si la beauté est le résultat d’une perception de rapports dans les choses mêmes, le sublime en cerne les symboles. De là, cette nécessité que la chose sublime soit d’une grandeur remarquable, exceptionnelle, pour qu’elle puisse symboliser ce qui la dépasse. La grandeur des choses n’est pas la cause objective ou la mesure des émotions que l’on ressent, elle est requise pour la simple raison qu’une chose ne peut en symboliser une autre qu’en simulant en quelque manière sa présence ou son approche. On dira alors qu’à la différence du regard outillé qui, mesurant les choses les unes aux autres, fait apparaître leurs grandeurs respectives, la perception du sublime marque la grandeur des choses. Dérogeant aux rapports de proportion établis entre les choses, la sublimation ne vient pas de ce monde stable où chaque chose respecte et accepte une bonne fois pour toutes sa relation aux autres, elle en porte certaines au pinacle et d’autres dans le ravin. Elle ennoblit et dévaste : seule trône au loin la noble bordure bleue.

  1. On peut rassembler, grâce au texte de Schrader, les nombreux mouvements diffus qui font corps avec l’effet sublime et affirmer que toute sublimation implique des opérations du type dépasser, transcender, élever, etc. Mais dans quel élément au juste ? Aurait-elle toujours pour effet de nous rendre plus aérien ?

Kant faisait déjà sentir, dans le domaine de la connaissance, tout ce qui relève de l’a priori – qu’il appelle transcendantal – en montrant ce qui, dans nos jugements, dépasse justement le donné de l’expérience : ainsi, je peux dire que l’eau bout à 100 degrés Celsius, je ne m’écarte pas, ce faisant, de ce que j’ai pu constater par expérience, ou de ce que d’autres ont constaté avant moi ; mais quand je dis, l’eau bout toujours à cette température, j’énonce une loi qui ne peut s’appuyer sur l’expérience puisque par définition l’avenir ne m’est pas donné. J’affirme donc quelque chose (de vrai) qui sort de l’expérience, qui la transcende : à savoir ici, la permanence, et j’en conclue que cette détermination appartient de droit aux conditions subjectives de la pensée[5]. Là où l’eau devient gaz, le sujet qui commande à la nature apparaît. Faut-il entendre de la même manière l’interrogation de Schrader : « D’où vient l’émotion qui nous saisit à la première vue lointaine d’une chaîne montagneuse ? ». Il essaie bien de capter le mouvement que provoque le spectacle dans le sujet lui-même et non dans la nature. Comme si le mouvement produit, entre la perception et l’exclamation verbale, dépassait ce que devrait induire le spectacle d’une montagne dans son objectivité de relief géologique et/ou de milieu humain agro-pastoral, comme si ce qui se réalise aussi en l’homme révèle et relève surtout de l’homme. De loin, donc, la montagne sublimée est un gigantesque miroir, son principal pouvoir est de pousser les hommes à la réflexion.

Pour autant, conclure au caractère subjectif du sublime, dire que le sommet est tout simplement le symbole, à peine la cause, de ce sentiment, serait largement insuffisant dans la mesure où c’est le rapport du sujet à lui-même qui est transformé dans l’expérience. Pour le comprendre, il suffit de réécouter plus à fond la question de Schrader : le problème, pour lui, n’est pas tant la cause de l’émotion ­– il la connaît déjà – ni même de chercher à localiser l’effet – il opère dans la sensibilité humaine – mais de savoir la provenance de l’émotion. D’où vient ce mouvement qui ne vient pas de moi et que la cause de la montagne, aussi majestueuse qu’elle soit, ne commande pas ? De cet événement qui commence – obscurément – dans l’objectivité de la nature, qui passe par le sommet des montagnes pour passer ensuite dans l’humanité du spectateur, rien n’implique pour autant qu’il s’épuise dans la sensation du sujet, que celui-ci en soit le terme et la fin, que l’exclamation « c’est sublime ! » soit l’accomplissement de ses effets.

Les travaux de Merleau-Ponty sur la perception seraient ici bienvenus pour analyser différemment de telles descriptions du sublime. Et notamment, comme dans le cas présent où le géographe Schrader prend le pas sur l’alpiniste, pour montrer que l’on suppose la perception comme s’ouvrant de droit, et en premier lieu, à la réalité objective de la montagne (autrement dit celle que la science topographique définit et isole dans ses expériences et ses raisonnements), rejetant ainsi la dimension esthétique au statut d’événement second, comme si elle ne venait en fait qu’après (aussi bien dans l’histoire que dans son appréhension concrète) en se surajoutant à cette réalité. Qu’il y ait une réalité première de la montagne, c’est là que se glisse, comme nous l’avons brièvement évoqué, le problème du système historique de ses manifestations. L’aspect que perçoit le géographe et qu’il étend, de manière dogmatique, au principe de toute expérience possible de la montagne, est-il le même que celui du berger ou du touriste en excursion ? Il n’y a pas ici à choisir. Il faut seulement savoir cette latitude possible dans la position même du sublime au sein du phénomène de la montagne. Et savoir par conséquent qu’il est possible, sur ce point, de renverser les valeurs et donner à l’expérience esthétique la primauté, et même lui accorder une valeur autonome, bien que peu de femmes et d’hommes, dans la vie quotidienne, en ont une expérience pure, capacité que bien des phénoménologues ne confient qu’aux peintres, poètes et philosophes.

Or Schrader n’est pas de ceux-là justement, lui pour qui la qualité d’artiste ne suffit pas à réaliser, en soi et dans son œuvre, le mouvement de sublimation : « Pour un ou deux qui rencontrent juste à la suite de Rousseau, comme Senancour, comme Ramond dans les Pyrénées ou Saussure dans les Alpes, combien de bavards creux et nuls qui ne font que transporter sur un sujet nouveau la vieille phraséologie classique. […] S’il faut être sublime avec des sentiments qu’on n’éprouve pas, on se bat les flancs pour être sublime à tout prix. Ils n’ont pas compris que, pour approcher vraiment de la nature, il suffit d’être simple, mais qu’il faut l’être, s’oublier, la chercher, ne pas se chercher soi-même sous prétexte de nature. Voir dans la nature un thème à amplification, c’est se condamner d’avance à ne rien comprendre. » (p. 20-22). Devant l’emphase de certains poètes au sujet des montagnes, celui dont l’effort consiste à affronter leur redoutable et douloureuse stature ne peut que dénoncer l’enflure du verbe. Avec l’alpinisme est supprimée la possibilité de réduire la sublimation à une figure de style, un tour verbal. Le sublime, en prenant corps aux sommets des montagnes, à la fois visée et sol, quitte le monde de la rhétorique, de ses effets connus et maîtrisés d’avance. De là, l’ironie de Schrader, entamant sa conférence au jour du 25 novembre 1897 d’un « D’autres peuvent raconter leurs ascensions de 1898 ! » (p. 7), façon de se distinguer de ceux qui savent déjà, sans le savoir vraiment, mais le soupçonnant peut-être, qu’ils raconteront la montagne chaque fois de la même manière et comme tous les autres : il était une fois pour toutes les fois… Pour autant, notre alpiniste n’accorde pas à n’importe quels scientifiques le pouvoir d’accéder à la dimension du sublime mais à l’attitude, à la capacité de certains, de se faire transparents au mouvement qui les traverse : « Qu’étaient-ils donc, ceux-là ? Des poètes ? Pas du tout, mais des savants, des professeurs, sans prétention de poésie, abordant les montagnes instruments à la main ; poètes pourtant, parce qu’ils étaient sincères et émus. » (p. 22). Magnifier la montagne par le verbe devient le fait des mauvais poètes, de ceux qui dissimulent mal leur volonté de s’ennoblir à peu de frais. C’est là un classicisme dépassé, une poésie de cour. Atteindre les sommets au XIXe siècle, du moins pour ce qui concerne les montagnes, n’est plus une affaire de style, ce sont désormais des instruments de mesure que l’on tient dans sa main et, si poésie il y a, elle vient d’abord aux hommes pour qui est donné d’être vrai à eux-mêmes. L’humilité de ceux qui sont aux prises avec les difficultés et les beautés de la montagne a plus de grandeur que l’humiliation feinte de ceux qui s’agenouillent devant toute grandeur. Mettre un genou à terre n’est plus une marque de noblesse. Parvenir aux plus hauts sommets, ne serait-ce que quelques instants, c’est accéder à la véritable souveraineté, pas celle que les hommes exercent entre eux par des lois ou des jugements, comme un prince sur ses sujets, mais celle que la montagne conserve sur eux. Sociologiquement et politiquement parlant, l’expérience du sublime désigne une nouvelle volonté de s’ennoblir.

Ainsi, pris au ras de ses manifestations « verbales », comme opinion ou jugement, le sublime des montagnes ne peut être ni contenu par le sujet (comme si cette réaction verbale était la simple expression des sentiments qui passaient en lui) ni réduit à une manière de parler (comme si le style pouvait se passer d’un ébranlement effectivement ressenti).

Pause

Arrêtons-nous un peu. Et reprenons notre souffle dispersé à tous vents. On sentira peut-être alors la sublimation en marche déjà depuis le pied des montagnes, ses effets s’accomplir dans et par cette vue qui transperce nos invisibles murailles quotidiennes ; on sentira possiblement notre corps, s’ouvrant à plus grand que soi et rétrécissant son horizon étroit déjà, avant de s’écarteler, non de se déployer, au sommet jusqu’aux extrémités du monde.

Mais les quelques repères donnés ici n’éviteront pas de se perdre, n’empêcheront pas que déjà nous nous soyons fourvoyés. L’erreur est un chemin qu’il n’est pas de notre liberté de ne pas emprunter. Tout du moins pour celui qui s’est départi des recherches que mènent les sciences, de ces enquêtes qui délimitent au préalable leur domaine, tracent en pointillés leur trajet, savent d’avance qui interroger et arrêtent dès le départ à quoi devra ressembler leur trouvaille. Car pour un savoir en quête de lui-même, interrogeant sa propre existence bien au-delà même de la possession d’une quelconque vérité, la recherche ne peut être qu’errance. On ne s’arrête pas quand on a atteint ce que l’on cherchait mais quand les forces qui vous accompagnaient jusque-là abandonnent, quand les questions qui vous taraudaient finissent de vous trouer le corps en vous laissant au dehors comme une galerie vide. Rien ne garantit que demain, je prendrais la route dans cette direction, rien ne m’assure que ce sera encore moi qui brûlerais de savoir ce qu’il retourne du sublime. C’est pourquoi de tels repères sont vitaux. Pour que d’autres empruntent et continuent le chemin.

Dans d’autres directions.


[1]. Louis Ramond, seigneur de Carbonnières, est un de ces fascinants exemples d’hommes de science empreints de romantisme qu’offrait la fin du XVIIIe siècle. Il fit beaucoup pour la connaissance géologique du massif pyrénéen et notamment par l’ascension du Mont Perdu (entreprise la première fois en 1797 et enfin réalisée en 1802).

[2]. Ce sont, pour une part, ces mêmes dimensions que nous avions commencé d’inventorier dans nos premières enquêtes incertaines, de leurs formes, de leurs buts et de leurs succès. Ces éléments, qu’aucun pourrait dire cosmiques (si le cosmos ne s’était pas lui-même volatilisé dans l’infinité ouverte de l’univers) mais qui dépassent, de fait, toute dualité entre nature et culture, sont soumis à un inventaire ouvert et non planifié, signe que le cosmos grec, fait d’eau, d’air, de feu et de terre, a bien éclaté en dimensions au nombre indéfini et qui sont autant de points d’interrogation, autant de labyrinthes, fichés et creusés dans la texture même de notre existence. La lune, la forêt, la vitesse ou la guerre ne sont pas des thèmes ou des sujets de discussion, des matières à briller ou à réfléchir, mais le chiffre des puissances qui nous sont données et volées, imposées et soumises ; l’espace dans lequel notre quête s’effectue et s’épuise, milieu où la connaissance et l’art sont requis et appelés, non à dissoudre leurs formes et prérogatives respectives, mais à conjuguer leurs forces. Assez en tout cas, pour que l’aventure de savoir se poursuive.

[3]. C’est, me semble-t-il, une des voies de l’excitante et prodigieuse recherche du philosophe allemand Peter Sloterdijk dans ses trois volumes de Sphères.

[4]. Claude Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Plon, 1993.

[5]. Il faudrait encore savoir pourquoi le dehors, tout ce qui sort de l’expérience que nous avons du monde paraît forcément au principe, à la source, de ce qui nous est donné, comme si le dehors était nécessairement supérieur. Ce n’est pas la même chose d’émettre une proposition qui sort de l’expérience, et qui est, pour cette raison-là, supérieure (dans la mesure où elle s’extraie des conditions étroites de l’expérience subjective) et de dire que cet énoncé, pour la même raison, révèle ou pointe, une dimension supérieure à l’expérience. Passé le col qui dominait depuis l’enfance la vallée où je suis né, je puis bien exulter, me sentir plus fort, et savoir le monde plus grand, ne s’ouvre néanmoins devant moi rien d’autre qu’une nouvelle marche et d’autres cols, détroits, forêts, déserts à traverser. D’indéfinis dehors comme autant de lieux, et non d’objets, d’expérience. L’expérience est une traversée vers, du et dans le dehors.

La science errante

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Louis XVI donne ses instructions au Capitaine de Vaisseau de Lapérouse pour son voyage d'exploration autour du monde (1er août 1785 - mars 1788). Peinture de Nicolas Monsiaux (Paris 1754 Paris 1837); Musée de Versailles.

5 août 1766, James Cook observe une éclipse solaire depuis la Terre-Neuve qu’il est chargé de faire apparaître sur la carte. Une nuit et un jour singulièrement impliqués. La surface de la Terre glisse dans la sombre épaisseur des planches libres d’un atlas pendant que la lune, atténuant le puissant rayonnement du soleil, permet temporairement qu’on le regarde de face. On convainc l’astrographe d’envoyer le rapport qu’il en a établi à la Royal Society. L’académie anglaise le publie l’année suivante attirant ainsi l’attention de savants qui envisagent d’expédier, à différents points du globe, des équipages pour observer un autre événement astronomique : le passage de la planète Vénus devant le disque solaire. Pour la première fois pourrait être ainsi calculée la distance de la terre au soleil  – on règle sa distance avec les dieux, avec le ciel, à cette époque. Le phénomène se produira le 3 juin 1769. Le Roi d’Angleterre, George III, alloue une somme à la plus téméraire des expéditions programmées, celle des mers du Sud. La Royal Society impose Cook. Un cap est franchi. La société scientifique commandite ses voyages, choisit son navigateur, décide qui devra et pourra suivre ses méthodes. Le voyage s’intègre à l’ordre savant. La découverte se poursuit mais à l’entreprise de connaissance géographique commencée des siècles plus tôt, le XVIIIe siècle ajoute de nouveaux éléments.

D’abord, un nouvel outillage de navigation scientifique : c’est l’âge de la chronométrie embarquée. On part sur les mers avec des montres qui comptent le temps du lieu ferme que l’on vient de quitter. Chaque coquille de noix, ballottée par les flots, se doit d’imiter ce mythique rocher immobile qu’est la terre ; le mécanisme des horloges marines, en effet, pour être régulier, pour s’écouler de manière uniforme et constante comme la physique le prescrit, doit être au maximum isolé des mouvements propres de la mer : marée, roulis, tangage. Le journal de bord, seule chronique régulière embarquée jusqu’alors, se double d’un mécanisme ô combien redoutable : il compte plus efficacement le temps et permet de savoir enfin – puisqu’il fonde le calcul des longitudes – où précisément l’on se trouve : on ne peut plus se perdre désormais, on sait où l’on va.

Ensuite, une publicité plus importante des découvertes : celles qui peuvent être nécessaires pour préparer un voyage, celles que l’on collecte durant les expéditions (le Ministre de la Marine de Louis XVI a donné l’ordre de s’abstenir de tout acte d’hostilité envers Cook et de lui porter secours, le cas échéant, malgré la guerre déclarée entre la France et l’Angleterre). Les voyages participent toujours d’une rivalité entre États mais rentrent plus étroitement en communication les uns avec les autres. Une continuité de recherche s’établit. Les registres d’étude savante se multiplient, les plans d’expérience communs (grâce au dessin, à la peinture) se diversifient. Désormais, on collecte et partage des informations en géographie, astronomie, botanique, géologie, anthropologie, minéralogie, etc.

Enfin, une nouvelle attitude plus en conformité avec l’ethos cosmopolitique des sociétés savantes est prescrite aux capitaines de vaisseaux. Face aux peuples auxquels on est amené à se trouver, il s’agit maintenant de faire preuve d’une humanité qui pourra manifester à tous, et aux quatre coins du globe, l’unité du genre humain. Les marins, quel que soit leur rang, leur opinion, leur expérience doivent introduire dans leur conduite ce principe à la fois scientifique et religieux qu’est le monogénisme, c’est-à-dire le fait que tous les peuples descendent d’un même homme, partagent une même nature – même si ce principe, affirmé aussi bien par les églises que par l’histoire naturelle, ménage la reconnaissance d’une diversité de races et ainsi la possibilité de ne plus se voir immédiatement comme frères.

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Il me semblait qu’avec tous ces changements la raison des voyages avait sombré. Que leur beauté s’était perdue. Leur écriture plus normée (office quotidien, information distribuée en registres déjà ouverts et séparés), les zones à explorer bien délimitées sur les cartes, les distances à observer avec les autochtones fixées à l’avance : cela ne laissait que présager que peu d’errances aussi bien dans la navigation que dans le récit. L’erreur, autrement dit l’errance empruntée sur le chemin de la vérité, ou encore le sort de la vérité quand celle-ci se trouve soumise au cours d’un voyage, s’installait. On savait tellement où on allait, maintenant, et en empruntant quelle voie, que l’espace ouvert à l’errance en était rétréci, son champ d’intervention balisé, son éventualité reconnue et assumée. L’errance se résorbait en erreurs prévisibles et calculables. Les relations, de plus en plus au fil du siècle, ne racontaient plus la découverte mais indiquaient et corrigeaient ou précisaient des positions. Devant Tahiti ou Manoua, on n’approchait plus ses pieds, ses mains, sa langue d’une terre nouvelle, on réglait sa longue-vue, on regardait sa montre, on approximait.

Sur ces mers, le voyage devenait si peu voyage en un sens (avec tous ses plans de navigation, ses principes de conduite, ses registres préparés), son parcours se trouvait si déterminé par son lieu de départ (par son port d’attache) qu’il semblait perdre tout côté aventureux. Rien ne paraissait pouvoir encore surgir de nulle part ; par surprise ; dans mon dos. Il n’y avait plus d’errance que devant soi. Et on avait toujours de l’avance sur elle.

Aussi l’aventure, cette façon qu’a le voyageur de s’exposer à tous les hasards qui croisent sa route, ce détour qui ne fait pas forcément avancer son périple mais qui produit son errance, semblait réduite aux aléas météorologiques, aux accidents anthropologiques et géographiques du parcours. Tempêtes, cannibales et récifs. Et puis c’était tout : la découverte s’annonçait de moins en moins comme une aventure possible. Et pourtant le voyage savant emportait un désir d’aventure avec lui, sinon l’aventure elle-même, toujours là toute entière, irréductible. Car, même avec ses trajets plus ou moins programmés, c’est moins l’aventure qui disparaît (puisqu’il ne cesse d’y avoir des contretemps : les naufrages sont là pour en témoigner), ni même l’errance à vrai dire (puisqu’on continue de passer par le Paradis ou l’Utopie pour aller quelque part) qu’un rapport énigmatique, encore indémêlé, entre la vérité et le voyage. S’installait entre eux deux une nouvelle relation. Mise en communication directe de l’aventure et de la science : d’un côté, la science, qu’elle s’établisse ou non par le fait de voyager, va pouvoir devenir une aventure en elle-même (de modalité d’enquête parmi d’autres, d’outil de vérification in situ que le voyage était en train de devenir, ce dernier finira par affecter le statut même de la science, même sédentaire : ce sera la recherche) et, de l’autre, il y aura désormais une science de l’aventure qui aura ses codes, ses précautions, ses protections, ses calculs, ses faussetés aussi, science que nous délivreront peu à peu les écrivains voyageurs des siècles suivants : « Savoir voyager, c’est avoir la science des accords. » (Paul Morand, Le voyage, 1927)

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Cook devait partir initialement aux Marquises, découvertes en 1595 par l’espagnol Alvaro de Mendana, mais juste avant son départ revient le Dolphin, envoyé deux ans auparavant dans le Pacifique pour exploration. Samuel Wallis, son commandant, fait part de sa découverte de plusieurs îles au climat doux, à la végétation luxuriante, aux habitants paisibles. Il venait de rencontrer Tahiti qu’il ne nomma pas ainsi mais l’île du Roi George en hommage à son souverain – Bougainville, à peu près un an plus tard, en avril 1768, nomma la même île Nouvelle Cythère en référence au climat libertin qui régnait à la cour de Louis XV : Cythère était l’île grecque où se célébrait le culte à Vénus. C’est en ce lieu qu’il avait été ordonné à Cook d’établir son observatoire. De Bougainville à Gauguin, tant de Vénus seront dévoilées sur cette île.

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Les expéditions de Cook dans les mers du Sud constitueront le modèle absolu du voyage savant de l’époque des Lumières. Celle de Lapérouse fut sa réplique française.

Avant de lancer l’expédition de ce dernier, le gouvernement français avait déjà essayé de rivaliser avec l’Angleterre en confiant une mission à Kerguelen. Celui-ci devait traverser le Pacifique d’Ouest en Est mais n’alla pas plus loin que les îles qui portent encore son nom. Archipel : seuil ; marches mobiles d’un empire. Aussi, la priorité fut-elle donnée, dans les instructions données à la Lapérouse, à la recherche du passage du Nord-Ouest, symétrique du détroit de Magellan, et au repérage des côtes du nord-ouest de l’Amérique qui, mollement revendiquées par les Espagnols et les Russes, donnaient l’espoir d’y établir un commerce de fourrures. L’intérêt bien connu du roi de France pour la géographie – qui faisait partie de son éducation princière –, fit que ce dernier entra directement dans la planification de cette campagne : d’où cette image d’un Roi penché sur une carte qui ne fut pas premièrement plan de bataille. Elle fit aussi que les considérations commerciales furent considérablement minimisées dans cette campagne (ce qui permit le soutien tacite de l’Angleterre à cette expédition).

Cette diminution des prérogatives commerciales (qui fit refluer les intérêts économiques dans le champ des instructions secrètes comme pour le voyage de Cook pour lequel elles ne furent révélées qu’en 1927) paraît bien souvent comme la marque décisive du véritable voyage savant.

Si l’on observe effectivement au XVIIIe siècle – comme on vient de le voir – l’institutionnalisation du voyage au rang d’opérateur scientifique, de procédure savante, il apparaît vain, cependant, de vouloir dégager l’existence d’un rapport fixe, hiérarchique et exclusif, entre les différents buts d’un voyage – rapport qui permettrait d’isoler et d’opposer les intérêts soi-disant purs qui le guideraient. Il suffit de voir comment des buts, considérés comme opposés, peuvent être poursuivis simultanément – en ménageant une part de secret par exemple – pour comprendre que n’existe rien de tel qu’un intérêt scientifique, pur ou pas. La publicité de la science, en effet, ne s’oppose pas au secret des opérations militaires et commerciales, sa manifestation ne sert pas à dissimuler la poursuite d’objectifs moins avouables – elle n’est donc pas simple alibi ou justification – car c’est la science elle-même qui fait l’objet d’un partage (lui même caché) entre ce qui de ses résultats pourra être communiqué et ce qui ne le sera pas (même si l’espionnage perpétuel rendait largement inutile de telles protections : Louis XVI fit recueillir auprès des anglais des informations sur les voyages de Cook et notamment les moyens utilisés contre le scorbut). La science n’est pas seule publique puisque les informations utiles sur le plan stratégique ou commercial ne sont pas moins établis scientifiquement que les autres. Elle ne se donne pas comme un but dans cette nouvelle pratique du voyage, elle en est au contraire une condition, un facteur et un résultat ; plus qu’une fin, elle constitue une dimension complète, absolue et irréductible des voyages de Bougainville, Cook et autres Lapérouse.

Opposer a priori les fins du voyage pose problème, de même quand on souhaite leur donner un ordre. Car la hiérarchie des fins n’est pas forcément la même suivant la façon dont on se trouve embarqué dans une telle entreprise : les marins ne voient peut-être pas certaines de leurs missions à la même hauteur que le Roi de France qui lui même n’a pas les mêmes priorités que la couronne d’Angleterre (même s’ils peuvent partager la même soif de richesses). Ensuite, les différents buts ne font pas que s’entrecroiser, s’emmêler les uns aux autres (dressant une sorte de limite de fait à l’analyse), ils sont aussi étroitement ajustés entre eux : formant circuit, boucle, circularité continue. Les fins ne mettent jamais fin à rien, elles sont moyens de moyens, médiation perpétuelle. Enfin, deux États peuvent voir certains de leurs intérêts converger (accroître le territoire connu) comme il peut arriver que les marins, loin de chez eux, se reconnaissent comme compatriotes : ainsi Lapérouse avec les officiers britanniques de Botany Bay (leur but commun, alors, étant de rentrer chez eux sain et sauf) ; d’autres divergences non seulement se font jour mais ne jouent pas sur le même plan. Une expédition savante ne supprimait pas les tensions (quand les Français surent que les Anglais préparaient un voyage en Australie, Lapérouse reçut l’ordre d’aller directement au sud pour voir ce qui s’y tramait), elle ne bénéficiait pas d’un abaissement des rivalités militaires et commerciales, elle les déplaçait au contraire, mais sur un autre plan : celui de la gloire des nations. Les lumières que les souverains convoitaient pour elles-mêmes (et non simplement comme moyens d’autre chose) devaient servir au rayonnement de chaque pays, de chaque royaume. Le même globe qui ornait jadis le sceptre de l’empereur, emblème de sa puissance et rayonnement aveugle de son pouvoir, devait maintenant pouvoir se déplier sur une carte et accueillir la lumière la plus nette, la plus crue sur ses moindres repli et cachettes. Glissement de priorités, circularité des fins, déplacement d’échelles, la volonté de déterminer quel est le but véritable, principal, qui est censé guider continûment un voyage est, me semble-t-il, une mauvaise approche : un voyage se poursuit toujours, et simultanément, dans plusieurs directions – il est sur-orienté, déboussolé par excès. Aussi dans ce cas, est-ce plutôt le rapprochement des fins, la possibilité qui fut donnée de les agencer en une seule et même entreprise cohérente qui s’avère significative – rapprochement également indiqué par le fait que les écoles militaires, à l’époque, dispensaient de solides connaissances en sciences naturelles, connaissances qui étaient ensuite exigées dans la pratique de la navigation. Avant même de savoir quelles fins, implicites ou explicites, on donnait à ces expéditions, quelle était leur importance respective, la réussite de ces voyages dits savants était déjà d’exister : on se préparait, on embarquait des savants, des outils scientifiques ; on faisait des mesures, des relevés empiriques ; on les consignait dans de nombreux documents.

Aussi faudrait-il voir dans ces voyages la manifestation d’un certain rapport, d’une certaine instance « politico-scientifique » à l’époque dite des Lumières. Alors, que le souverain ait pris part au voyage ne serait plus seulement anecdotique. Se manifesterait son désir (et celui de son adversaire) de voir plus de terres reconnues (Louis XVI remplissait les cartes à mesure que les rapports arrivaient sur sa table) et du même coup l’identité entre le plan sur lequel s’édifiait, à l’époque, le savoir géographique (avec l’ensemble des champs qu’il pouvait contenir ou croiser : histoire des peuples, hydrographie, histoire naturelle, minéralogie, astronomie, etc.,) et le plan, l’échelle et la dimension spatiale précise, dans laquelle s’exerçait la souveraineté du roi. En élargissant le périmètre de recherche de Lapérouse, celui-ci exhibait le rapport étroit qui liait sa position de souverain au territoire – à l’espace continu, mesuré, quadrillé – et particulièrement aux manifestations de son extension. Et en effet, savoir quels étaient les contours, les richesses et les occupants d’un territoire inconnu, c’était dessiner virtuellement l’opportunité d’une conquête, l’utilité d’un établissement commercial, la possibilité de nouvelles alliances. Les espaces que les voyageurs découvraient, qu’ils dotaient géographiquement de nouveaux points de vue, de nouvelles échelles (vue de face, vue du ciel ; vue de près, vue lointaine ; vue globale, vue étroite) formaient comme le corrélat du pouvoir de la couronne. Ce que la géographie – dans ses relevés, ses rapports et ses cartes – montrait au roi, c’était le territoire à l’état pur, dans son état de plus grande désirabilité, dans un état de transparence maximal, autorisant les calculs les plus fous quant à son devenir politique, militaire, commercial, philanthropique même. La terre ainsi tracée, pliée, décrite, c’était le rêve éveillé, zénithal, de la souveraineté ; une souveraineté débarrassée des lourdeurs des administrations et des fâcheuses coteries, épargnée par la médiocrité et la lenteur des transports, libérée des obstacles et des intempéries ; une souveraineté enfin rendue à son tête-à-tête amoureux avec sa terre d’élection. Celle dans lequel elle pouvait rêver d’un empire. Un jour viendra où les rêves d’empire planétaire deviendront si réels pour les chefs d’État que le globe même leur paraîtra soudain plus léger que l’air. Charlie Chaplin et bombe A.

Le 22 janvier 1791, l’Académie des Sciences et la Société d’histoire naturelle présentaient une requête à l’assemblée nationale ; le 14 février, l’expédition de Lapérouse fut officiellement déclarée perdue. L’Astrolabe et la Boussole étaient reconnues errer quelque part. Entre les étapes prévues et programmées du voyage, l’aventure reprenait ses droits. Une nouvelle expédition fut dépêchée. Un voyage savant doublé d’une mission de sauvetage. Quand l’équipage d’Entrecasteaux, le 19 mai 1793, passa près de l’île Vanikoro qui ne figurait sur aucune carte, il restait probablement quelques rescapés dans les parages. Virent-ils passer à l’horizon pour presqu’aussitôt repartir les deux navires qui avaient été envoyés pour les sauver ? Ils s’appelaient Recherche et Espérance. Ils visaient vérité et salut. Sur les mers, l’errance n’appartenait pas encore tout à fait à la droite raison, la voie n’en était pas tout à fait dégagée, même réduite aux lois de la probabilité, quelque chose comme la foi se tenait au milieu.

Je vois dans ces noms de vaisseaux le signe d’un nouveau voyage, le signal d’un nouveau départ. Un pavillon inédit est levé. De nombreuses expéditions maritimes, parmi celles qui compteront au XIXe siècle, comme celle d’Entrecasteaux, ou de Dumont d’Urville, des importants voyages scientifiques français, seront expressément chargés de cette mission de sauvetage. La science sauve. La science s’établit en voyageant vers le salut de voyageurs disparus. Le savant voyage en direction du passé, sans cesse tourné vers ce voyage qui a initié sa tradition. Au commencement de cette science des mers, un naufrage. La recherche repasse sur les traces premières, elle cherche le perdu : non qu’elle l’ait un jour possédé mais il aurait dû lui revenir.

Le voyage vogue sur traces d’un autre voyage. Voile à rebours.

Les voyages des siècles précédents s’enchaînaient d’une autre manière. Que l’on suive les traces de son prédécesseur (quand on obtenait ses plans de navigations) ou que l’on tente d’autres voies contournant de dangereux obstacles, les voyages sur mer cumulaient directement ou indirectement leurs efforts en signalant des zones et des lieux qui, peu à peu, devenaient une même terre, un même pays, qui, rapidement, se retrouvait découpé en morceaux : nouveau territoire. Terre-Neuve. Nouvelle Amsterdam. Nouvelle York. Nouvelle Angleterre. Nouvelle Hollande. Nouvelle Écosse. Le port demeurait avec soi. Le voyage en mer découvrait sa fin (qui était son départ) devant lui, il cherchait le bout, la boucle, le circuit odysséen du voyage. Or, les voyages en mer qui vont partir à la recherche de l’expédition de Lapérouse vont s’avancer dans cet espace singulier dans lequel il n’y a pas de port. Seulement un écueil, un obstacle. Un lieu de naufrage. Ils cherchent la tombe et le port, pour les rescapés s’il y en a, sera ce bâtiment qui vient les chercher. La navigation est devenue tellement sûre que le pont des navires sera lui-même devenu le port des marins. On y sera chez soi sur les flots.

Voyager vers l’interruption du voyage, voyager pour que le voyage fasse retour. Non plus tour du monde mais contournement du naufrage. Voyage achevant le voyage.

Pourra-t-on dire encore : 1. que l’errance traverse nécessairement le voyage (même si l’on distingue justement celui-ci par le fait qu’il se donne un but, un terme, qu’il n’est pas voyage perpétuel) 2. que l’erreur lui est donc consubstantielle, c’est-à-dire que ce dernier dévie, bifurque, oblique en permanence et 3. que la reconnaissance de l’erreur ne remet pas le voyageur dans le droit chemin, qu’elle n’est même pas le providentiel raccourci qui lui permettrait de rentrer au port, sain et sauf, mais qu’elle est au contraire la poursuite, la relance, le mouvement même du voyage. La vérité se trouve à sa fin. C’est la toute dernière erreur, celle que l’on ne peut réviser, c’est la plus fatale.

Rousseau, à l’époque de Cook et de Lapérouse, réclamait une fin nécessaire pour chaque voyage. Voyager pour voyager, c’est errer, être vagabond. Il fallait rentrer au port, fut-il devant soi, il fallait une attache quelque part, sinon ce n’était que vagabondage, rupture des liens. L’errance est la défaite des attaches que les aventures coupent et recoupent mais renouent trop souvent.

Ground Zero

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Frost & steam, Midway Geyser Basin by Neal Herbert

Quelques années après le 11 septembre, mon incompréhensible curiosité pour le phénomène des utopies me poussa à écrire ce texte qui dormait jusqu’ici dans un dossier perdu au milieu des Cabet, Fourier et autres Bacon.

Comme d’autres, comme beaucoup peut-être, je suis, j’ai été… fasciné par l’Amérique – j’hésite, je le sens bien, à dire « je le serai », car dire je c’est déjà trop dire, plutôt préciser qu’un temps de fascination hésite maintenant en moi : est-elle en train de s’effacer ? L’est-elle déjà ? Complètement ou quasiment ? Et quand le saurais-je ?

Quand tout aura disparu, quand mon regard aura retrouvé toute sa mobilité et sera de nouveau capable de regarder au Nord, au Sud et à l’Est.
Quand les derniers symptômes de paralysie s’effondreront sur eux-mêmes, ne laissant qu’un regard vide et désorienté.

Il y a des phénomènes dont on ne comprend l’importance pour soi qu’au moment où ils nous quittent. Ce qui paraissait sous nos yeux chaque jour n’était qu’une lente et infiniment proche comète. Il n’y a que la nostalgie qui puisse alors faire connaître et penser de tes événements.

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Que ce qui advient d’une fascination puisse être lui-même pris dans une nouvelle fascination, que l’on puisse être encore plus fasciné par la disparition d’une chose que par l’éclat avec lequel, hier encore, elle nous éblouissait, voilà ce qui rend difficile à vivre le désir de la surmonter. Jamais on ne perd la boule, ni le nord. Il n’y a qu’une fascination qui vous éloigne d’une autre. On reste toujours les yeux rougis et braqués.

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J’ai l’habitude, humilité et grandiloquence, de sentir ce qui me touche de près comme un événement qui arrive aussi bien à moi qu’à d’autres. Je n’ai jamais besoin d’un second temps pour raccorder mon existence privée à celle des autres, je sens d’emblée sur mes lèvres et dans mes cheveux le vent de l’histoire. Mes expériences sont, d’abord et toujours, collectives. Ce qui m’échoit en tant qu’individu, je le vois tomber autour et sur d’autres que moi. L’individualité ne m’est pas une particularité. Aussi ces autres que bien souvent je ne vois pas, que je devine plutôt et que j’espère, forment, quel que soit leur nombre, leur identité et leur localisation, un peuple dispersé, guidé aveuglément par le sillage de la même comète, du commun événement.

Comme eux, j’ai vu le rêve américain s’effondrer.

Le centre de l’économie-monde venait de bouger.

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La fascination pour l’Amérique, pendant des siècles, ce fut les rêves d’or, de cités merveilleuses, d’êtres étranges, de paradis toujours verts. Puis vient – je ne sais quand exactement – l’annexion du rêve par les États-Unis d’Amérique : la frontière, l’eldorado californien, le self made man, le melting pot, un monde libre, toutes versions remaniées des vieux rêves européens.

Pour ceux des Européens qui n’avaient pas émigré, cette Amérique s’est tenu longtemps dans la distance faussement ouverte des écrans de télévision : voitures, buildings, vêtements, musiques électriques. Devant l’écran, des enfants comme moi demeuraient fascinés sans croire, même au fond, qu’un tel pays pouvait exister. À tel point qu’une fois l’écran traversé, une fois posé le pied sur le sol américain, on se demandait encore comment une telle étendue de terre pouvait tenir dans une si petite boîte.

Le voyage ne vous fait pas sortir, forcément, du solipsisme du petit écran. Il ne suffit pas d’aller de l’autre côté du miroir, de faire trembler son image les quelques instants du passage, pour que la fascination s’évanouisse : elle vacille peut-être, voit son pouvoir violemment circonscrit parce qu’on peut voir en même temps devant et derrière soi, mais elle se maintient : les objets qu’on reconnaît tout autour, que l’on voit, que l’on touche, que l’on sent, demeurent toujours tout aussi virtuels. Conduire une berline Chrysler sur une highway défoncée le long de la River Plate vous plonge toujours dans le même bain densément télévisuel. Il y a une profondeur inaccessible et pourtant sans obscurité qui vous reste en retrait. Pas du tout un mystère. Vos mains pilotent la voiture mais vous vous demandez toujours quand finira l’émission. Un accident, toujours, se profile.

Puis, à force de marcher, de rouler, d’avancer, on pénètre quand même un peu mieux cette profondeur ultra-fine du temps : on quitte la fascination des machines et des marchandises hyper médiatisées pour en trouver une autre logée dans le petit écran. C’est la terre du Nouveau Monde, élue par le Romantisme européen comme site absolu du sublime : grandes étendues vierges et vibrantes, peuples indiens libres et fiers, paysages souverains défiant même le ciel. On arrive aux portes d’un des tout premiers parcs naturels du monde : Yellowstone. Passage fictif dans le temps et l’espace d’avant l’empire étatsunien, d’avant la présence même des peuples indiens : terre sauvage vidée de ses hommes.

Terre pure : forêts et bêtes seulement.

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J’ai vécu en Amérique tant d’années sans le savoir qu’en y allant, je n’en suis tout simplement pas revenu. Il y a des voyages apparemment inutiles qui vous font voir quand même que nous n’avez jamais quitté votre point de départ.

Et pourtant vous ne tournez pas en rond.

Vous errez dans le labyrinthe d’un petit écran.

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Depuis le XXe siècle nous vivons au cœur d’un monde dominé par le pôle politique, financier et stratégique que constitue New York. D’où le fait que nombre d’institutions internationales y ont leur siège.

Que nous le voulions ou non, que nos regards obliquent vers tout autre chose, nos existences sont tournés vers ce lieu : il est l’attraction pure.

Déchirer cet espace ne s’obtient pas, on a pu s’en apercevoir, en frappant directement au cœur. La substance de l’espace politique, qui n’est ni tout à fait physique – que ce soit au sens géométrique ou géographique –, ni tout à fait symbolique, n’a pas du tout été entamée par les attentats du 11 septembre : sur le site le drame pouvait bien se dérouler, partout ailleurs l’effondrement des tours était mis en boucle dans des images reprenant à leur compte le pouvoir fascinant de l’événement. Combien de disques, de films, de feuilletons, de vidéos qui ne montrent pas la disparition ou l’absence des tours dans le paysage de New York ? Les tours mises en image confortent tout autant la position centrale de la mégalopole que ne le faisait leur grandeur passée. New York blessée rayonne encore sur tous les écrans. Et cela continue jusque dans les regards suspicieux de ceux qui en nient la venue.

Mais ce qui a sans doute changé dans cette catastrophe, c’est que le site où le monde se concentrait est désormais révélé.

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Ground Zero est le nom de l’opération de vidage, d’abstraction, d’effacement par laquelle se reconstitue, sous d’autres repères, l’espace proprement « imaginaire » dans lequel nous vivions nos existences humaines et nos destinées politiques terrestres (car il n’y a de politique que de la Terre maintenant). Nous quittons l’Amérique.

Je ne sais pour moi quand fut engagé cette immersion dans le grand espace occidental américain (peut-être quand je compris à ses pieds le sens de l’Atlantique) mais nous savons – pour les Européens et les premiers habitants de ce double continent – qu’elle débuta, ou plutôt que le déluge démarra (n’ayons pas peur des accents bibliques plus que de circonstance), à la Renaissance et que c’est depuis que cet événement transformé en avènement est célébré comme un moment fondamental de l’histoire occidentale et un moment phare de l’histoire universelle. En échouant sur les plages d’immenses terres qui leurs étaient inconnues mais qui leur étaient promises par leur dieu, nos petites bourgades européennes sentirent, bien outrecuidamment, qu’elles se hissaient au sommet de l’histoire universelle. L’histoire prenait la Terre pour théâtre. Celle-ci se polarisa peu à peu à l’Occident. L’Europe, qui en était l’avant-poste, se fit Monde.