L’heure où les derniers s’endorment et rejoignent les autres : corps innombrables étendus, livrés aux invisibles rêves qui agitent les lèvres et les membres. Où le silence qui gagne le cœur lointain des choses et des hommes est celui de la langue en sommeil, noyée dans le souffle inaudible, asynchrone, viscéral, et pourtant si puissant, des poitrines qui enflent et se resserrent, des gorges qui râlent en s’étouffant, des yeux qui palpitent sous les paupières.
L’heure où les feux de la veille se perdent au fond des corps, cherchent déjà une issue vers le jour prochain, allumant les flambeaux qui les feront passer le long des couloirs, des trop longs couloirs d’une nuit de sommeil.
Je ne dors pas. Je ne parle pas.
J’ai rejoint sans le vouloir, à mesure que les façades alentour voyaient leurs derniers foyers s’éteindre, la communauté dispersée des veilleurs : les vigilants, les consciencieux, les insomniaques, les éveillés, les somnambules aussi, vivant de leurs rêves, visitant, sans se voir ni se rencontrer, au fil des rues et des allées, la grande nécropole du sommeil.
S’efforçant toujours plus dans la nuit.
Guettant le seul scintillement agité de la lune. N’attendant que ne se lève, ni bonheur, ni malheur. Vivant de leurs seules clartés qui nous restent obscures.
¤
Il y a cette heure où le dédale des rues se fond dans la même noirceur impure et impardonnable, cette heure où les grandes artères que la lune aime inonder gèlent et se brisent par tous les côtés, laissant des ruelles attenantes aveugles, vides ou sectionnées.
Quartier que l’hiver plonge de bonne heure dans les liqueurs les plus noires.
Cité qu’il endort tous les soirs dans ce sang refroidi : versant de gorges coupées au passage d’un porche (pour quelques sols ruisselants), injecté dans ces yeux qui se terrent au passage du sommeil (refusant de retourner dans la fosse initiale du temps), coulant de ces mots qui expirent au passage des lèvres (chandelle que l’on étouffe à minuit).
Il y a cette heure où la neige bleuit. Où la glace, partout, tire vers elle les reflets d’un ciel déjà gris. Et ce pavé gelé ne luit vers aucune issue.
C’est cette heure où les chats ne sont plus seuls à distinguer les ombres qui courent en silence dans les ruelles assoupies. Où des sentinelles armées de flambeaux veillent aux formes qui se dissimulent ou échangent leurs faces dans les faveurs de la nuit.
Cette heure où se murmurent au fond des impasses la lumière des jours à venir. Où sortent, les torches à la main, ceux que le sommeil jamais n’accapare, ni ne repose. Cette heure où les émeutes annoncent le printemps des bas-fonds.