Paysages post-exotiques

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Pripiat, près de Tchernobyl, ville touristique• Deux mois plutôt : une éternité. La chute annoncée de l’Orbise avait eu lieu, immédiatement suivie de l’exode et d’une totale absence d’avenir. Les centres urbains ruisselaient du sang des représailles. Les barbares avaient repris le pouvoir, comme partout ailleurs sur la planète. Vassilissa Marachvili avait pendant quelques jours erré avec un groupe de partisans, puis la résistance s’était dispersée, puis elle s’était éteinte. Alors, avec deux camarades de désastre – Kronauer et Iliouchenko –, elle avait réussi à éviter les barrages mais en place par les vainqueurs et elle était entrée dans les territoires vides. Une clôture ridicule en interdisait l’accès. Elle l’avait franchie sans frémir. Elle ne retournerait plus jamais de l’autre côté. C’était une aventure sans retour, et, tous les trois, ils le savaient. Ils s’étaient engagés là-dedans en toute lucidité, conscients qu’ainsi ils accompagnaient le désespoir de l’Orbise, qu’ils s’enfonçaient avec elle dans le cauchemar final. Le chemin serait pénible, cela aussi, ils le savaient. Ils ne rencontreraient personne et ils devraient compter sur leurs propres forces, sur ce qui subsisterait de leurs propres forces avant les premières brûlures. Les territoires vides n’hébergeaient ni fuyards ni ennemis, le taux de radiation y était effrayant, il ne diminuait pas depuis des décennies et il promettait à tout intrus la mort nucléaire et rien d’autre. Après avoir rampé sous les barbelés de la deuxième clôture, ils avaient commencé à s’éloigner vers le sud-est. Forêts sans animaux, steppes, villes désertes, routes à l’abandon, voies de chemin de fer envahies par les herbes, ce qu’ils traversaient ne suscitait pas l’angoisse. L’univers vibrait de façon indécelable et il était tranquille. Même les centrales atomiques, dont pourtant les crises de folie avaient rendu le sous-continent inhabitable, même ces réacteurs accidentés, parfois noircis, toujours silencieux, avaient l’air inoffensif, et souvent, par défi, c’étaient les endroits qu’ils choisissaient pour bivouaquer.

• La forêt, pensait Kronauer. D’accord pour une brève balade, à condition de rester en lisière. Mais une fois qu’on s’est enfoncé à l’intérieur il n’y a plus ni nord-est ni sud-ouest. Les directions existent plus, on doit faire avec un monde de loups, d’ours et de champignons, et on peut plus en sortir, même quand on marche sans dévier pendant des semaines de kilomètres. Déjà il se représentait les premières rangées d’arbres, puis très vite il vit les épaisseurs ténébreuses, les sapins morts, tombés de leur belle mort depuis trente ou quarante ans, noirs de mousses mais renâclant toujours à pourrir. Ses parents s’étaient évadés des camps et ils s’étaient perdus là-dedans, dans la taïga, et ils y avaient disparu. Il ne pouvait évoquer la forêt sans y associer le tableau tragique de cet homme et de cette femme qu’il n’avait jamais connus. Depuis qu’il était en âge de penser à eux, ils les imaginait sous la forme d’un coupe d’errants, à jamais ni vivants ni morts – perdus. La taïga, ça ne peut pas être un refuge, une alternative à la mort ou aux camps. C’est des immensités où l’humain a rien à faire. Il y a que de l’ombre et des mauvaises rencontres. À moins d’être une bête, on peut pas vivre là-dedans.

Antoine Volodine, Terminus radieux, 2014

Lorsque le système des camps se fut universalisé, l’aspiration à fuir cessa de nous obséder. L’extérieur était devenu un espace improbable, même les blattes les plus instables avaient cessé d’en rêver; les tentatives d’évasion s’effectuaient à contrecœur, dans les minutes d’égarement, elles ne menaient jamais nulle part. Les années ensuite s’égrenèrent, sans doute un peu différentes l’une de l’autre, mais je ne me rappelle pas en quoi, précisément. Les barbelés rouillaient, les barrières désormais restaient ouvertes, les miradors tombaient en ruine. Les transferts se déroulaient sans escorte. Pour les amateurs de nouveauté, seule la mort pouvait désormais ouvrir de véritables perspectives. On commença alors à se sentir mieux dans sa peau, et même ailleurs.

Antoine Volodine, Dondong, 2002

Un prophète

En passant

Un prophète s’apparente à un être blessé de ne pas avoir vu ce qu’il avait à voir quelque part. Quelque chose qui le regardait. Lui. Et peut-être d’autres encore autour et derrière. C’est quelqu’un qui essaie à tout prix de revoir ; de voir ce qui n’a pas encore été vu les dernières fois. Quelqu’un qui regarde sans cesse au-delà, plonge ses yeux brûlés dans la nuit, cherche un jour impossible dans cette opacité qui l’abîme et l’accable. Quelqu’un pour qui la semaine ne compte jamais assez de jours pour que l’un d’entre eux se lève…

Fous de Dieu

En passant

À l’époque féodale, le peuple des fous rassemblait les individus que le démon possédait, mais aussi les athées et les fous de Dieu : anachorètes, mendiants, ermites, pèlerins, etc. Trois types de fous. Pas plus. Probablement que le fait que chacun d’entre eux puisse être vraiment insensé était discutable (pour soi bien sûr mais aussi pour les autres), de même le fait qu’ils le soient tous : du moins au même degré, pour les mêmes raisons, avec les mêmes conséquences. Leur commune folie n’était peut-être qu’une évidence lointaine. De celles qui brillent dans le ciel mais qu’on ne regarde plus – que peuvent-elles bien illuminer celles-là ? Mais une question demeure : sur fond de quelle folie singulière ces trois conduites envers dieu étaient-elles perçues pour paraître ainsi figurées sous le même profil, celui du fou ? Pourquoi ces différents cas de folie ne sont-ils pas demeurés dispersés et repérés seulement sur les divers types humains ou les personnages sociaux qui connaissaient son épreuve ? Pourquoi, s’il y avait folies, fallait-il qu’il y eût, aussi, un seul et même sujet pour cette expérience, fut-il reconnu chez de nombreux genres d’individus ?

Dans son Guillaume le Maréchal ou le meilleur chevalier du monde, Georges Duby, l’historien, nous donne un premier élément de réponse : « Qui se montre seul au début du XIIIe siècle sinon les insensés, les possédés, les marginaux que l’on traque ? L’ordre du monde requiert que chacun demeure enserré dans un tissu de solidarités, d’amitiés, dans un corps. » Il y avait, semble-t-il, entre la moindre fréquentation des hommes et la perte de la présence divine un rapport privilégié. Comme si le dieu des chrétiens, bien que créateur de l’ensemble du monde, n’avait une présence véritable, essentielle, bienfaisante, que parmi les hommes. N’avait-il pas pris, il n’y a pas si longtemps que cela, figure humaine ? L’Église, l’ecclesia, l’assemblée des hommes, n’était-elle pas son corps séculier ? Qui, de gré ou de force, abandonnait les hommes se trouvait éloigné de Dieu, fut-ce pour s’en mieux rapprocher. Partir comportait un risque, majeur. À chaque carrefour on se trouvait sans doute, déjà, sur le chemin de la folie.

Car nombreux sont les textes qui, sur ce point, concordent : la folie est le résultat, le sujet même, de l’errance. Se trouver hors du sens, comme l’on pouvait dire alors à l’époque féodale, n’était peut-être pas seulement se trouver hors d’état de dire quelque chose de sensé. Peut-être n’était-ce pas ce sens là qui était en jeu dans les forêts et les landes où les hommes se perdaient ; peut-être un sens plus fondamental encore, le sens de l’espace et du temps, de l’Orient qui voit le soleil se lever, de l’Occident qui le voit se coucher. Peut-être les hommes devenant fous perdaient-ils déjà le nord ?

Ce n’était pas la raison qui parle, le logos, que les hommes perdaient, mais la raison qui guide à travers le monde. Droit chemin.

Quand les Européens cessèrent de tourner leurs yeux vers l’Orient et Jérusalem ; quand le court chemin pris par Colomb ne fut plus considéré comme un détour pour de nouvelles croisades ; n’étaient-ils pas eux aussi en train de perdre la boussole ? Et pourtant…