Percée dans le sublime III

Rêverie : paysage et sublime

On peut intercaler cet texte juste dessous le tableau de Friedrich.

On questionne la possibilité que le sublime soit la condition de perception des montagnes comme paysage. Le sublime a été le vecteur d’empaysagement conjoint des montagnes et des océans. Première objection: le sublime est plus large que ces deux espaces. Mais n’y aurait-il pas à l’instar des mers en montagne, et des montagnes en mer, une sorte d’information de tous les espaces sublimes par ces deux univers?

Dans chacun des cas qui nous ont occupés, le sublime s’est offert tout entier  à une vue spécifique qui est celle, codée et systématisée, d’un paysage. Une telle perception, nous ne l’obtenons jamais des seuls organes que sont nos deux yeux. D’abord, la vue, comme n’importe quelle forme de perception mobilise tout l’organisme (il y a des perceptions tactiles, rugosité, chaleur, finesse, etc., à l’horizon de chaque tableau que l’on perçoit), ensuite elle suppose une organisation du corps qui dépasse en complexité l’organisation anatomique proprement dite de l’œil. Que nous soyons debout, que nous ayons deux yeux mobiles, qu’ils soient placés sur la face avant, que notre dos ne soit pas accessible directement, organise notre champ de visibilité tout  aussi puissamment que le jeu physico-chimique des impressions lumineuses sur la rétine. Bref, non seulement, tout le corps est engagé dans le moindre des spectacles auquel nous assistons mais dans un spectacle comme celui d’un paysage où l’horizon et le cadre modifient et orientent encore autrement l’exercice de la perception, se révèle que la structure du corps tendu à ce regard n’a rien de purement organique. Les conditions dans lesquelles nous jette un tableau de paysage ne projettent pas la perception dans un univers artificiel, elles révèlent plutôt la difficulté, voire l’impossibilité, de déterminer des conditions purement naturelles de la perception. Du moment que nous vivons dans un monde humanisé, nous sommes sensibles autrement aux déterminations physiques et vitales du milieu qui nous accueille, nous entoure et nous pénètre. Le monde que nous percevons à tout moment et les conditions sous lesquelles nous le percevons sont toujours de part en part historiques – ce qui signifie que la vie et la nature sont elles aussi engagées dans cette histoire. Le paysage n’est donc pas de tous temps et en tout lieu une partie du monde qu’il n’y aurait plus qu’à révéler mais une condition résolument historique de notre perception et habitation du monde.

Aussi que les montagnes, ou certaines montagnes, aient été transformées en paysage sublime à un moment donné en Europe n’a pas été sans conséquence sur le devenir de ces lieux. Leur peuplement, leur économie, leur morphologie même en ont été sensiblement affectées – et de manière si  heureuse, semble-t-il parfois, qu’on a voulu à tout prix en protéger les effets. La sublimation des hauts sommets de la terre n’est pas donc une représentation humaine, une imagination élémentaire, qui aurait laissé intacte la nature qu’elle visait.

 

à l’écart une nature supposée restée intacte face aux événements culturels. Il n’y a pas de sauvagerie possible de la nature face à la culture et à l’histoire puisque la sauvagerie de la nature n’est pas originaire – comme si l’homme avait peu à peu grignoté le territoire vierge d’un monde premier pour n’en laisser ensuite que les marges aux autres êtres vivants. Que la nature sauvage puisse être un territoire, c’est-à-dire un espace délimité et enclos, un espace vierge et protégé (c’est-à-dire aussi bien une source, une matrice, une mère dont on protège la fécondité) est un état politique tardif et non une donnée première de la géographie humaine.

Ainsi les relations du sublime et du paysage ne sont pas fortuites, négligeables. Elles font même l’objet d’un agencement précis dans l’esthétique elle-même. On distingue nettement à la fin du XVIIIe siècle le paysage sublime du paysage pittoresque. Or, depuis le XVe siècle au moins, le tableau est devenu une fenêtre ouverte sur les actions des hommes au sein du monde naturel (humanité parfois invisible, dans sa forme organique, quand aucun individu n’est présent dans le cadre, mais visible, bien que transparente, dans l’étagement des plans, le façonnement des lieux de villégiature, de repos et de retraite, que manifeste la nature anthropisée). Chaque fenêtre est ainsi devenue un tableau potentiel et de loin en loin chaque cadrage effectué par le regard une fenêtre possible. La contemplation, dans la nature, d’un site sublime ou pittoresque pouvait révéler un tableau réalisé par la nature même et sans fenêtre. Un tableau toujours ouvert et lié à un point de vue singulier, celui du spectateur, mais donné sans cadre, sans le découpage artificiel de la fenêtre ; un tableau qui ne serait plus visible de  la cité dont les fenêtres ouvraient sur le territoire de l’arrière-pays, cette campagne nourricière et barbare qui l’alimentait, qui laissait présager au loin des espaces sauvages, à peine des territoires. Un paysage qui ne serait plus artificiel mais enfin naturel. Il y aurait comme un rêve dans la sublimation du paysage, un rêve du paysage lui-même, enfin affranchi de son origine urbaine, un paysage (de nature ou pas) vue par et de la nature elle-même. Un rêve impossible puisque toute notre culture, notre savante ironie, nous enseigne que le paysage est de part en part, comme l’est aussi un parc naturel, un assemblage artificiel de lieux naturels. Rousseau le savait déjà, nous ne l’avons pas oublié puisque nous mettons cette vérité au principe de notre géographie et de notre art des jardins.

La différence tient peut-être que dans le cas du pittoresque la vue donnée par la nature peut encore réduite dans une peinture de paysage traditionnelle et dans le cas du sublime non. Du moins y a-t-il un décalage de rapport entre le paysage in visu et celui in situ? Le tableau peint peut équivaloir au tableau aperçu dans le cadre du pittoresque mais pas dans celui du sublime?

Mais si l’architecture dans laquelle le cadre était délimité n’était plus celui de l’abri bâti mais le corps même de l’homme, cette tour dressée pas bien haut devant les grands horizons dégagés de la savane ? Si la stature humaine était une architecture suffisante pour composer un paysage sublime de la montagne perçue ? Si l’homme, en s’élevant aussi haut, donnait des yeux à la montagne ? Certains courants écologistes américains parlent de regarder les choses et la nature elle-même du point de vue de l’éternité des montagnes, comme si eux-mêmes, de leur faible hauteur pouvait introduire cette perspective dans tous les problèmes.

Peut-être alors que cette naturalisation supposée du paysage, cette extériorisation encore plus poussée du paysage dans la nature, aussi illusoire qu’elle paraisse, trahirait tout de même un déplacement dans l’organisation des valeurs du paysage ? Ne pourrait-on pas dire, qu’au XIXe siècle, l’espace sauvage ne serait plus une partie marginale de la nature mais que la nature au contraire, ne pourrait plus se manifester dans sa forme originelle et illusoirement pure que dans l’espace sauvage ? L’espace sauvage, maintenue et préservée à grands coups de politique d’État, serait-il alors la seule machine de simulation possible de la nature ?

Tout cela peut paraître bien incertain. Mais il faut savoir que dans la peinture de paysage (et vraisemblablement aussi dans l’organisation spatiale du peuplement occidental), l’espace sauvage fut longtemps le fond lointain, attirant ou effrayant, des paysages vus des fenêtres de la ville. L’horizon. Les lieux indiqués au-delà n’étaient d’ailleurs accessibles que par les légendes (les fameux paysages littéraires, ou lieux communs, de l’âge d’or, de l’Arcadie, du pays de cocagne, bref tous les sites enchantés, les paysages de bonheur) et le plus souvent seulement pour des personnages plus ou moins mythiques ou héroïques. La sauvagerie, en quelque sorte, dans un paysage peint, pouvait être le fond que l’on apercevait de loin, l’espace invisible au-delà de l’horizon, ou le lieu même de la scène mais réduite, par l’allure de ses occupants et les actions qui s’y déroulent, à une scène de théâtre, un lieu inaccessible d’illusion. Or parler de naturalisation du paysage, vivre le spectacle d’un lieu comme si la nature elle-même en avait composé le paysage, donc la visibilité esthétique, non encore dissociée entre sublime et pittoresque, c’est bien entendu parler d’un nouveau réalisme de la peinture de paysage, semblant effacer les codes littéraires – le pictural prenant le dessus sur la lettre – mais c’est aussi dire que l’on a plus rien devant soi quant on regarde qui marque la présence d’un cadre artificiel (art des jardins?) Le cadre devient invisible puisqu’il est fait des bords inapparents pour nous de notre champ visuel (il ne redeviendra visible qu’avec la formation des parcs naturels, leurs barrières, leurs règlements et leur absence d’humanité devenue le nouveau signe du cadre). La buée de larmes qui se forme sur la cornée transparente à la vue du sublime de la nature signale, l’air de rien, qu’elle ne compose que ce que l’on voit d’elle-même.

Pour que ces affirmations aient quelque sens, voire quelque raison, il faut que l’homme occidental se soit ensauvagé dans la ville, ait fui en quelque sorte la nature, l’ait déserté pour que les brefs séjours et retraites qu’il y consacre lui révèle le changement d’implication qui s’est opéré en son absence. La civilisation des hommes ouvrant et occupant tout le territoire, les paysages sublimes deviennent les seuls espaces marginaux que puisse encore contenir la nature. On trouvera peut-être étrange de dire que l’homme s’ensauvage loin de la nature mais cela indique seulement ceci que l’espace sauvage et le sujet sauvage rentrent dans des rapports complexes qui font que n’est pas sauvage seulement l’être qui vit dans un espace sauvage. La sauvagerie est également fuite, désertion, sécession, esseulement. Les hommes peuvent donc tout à fait s’isoler de la nature, d’autant plus quand celle-ci pris dans le regard à longue portée de la science et de l’État, matérialisée entre autres par la géographie, n’accueille presque plus aucune sauvagerie.