Percée dans le sublime III

pour l’Introduction

Pour le début du texte. Sortir de l’évidence de la grandeur par une grandeur, celle du sublime. Lire les indices des rapports aux autres expériences dans celle du sublime. Lister les dimensions au sein desquelles se manifeste la montagne. On fait l’hypothèse que les philosophes ont posé des critères trop généraux et que prendre le cas de la montagne permet de proposer des critères plus nombreux et plus précis de l’expérience sublime. Il est important de comprendre que l’expérience n’est pas donné et que les individus qui se voudraient sujet à expérience doivent subir un certain nombre de transformations et d’épreuves (ou connaître un certain nombre d’aventures) pour avoir une chance de l’éprouver. Comment prend-on la mesure du sublime en montagne? En se mettant à l’épreuve de sa grandeur. Quelles sont les dimensions du sublime telles qu’elles apparaissent dans l’épreuve de la montagne? Quelles sont les dimensions du sublime de montagne qui la rendent mesurable?

Fardeau et épreuve du sommet chez Nietzsche

Le fatum est parfois posé comme fardeau (que l’on peut distinguer au commencement de son propre corps) et ne peut se déposer que dans une ascension, c’est-à-dire là où il est le plus lourd et, du même coup, sensible. Il ne peut se déposer qu’au point le plus haut, là où il n’y a plus qu’à s’envoler (l’aigle) ou redescendre en rampant (le serpent).

Ce type de voyage est une manière de percevoir son fardeau, une force de dépouillement et de discrimination entre l’historique et l’éphémère, et peut-être aussi une façon de le déposer au bon endroit, pour qu’il soit transmis et continue à émettre (sorte de balise). Manière de rendre grâce à ce qui reposait en soi. Il ne faut rien laisser au repos en soi, tout même en mouvement réellement. Toutes sortes de mouvements sont donc envisageables.

On citera aussi ceci : « Je me suis élevé à une belle et lumineuse hauteur : et plus d’un qui, dans ma jeunesse, brillait au-dessus de moi comme une étoile, m’est à présent éloigné – mais en dessous de moi, comme Schopenhauer, Wagner…

Nietzsche n’a jamais quitté, étant presqu’aveugle, les sentiers bien balisés et n’a jamais été bien plus haut que les hauteurs de 1200 m (sauf que Sils-Maria, le village est à 1800 mètres). Si Burckhardt, dès Humain, trop humain, l’appelait le marcheur des cimes (référence au Wanderer de Friedrich ?), c’était avec une goutte d’ironie, pour désigner chez lui le philosophe, le métaphysicien plus que le savant. À Sils-Maria, tout le jeu de métaphores alpestres que N. développa dans son Z. lui vint peut-être des nombreux récits qui devaient circuler sur l’alpiniste Christian Klucker. Il avait acquis, comme guide de montagne, une renommée mondiale, escaladé les plus hautes cimes et donné à son village, attirant de grands alpinistes, le statut de centre d’alpinisme.

Ces escalades, s’il les a peut-être vécues, Nietzsche n’a pas vu le paysage offert à ces hauteurs (ces vues ne sont pas visualisables dans Zarathoustra), il les a seulement entendues.

Don de soi: grandir et se développer

Sur les flancs des montagnes, il y a également manières d’autres de se dépasser, de s’élever, qui n’impliquent pourtant aucune ascension. Le Schrader peintre prend l’exemple d’une fleur qui rosit sans qu’elle ait pourtant des yeux pour contempler ce qu’elle produit. En quelque sorte, la fleur ou la plante qui émet de la couleur autour d’elle, au sein même de sa propre obscurité, donnant à voir aux autres espèces des couleurs invisibles pour elle, s’élève aveuglément, inconsciemment (les mots sont de lui) et sort de sa propre enveloppe. Sans croître en aucune manière, sans parcourir un centimètre de roche, la plante s’est grandi, ouvrant ainsi son existence à des dimensions supérieures. En réalisant ce « geste » – acte qui se vérifie par le fait justement de ne pouvoir en jouir pour elle-même -, qui n’est pas sacrifice mais libre disposition de soi, la fleur « s’est bornée à cette chose très simple, de se donner, de s’envoyer hors de soi, de communiquer à l’univers un peu de soi-même » (p. 14). La voilà désormais partie du monde plus vaste, plus riche (en apparence du moins puisque ne serait-ce qu’un arbre tient un point de vue sur le monde qui reste pour nous impensable, ne serait que dans la perception du temps) de l’homme et de l’abeille – qui ont pourtant chacun une image oculaire différente de cette couleur. Passant par le rayonnement d’une couleur, venue du monde aveugle d’une fleur, le sublime se confond bien avec la percée d’un univers. On remarque pour autant qu’il implique, dans ce passage d’une dimension à l’autre, la formation d’une nouvelle enveloppe. Bien peu d’hommes recevront cette chose sublime comme un don, dans la majorité des cas, ils la percevront comme évidente et naturelle. Et l’expérience de la beauté qui éveillera peut-être en certains une reconnaissance silencieuse viendra plutôt recouvrir l’existence de geste qu’elle ne la mettra à découvert. C’est la chose qui sera belle et non l’être qui en dispersé la richesse.

Outre sa grandeur, la montagne et ses paliers donne à l’expérience du sublime la possibilité de se multiplier : des phénomènes de « transcendance » se produisent donc aux différentes frontières de mondes emboîtés, aussi bien à la limite immédiatement supérieure qu’inférieure de l’univers humanisé. Le paroxysme du sublime consistant à contenir en soi toute la grandeur de ces milles mondes sans arrêt en train de se dépasser.

Rapetisser

L’homme se rétrécit dans l’expérience sublime au point qu’il n’est plus visible, comme s’il était vu de si loin qu’il n’était plus qu’un point. L’homme rentre dans le microscopique, la terre devient microscopique. Il y a un lointain de la distance métrique et un lointain qui implique une proximité plus absolue qui est celui de l’échelle.

D’une dimension à l’autre

Est-ce que le mouvement du sublime, au lieu de se situer entre deux grandeurs, ne s’établirait-il pas entre deux ordres de grandeur qui ont entre eux rien de commensurable, des ordres qui s’ignorent, qui n’ont rien à voir entre eux ? Quelle impudence ces humains de penser, hissé sur le sommet des montagnes, se trouver enfin dans « le laboratoire de la nature » (p. 23)

Deux séries de questions se posent à la lecture de cette énumération ? Si le sublime suppose et implique la perception de grandeurs, peut-on, d’une part, identifier et reconnaître chacun de ces termes comme tels (est-ce que le ciel est une grandeur en tant que telle et de quelle manière ?) et d’autre part rapporter sous un même principe le passage de l’une à l’autre ? En d’autres termes, le mouvement du sujet pris dans le spectacle du sublime, mouvement dont nous savons qu’il est orienté, du bas vers le haut, de l’inférieur au supérieur, est-il homogène ?

À la seconde question, nous avions déjà répondu par le texte de Shelley qui montrait le mouvement complexe, l’émotion[3] donc, qui portait le docteur, à la vue du glacier, de l’obscurité à la lumière. On retrouve dans ce nouveau texte le rapport du lourd au léger, de l’éphémère à l’éternel mais de nouveaux termes, aussi, apparaissent : le fini et l’infini, l’universel et le particulier, le vaste et l’étroit… Encore une fois, insistons en faisant remarquer combien ces paires débordent, excèdent, dans leur « alliance », le couple ou l’opposition du sujet et de l’objet, bien que celle-ci y prenne place également. Néanmoins les relations des termes dans chacune des paires ne semblent pas identiques : la sublimation du paysage de montagne n’ouvre peut-être pas le même passage entre le fini et l’infini qu’entre l’obscur et le lumineux. Il y a même parfois des orientations contr’intuitives entre les différentes composantes du mouvement : nous avions vu que le mouvement de l’obscur au lumineux rassemblait aussi bien la marche ardue vers le sommet (où l’auréole de lumière est toujours centrale, nous y reviendrons peut-être dans un autre numéro accompagné d’une étude de tableaux) que celui, plus énigmatique, qui conduit le corps à plus de transparence, plus de clarté envers lui-même (une illumination, en quelque sorte) ; or, le transport du lourd au léger semble impliquer des mouvements de sens contraire car si en s’élevant de plus en plus haut dans la montagne, l’homme peut bien s’alléger du poids d’autrui, sa respiration y devient de plus en plus difficile, la fatigue aidant, le poids de sa culpabilité confondue avec celui de sa propre masse le plombe plus que jamais, donnant à chacune de ses pas l’allure d’un exploit, d’un acte héroïque. Alors, s’il est important de comprendre que l’expérience sublime met bien en présence deux grandeurs, il ne faut pas isoler l’une et l’autre dans les termes du sujet et de l’objet mais plutôt saisir ces grandeurs comme les composantes d’un seul et même mouvement. Car, enfin, ce qui est difficile à saisir dans le sublime, c’est bien pourquoi, face à une montagne, alors même qu’aucune ascension n’est entamée, ni même prévue, une élévation s’opère en soi. Comment articuler l’élévation sans âge et statique d’un pic et celle fulgurante et éphémère d’un individu ?

De multiples manières comme le montre la disparité des termes impliqués dans l’expérience. Certains semblent s’organiser comme des pôles définissant des seuils minimaux et maximaux : c’est ainsi que l’on peut comprendre la série continue de l’obscur au lumineux, série dont les unités s’agencent selon des ordres croissants et décroissants ; d’autres paraissent indiquer des ordres qualitatifs de niveaux différents et affectés d’une essentielle discontinuité, tel le rapport du fini à l’infini. Le rapport de l’éphémère à l’éternel oscille entre ces deux modes, selon que l’on accorde à chaque terme une médiation possible vers l’autre : l’éphémère est-il une expérience du temps consistante par elle-même, avec ses phénomènes propres, ou bien n’est-elle qu’une éternité dégradée dans l’instant, pur point de passage, pure et imperceptible éternité ?

Bref, si le sublime, comme toute expérience, est un voyage, un transport entamé, engagé dans la moindre des perceptions, l’itinéraire qu’il dessine sur la carte des éléments paraît d’une grande variété et ménage ainsi la possibilité que ce ne soit pas, tout à fait, les mêmes mouvements, les mêmes éléments qui sont traversés pour chaque phénomène sublime.

Oubli

Comme nous venons de le voir, le sujet empreint de sublime, en prise avec ses effets, s’élève forcément au-dessus de son quotidien, du périmètre étroit de ses préoccupations ordinaires. Chez le docteur Frankenstein, cela se réalisait sous l’action d’un oubli transitoire, oubli négatif, sans doute, mais tout aussi positif si l’on considère que c’est dans le relâchement qu’il provoque entre les moments qui s’enchaînent les uns aux autres dans l’ordinaire que, peut-être, le sublime trouve à s’engouffrer. Mais il en est ainsi de l’importance de l’oubli dans la mesure où Frankenstein insistait sur le passage de l’éphémère à l’éternel comme voie de l’élévation, forme de sublime qui est peut-être propre, de plus, au phénomène de la montagne.

Sauvagerie et sublime

Sur les forces déchainées voir p.24

L’architecture comme instrument de mesure Virilio

« On oublie trop vite qu’avant d’être un ensemble de techniques destiné à nous permettre de nous abriter des intempéries, l’architecture est un instrument de mesure, une somme de savoir capable, en nous mesurant à l’environnement naturel, d’organiser l’espace et le temps des sociétés. » p. 24, L’espace critique, Paul Virilio.

Alpinisme ou conclusion

Les hauteurs inaccessibles des Alpes manifestent de manière exemplaire ce type de paysage. Le voyage en montagne, qui exige un continu dépassement de soi, est la pratique par excellence pour vivre et expérimenter cet état de sublimité. Le sublime est la récompense exacte et l’expression ajustée de la grandeur qu’éprouve l’homme à s’être ainsi surpassé lui-même sur les flancs de montagne. Les chaînes de montagnes élèvent devant les hommes et les femmes qui contemplent, d’en bas, leurs sommets, des hauteurs qui leur ouvrent le chemin d’un perfectionnement de soi ou qui, d’emblée, leur barrent la route. Le sublime révèle un idéal par lequel on peut se hisser au-delà de soi ou se laisser aller puisqu’il n’y a rien d’autre à trouver ici qu’un peu plus de soi.

La montagne, dans cet exercice de la sublimité intervient à différents niveaux, sous différents aspects : en tant que pente escarpée, elle est le terrain de cet exercice de dépassement de soi (ce passage de la terreur devant l’obstacle à la souveraineté sur soi) ; en tant que sommet, elle offre une perception en surplomb et panoramique sur le monde (sentiment de grandeur) ; en tant que site rare et peu fréquenté, elle insère l’alpiniste lui-même dans le paysage sauvage (terreur de l’infini et des mystères de la nature).

Preuve esthétique

Sa seconde question : « qu’est-ce qui me prouve que les montagnes sont belles ? » est la question de l’esthétique, la question que l’on se pose quand on vous demande les raisons de votre jugement, quand la raison a prise sur votre sensibilité quand celle-ci est allée jusqu’à s’exprimer dans une claire et énigmatique formule. L’esthétique est aussi une manière, soit de mieux exprimer son goût, soit d’éclairer notre sensibilité dans le milieu même où elle s’exprime, le langage, la proposition.

La preuve : aura toujours la raison de son côté celui qui sent plus que l’autre. Donc celui qui voit la beauté contre celui qui ne l’a voit pas. Le riche a raison contre le pauvre. Mais cette richesse est toute paradoxale, c’est la richesse prise au primitif par excellence, primitivité du spectacle qui est si rude, si sauvage que de nombreux voyageurs trouvent la montagne laide, horrible (n’en déplaise à Jean Ferrat), primitivité du point de vue puisque le regard des alpinistes croise et converger celui des peuples primitifs, ou des simples et des naïfs. C’est la beauté des premiers jours, des matins victorieux (lieux des héros et des Dieux).

Ascension de Frankenstein

« Le fardeau qui oppressait mon âme s’allégeait considérablement au fur et à mesure que je m’enfonçais dans les ravins de l’Arve. Les montagnes et les falaises immenses qui me surplombaient de tous côtés, le bruit du torrent mugissant entre les roches, et le vacarme des chutes exprimaient une puissance proche de l’Omnipotence. Je sentais la peur me quitter et cessai de me courber devant tout être terrible que le créateur de ces éléments, qui ici se manifestaient sous leur apparence la plus impressionnante. Pourtant, plus je m’élevais, plus la vallée prenait un aspect magnifique et stupéfiant. Des châteaux en ruine perchés au-dessus des précipices sur des montagnes couvertes de sapins, l’Arve impétueux et des chalets émergeant ci et là d’entre les arbres composaient un décor d’une beauté singulière. Celle-ci était encore accentuée et sublimée par les puissantes Alpes, dont les pyramides et les dômes étincelants dominaient tout, comme si ces sommets eussent appartenu à quelque planète abritant une autre race d’êtres.

Je franchis le pont de Pélissier, où le ravin formé par la rivière s’ouvrait devant moi et commençai à escalader la montagne le surplombant. J’entrai peu à peu dans la vallée de Chamonix. Celle-ci, quoique plus merveilleuse et sublime, est moins belle et pittoresque que celle de Servoix, que je venais de traverser. Ses limites immédiates étaient les montagnes hautes et neigeuses, mais je n’aperçus plus de châteaux en ruines ni de champs fertiles. Des glaciers énormes s’avançaient jusqu’à la route ; j’entendis le grondement de l’avalanche et vis la fumée qui marquait son passage. Le mont Blanc, le suprême et magnifique mont Blanc, se dressait au milieu des aiguilles, et son dôme démesuré surplombait la vallée. »

Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, chap. IX, 1818.

L’imagination devient sauvage, permet la sauvagerie dans la mesure où l’on s’isole par elle et en elle. Le sublime comme déchaînement de l’imagination va se prolonger dans tout autre chose.

La peur de l’abîme

Même s’il arrivait que certains s’élèvent à certaines hauteurs en gravissant les montagnes, il avait à surmonter une certaine terreur de l’abîme, un peur terrible de tomber que seul le plaisir si mystérieux du sublime a su surpasser. Cette peur, on la lit encore dans le roman de Douglas Cowie, Owen Noone & Marauder, durant un voyage en voiture: « Tandis que nous enchaînions les virages parmi les montagnes, la route virevoltant avant de plonger dans des tunnels creusés à travers le roc, je jetais de temps à autre un regard au-dessus du rail de sécurité vers des allées qui, à cause du mauvais temps, étaient trop profondes pour qu’on en distingue le fond, le brouillard s’installant peu à peu, transformant la cime des arbres en fétus dérivant à la surface d’une mer boueuse. » p.77 Enveloppement de la mer dans la montagne.

Croisée des regards

Rien que le titre de Briffaud donne à penser. Il faut bien une convergence des regards, et surtout de regard hétérogènes (il parlera de celui du roi qui unifie la chaîne et en fait une frontière, il parlera du savant naturaliste qui dressera la carte de ses vallées et rivières) pour qu’un paysage apparaisse. Il faut une double focale, l’espace ne s’ouvre qu’à partir d’angles différents. Il ne s’agit donc pas de la convergence des regards vers un fait donné (qui est tout simplement reconnaissance commune et reconnaissance réciproque des regards) mais croisée en un point alors même que les deux ne regardent pas la même chose, visent plus loin, plus haut mais dans la vue qu’ils jettent autour d’eux, ils balayent un champ commun d’où va sortir un paysage. On résout donc le problème de la genèse d’une visibilité à partir de regards hétérogènes : directions différentes, portées différentes, visées différentes et pourtant un ou plusieurs points communs s’illuminent et forment un nouvel espace et une vue possible de celui-ci. L’hétérogénéité des regards n’implique ni une totale indifférence, ni une distance incommensurable : la différence de nature est préservée même dans le rapprochement des vues. Ce ne sont pas les points de vue qui se rapprochent, les choses vues qui s’assimilent (ce qui est une possibilité dans la formation d’une nouvelle visibilité) mais les visées qui, sans le savoir, sans se connaître, convergent tout en regardant différemment. Ils regardent vers les Pyrénées comme ensemble flou, non les Pyrénées en tant que chose (formule encore approximative).

Atteindre un nouveau belvèdère

Un paysage de montagne, dans la mesure où il oblige à se rendre dans la nature (du moins on l’imagine) donne l’impression que ses spectateurs seraient comme ses personnages qui s’agitent au fond des tableaux de paysages et qui vus plus que voyant se se seraient mis en quête de passer l’horizon, d’aller au-delà du fond du tableau et là découvrant un nouveau relief capable de leur boucher tout horizon, d’empêcher toute peinture de paysage, se seraient mis en tête, pour sauver la possibilité universelle du paysage, d’aller conquérir ses sommets pour y trouver un nouveau belvédère et consacrer à tout jamais à la domination du paysage. Non plus la tour des cités mais le sommet des montagnes. Surtout que le registre lexical employé pour parle des montagnes et de leurs sommets enneigés est celui de l’architecture: amphithéâtres, dômes, pyramides. Comme si c’était une nouvelle architecture, un nouvel ensemble perspectiviste que les paysagistes de la montagne voulaient habiter.

[1]. Une conjecture de plus ? Et pourquoi pas ! Et si, dans le sublime, et sûrement en d’autres expériences aussi, s’accomplissait ou du moins s’élaborait une nouvelle sensibilité humaine, une sensibilité dans laquelle souffrir et sentir ne seraient plus équivalents et pourraient alors même différer. Est-ce que sentir n’est pas doucement en passe de signifier que l’on est vivant ? Que l’élément de la Vie devient à la fois le sujet et l’objet unique du sentir ? Je veux dire que dans cette scène typique du spectacle sublime sont bien distingués : sentir le signal de danger dans l’événement qui s’approche et en souffrir les conséquences. Et si, peut-être avec un certain christianisme, sentir jusque-là n’avait pu se faire qu’en souffrant. Si, autrement dit, sentir avait toujours supposé de pâtir. N’a-t-on pas, à un moment donné de notre histoire, dans une expérience vitale, commencé à distinguer sensibilité et passion ? La sensibilité ne révèle-t-elle pas le scandale d’une passivité sans souffrance, d’une passivité désirable et souhaitable ? Du point de vue du code machiste qui est encore le nôtre, distribuant activité et passivité selon les genres, ne s’agissait-il pas pour les hommes de se faire quelque peu femmes ? 

[3]. Il faudrait dire que chaque expérience esthétique témoigne d’une émotion qui ne doit pas être pas être confondu avec les sentiments perdus dans les plis de chair du corps biologique. L’émotion est tout autre chose, non pas la cause des mouvements, ni même leur accompagnement subjectif mais tout cela à la fois et plus encore. Quand debout devant l’aimé, j’allonge mon bras et avance ma main pour lui caresser la joue, l’émotion s’affirme comme le mouvement complexe qui, dans les muscles et les tendons, constitue l’impulsion, la motion du geste ; dans l’ordre des significations, exprime et manifeste l’inquiétude, la tendresse et le désir, comme symbole ; et qui rend possible tout cela, avant même que le geste soit terminé et compréhensible, en tendant, de mon corps à sa joue, le temps et l’espace d’un transport. Sous cet aspect là, ce que l’on appelle émotion rassemble les coordonnées tangibles et tactiles par lesquelles je conduis mon corps dans et vers d’autres corps. Il est dès lors indéniable que l’expérience du sublime donne, élabore, de nouvelles ouvertures, de nouvelles orientations et de nouveaux effets au sentiment de peur le plus intense, la terreur. Il est même possible que la chance du sublime soit d’abolir, provisoirement, la terreur en tant que sentiment.