Détour: sublime et sauvagerie
Quelles sont donc les relations entre l’expérience du sublime et celle du sauvage ?
Alors repartons. Des énigmes, encore, nous taraudent : que se passe-t-il quand on a posé le pied au sommet, quand la mire qui guidait notre ascension a enfin été atteinte ? Schrader parlait de cette autre « race d’êtres » qu’on y rencontrait. Qu’est-ce que cela veut dire ? il nous faut bifurquer. L’aventure qui nous incitait à passer, à essayer de passer, au-delà des avenues toutes tracées du sujet et de l’objet, pour suivre les chemins insolites de l’épreuve, du corps et de l’événement en vue de comprendre cette grandeur subite des montagnes, nous a conduit, éconduit peut-être, vers autre chose. Une piste fait signe au cœur du sublime, une voie vers un labyrinthe inaperçu dont nous débrouillons et déplions depuis des d’années les courbes complexes, les paysages de sauvagerie.
Je me suis mis à chercher, il y a bien longtemps maintenant, les raisons pour lesquelles les Européens débarquant en Amérique ont perçu dans les hommes qu’ils voyaient de la sauvagerie. Pourquoi les ont-ils ainsi foudroyés du regard (parce que ce n’était pas seulement une manière de parler, la politique des puissances européennes était aussi guidée sur des considérations relatives à ce qu’ils appelaient le degré de civilisation et de barbarie d’un peuple)? Pourquoi ont-ils ouvert en eux, tiré du fond de leur chair, cette dimension qui était restée jusque-là – à part les Musulmans qui avaient connu un sort similaire durant les Croisades – l’apanage exclusif des Européens ?
Or, questionnant ici et là tous les textes que je pouvais rassembler sur ce point – textes qui ne répondent pas, de manière immédiate, à la question – je vis rapidement dans le phénomène du déchaînement, que ce soit celui de la mer, du ciel, de la terre, etc., mais aussi celui des hommes, une dimension constitutive de la sauvagerie. Dimension qui précède toute différence entre la Nature et l’Humanité et qui me permettait, à la pousser plus loin, de penser ensemble quantité d’aspects dispersés de la sauvagerie. Il est en effet assez facile de voir que de nombreux phénomènes naturels, reconnus comme sublimes, sont figurés par un déchaînement d’éléments : la mer démontée, l’océan en furie sont bien saisis, dans la peinture par exemple, au moment précis où l’ordre paisible de l’existence, la géométrie calme des choses se voit, non pas brisé justement, mais mis à mal, agressé, tiraillé, repoussé, annulé. L’informe, sinon le difforme, paraît reprendre ses droits et manifester, l’instant d’un orage, son existence. La scène typique du sublime : ce mélange de terreur et de plaisir, ce plaisir de l’effroi, ce plaisir de n’avoir que peur au lieu d’être détruit et de ne plus rien sentir du tout – la plus grande proximité en somme avec l’anesthésie totale et définitive – cette joie d’être en vie au plus près de la mort sans même en souffrir [1] bref ce plaisir d’être en sécurité même au plus près du danger appelle, suppose, engage, un ensauvagement des éléments. Le Sublime implique que la substance du monde soit plus qu’une matière, c’est-à-dire une puissance, une force sans fin et sans autre mesure que celles avec lesquelles elle est en rapport. La sauvagerie désigne cette puissance illimitée de l’élémentaire, la démesure dans laquelle va s’insérer, même pour s’en démarquer, la grandeur spécifique du sublime.
La perspective sublime – la vue d’un typhon au loin, les mollets mouillant dans l’eau sale du port – suppose alors chez les éléments qu’elle assemble en paysage une sauvagerie mais elle exige aussi de celle-ci qu’elle ne soit pas illimitée, ou du moins, qu’elle ne puisse pas mettre en péril celui qui regarde. Sans cela, il ne serait plus pénétré d’un sentiment sublime (écho peut-être de cette sauvagerie en lui, unité retrouvée et sentie avec la nature, en deçà de toute participation harmonieuse avec les êtres, mais plutôt dans sa rigoureuse liberté), il ne percevrait plus dans le cataclysme que sa mort imminente, seule assurance face à la démesure des forces en jeu. La sauvagerie impliquée dans le spectacle sublime tourne autour d’une certaine limite, dans une relation difficile à décrire, mais dont il est sûr qu’elle le rend possible. Et c’est peut-être cela, le plus évident, le fait que les éléments manifestent leur sauvagerie dans un paysage qui rend compte de la limite qui est assignée à leur puissance : il faut qu’entre le fond du monde visible, le paysage et ses différents horizons, et le spectateur qui voit, demeure cette distance, qui non seulement, organise le spectacle dans sa perspective formelle, mais qui le protège aussi de tout événement se produisant dans ce même paysage. La vision du sublime se fait-elle d’une invisible forteresse mais laquelle ?
Dans ces quelques mots qui renvoient aux milles autres façons de décrire le processus de civilisation, Schrader semble dire que l’homme se civilisant s’entoure d’hommes, fait des hommes et de leur humanité son environnement (même à travers des objets) et ainsi se forme un espace de vie plus doux, plus ordonné, plus confortable, comme si, bien sûr, ce n’était pas la nature « physique » des êtres et des choses qui disparaissait pour les hommes mais les rapports que les êtres entretiennent entre eux : rapports de rudesse, de désordre et de cruauté, autrement, dit le monde même de la sauvagerie.