L’île des sauvages

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Oscar Pereira da Silva - Desembarque de Pedro Álvares Cabral em Porto Seguro em 1500

Chaque chose se présente tout d’abord elle-même, c’est-à-dire révèle son intérieur par son extérieur, son essence par la manifestation (elle est symbole pour elle-même) ; ensuite, elle présente ce avec quoi elle a les rapports les plus étroits et qui agit sur elle ; enfin elle est un miroir de l’Univers.

Friedrich Schlegel, « Leçon sur l’art et la littérature », cité dans L’Absolu littéraire de P. Lacoue-Labarthe et J-L. Nancy

Quand les marins voyageurs de la Renaissance découvraient un lieu qui leur était inconnu, que leur périple leur interdisait d’en suivre les bords, bout à bout, ils faisaient de cette terre une île. Ainsi le Brésil fut-il d’abord nommé par Cabral l’Ilha de Santa Cruz. Ceux qui voyagent entre ciel et mer, qui vont d’une terre ferme à une autre, n’accordent, de prime abord, que peu d’étendue au sol qui déroute. Et cette pratique est loin d’être la conséquence immédiate d’une conception géographique qui ne verrait dans l’Atlantique qu’un océan vide de toute autre grande terre. Les voyageurs accordent à l’élément dans lequel ils voyagent les seules dimensions qui s’avèrent nécessaires pour que leur aventure se poursuive sans fin. C’est pourquoi ils morcellent la terre, qui s’avance pourtant vers eux, et négligent, ou n’acceptent pas d’emblée, les signes qui leur feraient conclure à l’existence d’une plus large étendue. Un continent est une barrière, la fin du voyage. Une île est une halte salutaire, un repère, un détour positif, une relance du voyage. Une voie nouvelle ouverte en pleine mer. Cabral, toujours, nomma le premier site où il put accoster : Porto Seguro. Le Brésil s’est d’abord étendu à partir d’un port abrité. Il vient de la mer.

La sauvagerie est une des expériences de solitude privilégiées en Occident – il y en est d’autres comme la souveraineté ou l’abandon. De ce trait culturel, de nombreuses figures témoignent, de l’ermite au naufragé, en passant par le proscrit. Les hommes reconnus comme sauvages en Amérique devaient en un certain sens témoigner eux aussi de cette expérience pour les chrétiens qui les découvrirent et les nommèrent ainsi. D’où les regardaient-ils, alors, pour pouvoir les présenter ainsi sous cet angle ? Désigner à d’autres  un aspect sauvage chez des hommes récemment découverts n’était pas le pur produit d’une fantaisie, ou l’œuvre d’un simple mépris, il s’agissait en fait de la pose d’un point de repère. Un acte cartographique. Ces hommes étaient perçus comme l’image d’une terre dont on savait encore peu.

Je me demande si l’île ne fut pas, autant que l’on puisse y voir clair dans l’obscure histoire des lieux de sauvagerie, aussi bien le lieu d’ensauvagement possible des ermites et des saints que de ces personnages au statut mi-historique, mi-légendaire, qu’étaient les hommes sauvages. En d’autres termes, ne fallut-il pas que les terres américaines soient « insularisées » pour que les hommes qui en peuplaient le sol deviennent ainsi sauvages, c’est-à-dire isolés, esseulés, en un sens qu’il faudra bien éclaircir ?

La terre des signes

En passant

Les formes géométriques ne sont nulle part visibles dans le monde. Le rond approche peut-être du cercle, il lui est irréductible. Rien ne conduit de l’un à l’autre. Ce n’est qu’une fois la relation établie que quelque chose s’en déduit. Les cercles, carrés, triangles et cônes sont issus d’une manipulation de signes et de leurs instruments d’écriture : mathématiques. À un langage fut donné les formes par où saisir, accueillir et décrire ce qui lui était étranger, formes qu’il pouvait déployer au loin dans le monde, sans plus aucune trace de lui-même, ou dans lesquelles il pouvait se recueillir et y poser ses marques : cieux zodiacaux ou plans sur le sol. Le langage installa, habita, un espace qui demeura inassimilable au reste du monde. Malgré la pérennité et la prétendue universalité du langage mathématique, rien n’indique que son espace géométrique soit le plus profond ou même le premier, il faut compter avec les atlas anatomiques, les cartes de navigation et les peintures rupestres.

Index

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Ce ne sont pas les choses elles-mêmes que désignent les noms qui cherchent à les décrire. Ce sont d’autres signes, des signes particuliers, des index. Ces noms appellent seulement notre visage à se tourner vers la surface hérissée du monde, à prendre garde aux doigts pointés qui se dressent, qui agressent, qui accusent : traits, marques, griffes, coches, stigmates, cicatrices, traces, taches, autant d’indices innombrables qui, arrangés entre eux d’une façon différente, produiront symboles, emblèmes, effigies, sceaux, preuves, etc. Bien avant qu’un nom soit lancé à haute voix pour désigner quelque chose, un langage plus silencieux, plus discret, a déjà recouvert le monde, et, convergeant ici ou là en grappes, paquets ou faisceaux montre chaque fois quelque chose d’indéfinissable. Ainsi désignées, les choses les mieux cachées, les plus dissimulées, trahissent leur présence. Elles y trouvent, non le lieu de leur naissance, de leur repos ou de leur intimité, mais celui de leurs interceptions au hasard, de leur course accidentée sous le soleil brûlant, de leur lente érosion dans la fureur du vent : choses livrées aux éléments.

On voit combien le fait de désigner est une opération complexe dont le nom signale au mieux l’activation, ou l’activité, mais qu’il n’accomplit pas de lui-même. Ce que prononce le nom une fois l’opération terminée, c’est : premièrement, qu’un site est assigné à la chose désignée dans l’espace et le temps ; deuxièmement, qu’une inscription est donnée qui permette de repérer ou de retrouver ce lieu dans le fouillis du monde ; troisièmement, qu’une description est fixée qui puisse signaler la présence de cette chose même une fois qu’on l’a perdue de vue ou qu’elle s’absente elle-même. D’une certaine façon, un nom qui désigne est toujours un lieu dit.