Pax

Image

On dit souvent que le pouvoir divise et pour mieux régner. Je dirais également qu’associer, lier, attacher, a été et demeure encore une tactique importante de gouvernement. Il suffit de voir à quel point le droit de s’allier et de s’apparenter est disputé aujourd’hui pour deviner l’importance des pouvoirs en jeu – tous deux d’ailleurs passant pour les liens sociaux les plus archaïques tout en n’étant probablement guère plus que des pratiques parmi les plus anciennes et les plus fréquentes : il n’y a aucune raison probante de supposer que s’unir serait plus originaire que se diviser ou que se regarder comme semblable aurait nécessairement précédé le fait de se voir différent. S’unir divise, s’assimiler altère.

Aussi, de même que l’individualité responsable, cible des regards tatillons et des mesquines punitions, est à la fois l’effet et l’objectif de techniques disciplinaires ; l’état de société est le corrélat d’un certain pouvoir d’attroupement, de rapprochement, de rassemblement qui demande à être interrogé. Il est clair, en tout cas, que depuis plusieurs siècles on ne voit de société que là où gît une paix, actuelle ou virtuelle, ou, plus précisément encore une proximité des corps capable de garantir l’intégrité des vivants. Peut-être alors que parler de société entre les hommes est encore trop dire, parler dans le vent. Peut-être n’y a-t-il de sociétés qu’entre des êtres dont la vie est en jeu : hommes et femmes, adultes et enfants, jeunes et vieux, aimés et amants ; paires qu’il faudrait étendre à bien d’autres vivants car de même qu’il y a une sociologie humaine, il existe une sociologie végétale, animale, même une sociologie des pensées… Dès que des humains essaieraient d’attenter ou d’atteindre à la vie l’un de l’autre, quelle que soit la manière dont serait perçue leur intégrité respective, alors, et alors seulement, leur relation pourrait être envisagée comme sociale. On comprend ainsi que ne voir de société que là où les hommes ont baissé les armes ne peut être qu’une erreur de perspective. C’est pourtant majoritairement de cette façon, héritage probable des temps chrétiens et des rituels de paix médiévaux, que nous la pensons encore aujourd’hui. 

On interroge peu les doctrines juridiques qui ont précédé les premières tentatives d’une science de la société sur l’un de leurs concepts majeurs, le pacte social. Celui-ci a pourtant été perçu comme le signe d’une importance accrue du droit dans le champ des obligations humaines, et, plus profondément encore, comme la preuve d’une progressive transformation des relations sociales en relations de type économiques, contractuelles et commerciales – le Commerce désignant, au XVIIIe siècle, aussi bien les trafics et trocs en tout genre que la sociabilité la plus éloignée de ces affaires matérielles : on pouvait ainsi parler de commerce charnel avec un homme ou une femme. Le contrat auquel se réfèrent ces doctrines pour rendre compte de la formation des souverainetés politiques est donc rarement lu pour lui-même et n’a le plus souvent de valeur que fictive ou métaphorique, toujours signe d’autre chose, de plus extérieur, de plus fondamental. Qu’une relation sociale soit perçue, par principe, sous la forme d’un pacte, d’un contrat ou d’une alliance, ne dit rien d’important, ne jette aucune lumière sur une histoire des formes du lien social. Même l’analyse d’Althusser sur le Contrat social de Rousseau, faisant pourtant de ce dernier un pur objet philosophique, laisse son statut encore largement indéterminé, aussi bien pour rendre compte du fait social que du fait politique. Que société et politique s’unissent par le droit et plus spécifiquement par un contrat n’est pas interrogé.

Il faut savoir, notamment, que la référence à des pactes entre sujets politiques, de quelque statut qu’ils soient, est beaucoup plus ancienne que l’usage qu’en fait le Droit Naturel, discours politique parmi d’autres. Il existe même deux pratiques spécifiques du contrat qui seraient assez éclairantes sur la manière avec laquelle ce discours juridico-politique s’y est ultérieurement rapporté. Premièrement, gardons à l’esprit – tout cela devra être approfondi ultérieurement – que les serments, les pactes, le fait de jurer en public, de donner sa parole, ont constitué, dès le nouvel essor des villes à l’époque féodale, le rituel, la cérémonie, la forme même de fondation des cités et des communautés. Réservons le fait de savoir ce qui était formé ou fondé par le biais de ces serments, car la communauté et la société – on n’a pas attendu la sociologie de Tönnies, au Moyen Âge, pour le savoir – ne sont pas la même chose : chez Hobbes, on trouve clairement le principe que toute communauté implique la formation d’une société préalable, et chez Rousseau celui disant que l’association et la « communion », la formation du peuple en tant que peuple, coïncident en droit. Aussi, la présence du contrat dans le champ politique étonne moins si l’on prend en compte cette pratique permanente, régulière, des Européens au sein de leurs villes, seigneuries, royaumes, états, etc. Il faudra se garder, bien sûr, de prendre ce rapprochement pour le signe d’une homogénéité entre le contrat des jurisconsultes et celui de la multitude d’hommes menant entre eux leurs affaires publiques. Plutôt le voir comme un préalable positif et nécessaire pour procéder à une comparaison fine. Les travaux de Derrida sur ces questions pourront aussi nous aider à déployer tout le champ sémantique et conceptuel du serment. Jurer et conclure un pacte ne sont pas la même chose. L’un se met à l’épreuve, l’autre suppose une preuve donnée ?

Dans le cadre de ce recours aux pactes « publics », il s’est formé aussi, à la Renaissance, plus précisément à l’occasion des guerres de Religion, tout un ensemble de procédures, dites de pactes de paix, par lesquelles les unités politiques du moment, empires, républiques ou monarchies, ont tenté de résoudre les problèmes de coexistence entre confessions différentes (coexistence dans une même ville ou sur un même territoire politique). Les pactes ont été une des techniques par lesquelles, au lieu d’essayer homogénéiser foi et roi (les sujets du souverain doivent avoir la même religion que ce dernier, c’es-à-dire faire allégeance, et de la même manière, au même dieu), les différentes puissances politiques ont essayé de rendre possible un voisinage, une proximité, entre populations. Si on voit bien que la foi – ce sur quoi on jurait –, est toujours en jeu dans ces questions de pacte (même si désormais, les pactes ne pouvaient plus se faire sur la foi d’une parole commune, celle du Seigneur des hommes, garantissant la tenue de leur promesse tout en la rendant intelligible aux deux parties), on voit également que le but même du pacte change. La paix est à la fois l’effet qu’il vise et son immédiate réalisation. Conclure un pacte, c’est d’ores et déjà faire la paix et tendre à faire durer cet état au-delà de l’instant où les paroles ont été prononcées ; c’est faire ainsi que la parole dure, demeure, dans la vérité qui lui a été conférée, et soit toujours agissante comme la seule « réalité » droite et solide sur laquelle on peut compter et s’appuyer. C’est faire en quelque sorte que le rapport des hommes à la parole de Dieu soit le même, quel que soit le contenu de leur confession ; sauver la forme même du rapport entre foi et parole, tout en le déplaçant. L’existence de cette paix témoigne d’une certaine confusion dont, peut-être, nous ne sommes pas sortis aujourd’hui. En effet, le pacte de paix, une fois conclu, se présente à la fois être comme l’effet, le signe et la cause, d’une concorde, d’une amitié, d’une alliance entre les parties qui s’opposent. Or, la société, depuis l’époque médiévale, se confondant elle-même avec un état de paix, un état d’amitié, de bonne entente, le pacte correspondant, sans être le moins du monde de nature juridique (celui-là mettant en lien des volontés dont la constance est garantie et surveillée par une volonté supérieure), faisait société en faisant la paix. En d’autres termes, Paix et Société tendaient à se confondre. Et d’une certaine manière, ce que ne cesseront de dire les tenants du Droit naturel, c’est que le pacte, d’une part, pour faire société, doit intégrer d’autres dimensions que l’association des parties, autrement dit ce Tiers qu’est le souverain et ce, quelle que soit la façon dont le contrat en tient compte, qu’il soit présent ou absent avant sa conclusion ; et d’autre part que le pacte ne peut plus en lui-même pacifier les hommes divisés, qu’il y faudra d’autres instances qui se développeront dans l’État (les mêmes auteurs qui défendront le Droit Naturel examineront les questions d’institution, d’administration, d’économie qui font que le corps du Souverain sera de moins en moins perçu à la façon du Léviathan de Hobbes, comme une Personne monstrueuse faite d’une multitude d’individus, mais comme un corps à la fois naturel et artificiel, et plus ou moins ordonné, de nombreuses instances, comme le montreront les théoriciens écossais et les Physiocrates).

De nombreux glissements sont perceptibles, tout au long de l’Âge classique, dans la définition du contenu même du contrat social. À la Renaissance, le pacte était un pacte de société dans la mesure où il tentait d’établir, ou de rétablir, la concorde entre les catholiques et les protestants, mais, au vu des documents que j’ai pu lire, ce n’était déjà peut-être plus le cas, ou alors sous la forme d’un rétablissement de la concorde, de la société passée à titre de fin encore envisageable, sous la forme d’un pacte visant l’urgence de la paix d’une toute autre manière. Ce sont les mêmes finalités que l’on retrouve dans ces pactes réellement conclus dans plusieurs villes de la Renaissance, en France et en Allemagne, et celles énoncées dans le Contrat Social de Rousseau : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution » (Chap. VI, Livre I). On retrouve ici, dans ce texte de 1762, les différentes transformations dont nous avons esquissé l’aperçu : l’association n’assurant pas en elle-même l’unité de la multitude des hommes ; la nécessité que l’association soit doublée d’une dimension mettant en jeu des questions d’obéissance, de liberté, de soumission ; le fait que ce ne soit plus la société en tant que telle qui assure la paix, mais une certaine forme de société impliquant dorénavant un contrat. Auparavant, le pacte faisait société en faisant la paix, ou du moins pouvait espérer reconduire la société en établissant une certaine forme de paix ; maintenant, la société doit nécessairement passer par un pacte pour établir entre les hommes un état de paix. Le rapport entre société et paix s’est modifié : elle n’est plus un état, elle est une condition, la clause d’un contrat qui ne s’appuie plus sur une foi commune et préalable, et donc sur la société telle qu’elle était entendue à l’époque médiévale, dans l’Église unifiée, mais sur la défiance qui ne plus être rassurée désormais que par un Souverain.

La société du contrat apparaît alors comme une institution de protection et de défense. Elle n’œuvre à la paix que dans la mesure où elle se situe de manière permanente dans un état de guerre. Elle n’apaise pas les hommes, elle leur promet seulement un espace dans laquelle la guerre ne pourra pas produire l’ensemble de ses effets, les plus néfastes, les plus cruels, tout en laissant d’autres effets, considérés comme mineurs, se produire : vols, crimes, injures, offenses de toutes sortes. La guerre continue dans l’état civil mais sous une forme qui ne ressemble pas, quand à ses effets et à ses formes, à la guerre entre souverains : dissension ou lutte plus que combat. Car la guerre, se produisant parmi les hommes, au milieu de leur société, arrive toujours du dehors. C’est donc maintenant une société particulière, et non plus la société en général, qui, de manière active, défend la paix parmi les associés. C’est pourquoi la possibilité d’une société de concorde, plus ou moins perdue, plus au moins réduite au rang de souvenir, sera ré-envisagée, durant tout l’Âge classique, par d’autres voix que celle des philosophes-magistrats du Droit Naturel. Reprenant les termes des stoïciens, elles essaieront de maintenir le caractère naturel, immédiat, spontané, de l’association humaine. Mais la paix, la tranquillité, ne seront plus données dans la société comme sa forme véritable, seulement comme un dérivé possible du plaisir d’être ensemble : les hommes cherchant la société désormais pour elle-même et non solution de leurs différends ou moyens de  repousser leurs limites.

La définition de la société, comme forme de défense et de protection de la paix entre les hommes, et non plus état de paix en elle-même, sera de plus en plus accompagnée, au XVIIIe siècle, et peu à peu supplantée, par une autre forme et fonction, celle qui culminera dans le concept de solidarité, c’est-à-dire une forme d’association fondée sur l’entraide, le partage des forces, la compensation d’un état de faiblesse des hommes ou de certains d’entre eux (de nombreuses prises de parole, à la Révolution, feront du pacte d’association, un pacte par lequel la société s’engage à défendre les faibles, forme mixte entre les deux discours). Mais c’est que ce seront de nouveaux entre vie et société qui auront commencé à se nouer.

La question sociale

Image

Apparaît au XIXe siècle un phénomène que je crois capital dans l’histoire des sociétés occidentales, c’est-à-dire leur formation et leurs transformations, où qu’elles soient localisées d’ailleurs, à Hong-Kong ou en Afrique, nichées dans une ruche de bureaux climatisés ou près du site d’extraction d’une richesse minière, ce phénomène il s’agit du Paupérisme qui fut le nom que donnèrent les contemporains à la nouvelle expérience de pauvreté et de richesse, de misère et de gloire, qu’ils traversaient et connaissaient alors. Ne cherchons pas à définir le phénomène trop rapidement, les conceptions pullulaient déjà à l’époque (même le futur Napoléon III s’y était essayé), disons seulement que le paupérisme avait ceci de problématique pour ceux qui le découvraient qu’il mettait en question la possibilité même de la vie en société alors que la nécessité de cette dernière pour que les hommes vivent paraissait sans appel. Le Paupérisme détruisait cela même qui passait pourtant comme l’unique recours contre son action : il dissociait.

Ce n’était pas la première fois, loin de là, que la pauvreté venait poser problème aux sociétés occidentales ; les siècles passés furent longtemps préoccupés par la mendicité, qu’elle prit la forme d’un ordre religieux, adossé à une spiritualité particulière, ou d’une population flottante courant aux marges de la loi et inondant les villes. Mais au XIXe siècle, la situation s’avéra différente : s’il était aussi difficile qu’auparavant de saisir l’expérience même de cette pauvreté, c’est-à-dire la manière dont elle était vécue par les pauvres eux-mêmes (et non par tous ceux, philanthropes, économistes, religieux, politiques, et tant d’autres qui la prenaient pour objet tout en essayant d’en définir, selon leurs propres critères bien sûr, la teneur), il était tout à fait nouveau qu’un tel phénomène, que de nombreux analystes considéraient pourtant comme inhérent à certaines formes de sociétés – voire à toutes –, puisse remettre en cause la possibilité même d’une société entre les hommes. La pauvreté, sous le nom et visage du paupérisme, interrogeait d’une manière inédite, critique et dramatique, le mode d’existence de la société en tant que telle, ou plus précisément encore, la façon et les raisons qu’avaient les hommes de s’associer entre eux. C’est pourquoi il fut longtemps l’objet unique, exclusif, de ce que l’on appela tout le siècle : la Question sociale. Aussi quand, ces trente dernières années, la sociologie se mit à remettre en question le concept de société qu’elle avait si confusément placé au cœur de son propre langage, n’assistait-elle pas, comme elle le crut bien souvent, à une montée généralisée de l’individualisme, à une crise de valeurs sans précédent, à une déshérence massive des institutions, ou que sais-je encore, elle retrouvait seulement la rigueur des questions qui l’avaient fait naître, la radicalité d’où elle était issue et dont la volonté de faire science avait marqué et permis l’oubli.

Radicalité car c’est au milieu d’une telle conjoncture (qui reste encore à décrire de manière correcte et nuancée hors des simples évocations de la Révolution française, de son pendant industriel ou d’autres phénomènes canoniques que les historiens des idées invoquent pour expliquer la formation d’une inquiétude si bavarde sur la vie en et de la société), c’est donc en plein milieu de cette tempête que fut le paupérisme, pendant un siècle et plus, que naquit ce qu’on appelle encore aujourd’hui le social. Instance étrange, difficile à cerner, que l’on pourrait percevoir comme aussi vieille que la société humaine, sous certains aspects, ou aussi récente que le paupérisme sous d’autres (mais les deux points de vue ne s’excluent pas, s’appellent au contraire) ; instance en tout cas que l’on pourrait décrire, en première approche, comme l’ensemble plus ou moins coordonné des institutions ayant pour horizon de vue et d’action les formes même du malheur de l’existence : mort, maladie, vieillesse, abandon, accident, etc. Réponse et ouverture au drame des misères humaines dans la mesure où celles-ci mettent à l’épreuve les liens que les hommes tissent entre eux. Drame de l’Absence que tous ces événements creusent au  sein de la présence, de la proximité, de la familiarité que les hommes, en s’associant, essaient d’instaurer, de maintenir et de préserver parmi eux. Et si l’examen de la naissance du social par le paupérisme demeure aussi importante pour nous aujourd’hui, c’est bien entendu parce qu’une nouvelle forme de compréhension de la société, la sociologie, y a trouvé et puisé ses objets (suicide, crime, divorce, échec scolaire, grève, etc.), mais aussi et surtout parce qu’une grande part de nos pratiques d’association (et de dissociation), la manière de faire et défaire nos liens avec les autres, nos formes courantes de société donc, se sont considérablement transformées durant cette épreuve. Et peut-être est-ce en contournant la sociologie, du moins en faisant un usage renouvelé de celle-ci, qu’il deviendra possible de porter un regard précis sur cette dimension cardinale de nos vies.

Idée de société, règles d’association ou modes de « sociation » diraient peut-être certains aujourd’hui pour analyser la formation d’un rapport social, et non plus prendre pour acquis son état en un lieu et un temps donné, autrement dit ce qu’on appelle tout bêtement « société »  : de quoi parle-t-on, alors, exactement quand on évoque des transformations radicales de la société ? Plusieurs niveaux qui comprennent la consistance de la relation elle-même (saisissable notamment par la façon dont on décrit et perçoit les liens : cordes, chaînes, contrats, serments, fils, etc.), la qualification des termes qu’elle relie (genres, groupes, individus, sous-individus, etc.), ses modalités d’émergence, de maintien et d’effacement, et bien entendu ses modalités de coexistence entre ses différentes variantes et avec les formes d’association qui lui sont extérieures (comment une même société se pluralise sans se décomposer ? comment une société donnée s’ajoute-t-elle à une autre, en divise d’autres, etc. ?). Les sociologues Durkheim et Simmel avaient en leur temps entamé et défendu la nécessité d’une morphologie sociale précise : c’est dans un tel projet que nos réflexions, qui n’ont pas pourtant en vue une caractérisation universelle des sociétés, s’inscrivent.

Non seulement, donc, la substance des relations sociales varie mais les éléments qu’elles relient également. Nous disons le plus souvent, sans trop y réfléchir, qu’une société relie des individus. Mais les termes ou les éléments associés sont souvent bien plus précis que cela. Ainsi verra-t-on parfois une seule et même forme d’association ne pas toujours élire les mêmes dimensions de l’individualité humaine, ou, à l’inverse, les mêmes dimensions humaines être associées de façon bien différente. Prenons par exemple la pitié ou la compassion, que nous prenons pour un simple sentiment mais qui est en fait une forme de communication et de partage des souffrances entre êtres sensibles (cette sensibilité étant essentiellement définie comme capacité de pâtir). Eh bien celle-ci fut progressivement perçue, disons depuis le XVIIIe siècle – de notre part aucun repérage plus précis n’ayant été fait encore en ce sens –  comme la dimension majeure du rapport de chacun à autrui.

On pourrait pu croire que la pitié, cette vertu si légitime aux yeux de la morale, aurait dû dominer depuis bien plus longtemps que cela les relations multiples entre les hommes. Or, ce qui nous semble a posteriori comme son expression la plus marquée, la plus visible, à savoir la charité individuelle, était en fait interdite depuis au moins le XIVe siècle (en quoi je vois le seuil possible d’une époque distincte dans l’histoire occidentale, un événement majeur au niveau de ses ressources générales d’association), elle était même activement contrôlée par diverses institutions religieuses appartenant au corps de l’Église ou simplement laïques. Privée d’une grande partie de son expression publique, de sa pleine liberté d’exercice, la pitié s’est maintenue durant des siècles sous la forme neutre ou neutralisée d’une sensibilité générale à la souffrance (même s’il faudrait distinguer au XVIIIe siècle entre universelle compassion pour les êtres de la création, empathie pour le genre humain et sympathie sélective pour certains hommes), jusqu’à ce qu’on l’élève au rang de disposition humaine par excellence. Rousseau, dans son texte sur le fondement des inégalités sociales, la perçoit comme une vertu naturelle des êtres vivant dans l’état de nature ; Nietzsche n’a cessé de s’inquiéter de sa domination croissante sur nos mœurs ; Lévi-Strauss y a vu le fondement de la curiosité de l’anthropologue – sensibilité au monde et aux êtres qui le peuplent qui s’ancre dans ma qualité d’être vivant. Ces jalons philosophiques, sans doute abstraits en apparence – bien qu’ils ne marquent aucune scansion particulière dans l’histoire de la pitié et permettent seulement de porter des coups de sonde dans une durée très épaisse –, montrent comment, en faisant appel à une dimension singulière de l’homme (celle qui l’apparente aux autres animaux), une nouvelle forme d’association, ou un renouvellement des formes existantes, est devenue peu à peu pensable et souhaitable. Ils indiquent aussi par quel biais, c’est-à-dire ici dans l’élément même de la souffrance, une association humaine et non-humaine est devenue possible et envisageable. Cette nouvelle forme d’association ou, disons une de ses formes, nous la connaissons mieux aujourd’hui sous le nom de solidarité. De nombreux travaux ont été réalisés sur la question, et il faudra, en plus de les signaler, en saisir de près les conclusions. Il faudra alors leur adjoindre les travaux sur les formes de philanthropie, activités si caractéristiques des XVIIIe et XIXe siècles ; les études sur la sensibilité morale aux catastrophes ; les types d’institution qui vont ensuite, plus tardivement, être intégrées sous la forme d’un État dit de Providence (mais qui correspond en fait à une étatisation poussée de l’activité sociale en tant que telle). Rassembler tout cela nous dirait quoi ?

Premièrement qu’au sein d’un groupement humain, toutes les relations ne sont pas équivalentes et que certaines ont plus d’importance que d’autres et sont alors promues au rang de relation « sociale » ou « sociétale » (notamment en Occident tout ce qui peut unir un groupe, tant cette civilisation semble hantée par un fantasme de dispersion, de rupture, de désunion douloureuse : le spectre de la guerre civile). Ainsi, l’État démocratique, du point de vue de la société qu’il doit politiquement représenter et gouverner, n’est-il, en fait, qu’une société parmi d’autres située sur un même territoire ; c’est pourquoi les rapports qu’il entretient avec celles-ci se laissent décrire de bien d’autres façons que celles que nous a enseignées la politique de la représentation (voir la société du Middle Ground pour s’en rendre compte).

Deuxièmement que sous les noms et les actions qui diffèrent se cache probablement une histoire qu’il est possible de ressaisir et de construire sous forme de tableau. On y apprendra ainsi que ce ne sont pas les individus ou les hommes qui entrent en relation sociale mais des dimensions humaines ou non-humaines plus précises, plus profondes ou plus génériques aussi, qui sont à chaque fois qualifiées historiquement. Le simple énoncé des droits et devoirs de subsistance aux XVIIe et XVIIIe siècles, aussi bien dans les décrets royaux que dans les traités de philosophie ou d’économie et les enquêtes de sciences naturelles, trahissait une pensée silencieuse mais décidée de la substance humaine perçue en deçà de toute relation sociale. Que sont les hommes substantiellement ? Quelle est la matière de l’homme, la matière proprement humaine ? La réponse, à cette époque, a bien souvent été cherchée au milieu des passions : la passion étant aussi bien la limite ou la puissance des actions naturelles de l’homme que la matière et le support de toute relation humaine. Que l’on songe à la crainte de mourir chez le philosophe Hobbes – qui n’est autre que le désir de sécurité vu sous un autre angle –, et à son rôle dans la formation d’une société civile : motif premier et rationnel du contrat passé entre les hommes cherchant à s’assurer les uns et les autres de pouvoir vivre ensemble dans la tranquillité ; on comprendra d’une part qu’une société humaine se forme toujours au sein et à partir d’un élément humain bien défini (ici toutes les passions qui mettent en cause la subsistance humaine, c’est-à-dire concrètement la possibilité pour chacun d’être un individu, au sens de vivre par et de soi-même) et d’autre part que les éléments dans lesquels celle-ci prend corps n’ont pas forcément, et d’emblée, pris la forme d’un individualité juridique ou économique telle qu’on l’entend aujourd’hui. Il est vrai que l’on trouve dès l’Antiquité des justifications de la vie en société en raison d’une faiblesse humaine. Celle-ci serait une forme de soutien, une forme de réponse à une finitude première qui permettrait au mieux de surmonter celle-ci, au plus probable de la compenser, même si elle induit à son tour d’autres effets négatifs : assemblage de vies faibles s’affaiblissant encore les unes les autres. La société trouvait sa nécessité rationnelle dans un rapport de l’homme à certaines fins que sa nature, en tant qu’individu, rendait incapable d’accomplir. La société de solidarité, la société dominée et entendue comme instance sociale suppose également cette infirmité première chez ses membres : on connaît l’axiome « on a besoin les uns des autres pour subsister » qui pourra être éventuellement élevé en « on a besoin les uns des autres pour exister » ; mais il n’est pas sûr du tout que ce soit de la même manière qu’au XVIIIe siècle ou dans l’Antiquité grecque ou romaine l’on assemblait ses faiblesses.

Dans les textes du Droit Naturel, doctrine juridico-politique dans laquelle était formulée l’exigence rationnelle d’une société civile, c’est-à-dire une société initiée par contrat, établie par un État et comme État, était exprimé un devoir particulier : l’obligation de subsister par soi-même. Cette obligation, à première vue, n’était pas prise auprès des autres, au regard de leurs droits, mais vis-à-vis de soi-même et selon le commandement d’une loi, dite Loi naturelle, qui paraissait si évidente, si commune, si rationnelle (tout simplement ce que la nature demande) qu’elle en devenait insensible en tant qu’obligation et paraissait ainsi comme le plus simple et le plus naturel des désirs : notamment donc, le désir de se défendre en cas d’agression. (Je simplifie le tout puisque, selon les auteurs, les hommes, en vertu de leur nature justement, n’étaient justement assujettis à la Loi naturelle, et qu’il fallait donc qu’ils vivent en société, sous le commandement d’une loi artificielle, pour que la loi naturelle trouve à se réaliser.) Dans tous les cas, les hommes vivant dans l’état de nature, qualifiés en tant que sujets de droit et de devoir (ceux-là mêmes énoncés par la Loi naturelle : ne pas tuer, ne pas voler, etc.) ne pouvaient devenir substantiellement des individus, des formes d’humanité indépendantes des autres qu’en répondant à cette obligation de subsister : en se nourrissant à sa faim, en défendant son intégrité, en fuyant ce qui vous menace, etc. Mais la société civile, dans les doctrines du Droit naturel, n’était aucunement au fondement d’une telle obligation. Et Hobbes, donnant pourtant des exemples de la façon dont les hommes s’assemblent pour compenser leur faiblesses, ne considère nullement cet événement comme un fait social ; car c’est une « loi de nature que tous les hommes s’aident les uns les autres et cherchent à s’accommoder les uns avec les autres, tant qu’il n’y a pas de danger pour leur personne, ni perte des moyens dont ils disposent pour se préserver et se maintenir ». Le soutien réciproque est conjoncturel, éphémère, et fait partie des tendances naturelles de l’homme par laquelle il cherche à se préserver, mais celle-ci n’entraîne aucun lien d’association. Il en sera de même de la famille qui, formée sur une attraction naturelle, ne passera jamais tout à fait au rang de société à l’Âge classique alors que la sociologie et l’anthropologie du siècle qui suivra l’admettra facilement et y verra même le prototype de toute relation sociale.

La relation d’aide, de soutien était antérieure à toute société et c’est pourquoi parmi les hommes vivant, des individus étaient supposés donnés (et non pas simplement des groupes, bandes et coalitions) qui, constitués en sujets raisonnables (c’est-à-dire assujettis à des passions), allaient pouvoir contracter entre eux et faire société. La société civile, au mieux, permettait le passage du droit au fait en rendant plus facile, sinon véritablement possible, une subsistance durable des hommes (leur épargnant du moins plus fréquemment la mort due à la faim, au meurtre, mais non pas à la maladie puisque les hommes sauvages étaient censés posséder une constitution plus robuste que les hommes civils). Or, la société qui va s’avancer au XIXe siècle prétendra – ou on lui réclamera –, non plus seulement de garantir la subsistance des citoyens, qu’ils soient protégés en droit et autant que possible en fait, mais également d’assurer leur existence. La société civile de l’Âge classique était réputé économiser aux citoyens certains malheurs de l’existence (où, comme chez Rousseau et d’autres, les aggraver moyennant quelques compensations), le bilan du passage à l’état civil se devait d’être globalement positif : «Mieux vaut rester ensemble, unis, que dispersés et divisés». Tandis qu’avec la naissance du social, la relation à autrui, la société qui se forme se dit seule capable et légitime de réaliser cette subsistance. La possibilité de vivre par et pour soi qui était au principe de l’individualité humaine à l’Âge classique monte d’un cran autour de la Révolution Française, et de Loi naturelle inscrit dans le cœur de chaque être naissant, la nécessité de subsister devient norme variable que la société peut et doit appliquer au milieu de ses membres.

D’une certaine façon, avec l’avènement de la société comme social, nous ne sommes soudain plus envisagés comme capables, ni obligés de subsister par nous-mêmes. Il ne peut y avoir d’existence pleinement humaine, c’est-à-dire d’individualité, qu’au sein d’une association de soutien, de protection, d’assistance. Je n’existe pas sans la médiation protectrice d’autrui. Nous sommes donc tous d’une certaine manière, au regard de l’être vivant que nous sommes chacun en nous-mêmes, en état de survie : les changements dans l’appréciation des enfants sauvages, des enfants trouvés, le démontrent d’une belle manière. Que l’on débatte à propos de Victor de l’Aveyron – vie sidérale mise en images par Truffaut – pour savoir si son infirmité est cause ou conséquence de son abandon, il est néanmoins devenu inenvisageable, sinon comme fable, qu’il puisse vivre en tant qu’homme par lui-même et de lui-même. La nature devient subitement insuffisante, incapable de soutenir la vie humaine. Et la société n’est plus seulement là pour lui donner des moyens artificiels (achevant, rectifiant ou compensant la nature) mais pour permettre et porter cette vie. Sans les hommes en société, nous ne sommes même plus désormais des sauvages, des hommes de la nature, mais des êtres malades et infirmes. La vie humaine n’appartient plus à l’individu que nous rêvions d’être par nous-mêmes mais seulement à l’espèce. Nous naissons dès lors inaptes, inadaptés, prématurés. Notre individualité n’est jamais complète ou suffisante par elle-même pour mener une vie normale parmi nos congénères. L’élément même dans lequel se forme la société devient la substance première et profonde de notre être. Aussi, Holisme et Individualisme, catégories qui préoccupent depuis longtemps ceux qui pensent à peu de frais ces problèmes, constituent les deux erreurs symétriques et impropres à décrire quoique ce soit de positif, de concret, de réel dans les sociétés qui nous traversent et que nous sommes. Elles n’ont de sens véritable qu’à titre de thématiques politiques, d’enseignes à porter au combat.

Voici donc le grand axiome de la nouvelle société qui fut mis en place peu à peu en Europe, couvrant de son ombre de plus en plus de relations humaines : on ne peut vivre seul. La présence d’autrui est non seulement nécessaire pour que j’existe mais elle doit l’être pour que je puisse m’accomplir, m’individuer. Relation devenue à la fois fondement et fin de toute société, de toute relation qui s’exerce ici et maintenant à l’heure où je vous parle, mais, de plus, de toute relation ayant pu exister entre les hommes. La Société était née, la forme sociale d’association entre les hommes se voyait déclarée universelle.

L’enjeu, en affirmant des choses encore si imprécises, est de mieux décrire les différences entre la société civile des siècles précédents et la société tout court, c’est-à-dire sociale, solidaire, harmonieuse (elle a pris tant de noms depuis qu’elle existe et même celui de la nation, de la race). Exercice difficile. D’autant que cette volonté de clarté se complique dans la mesure où la société civile a continué son histoire au XIXe siècle, dans l’exercice du droit et dans les combats politiques, et c’est tout le sens de ces recherches annexes que nous ne sommes, loin de là, pas seuls à mener (voir donc les travaux de Bruno Bernardi). Redisons seulement que c’est au cœur de ces enquêtes menées sur le Paupérisme que vont se nouer ensemble l’expérience d’une nouvelle façon de vivre entre les hommes, l’exigence d’une nouvelle forme de société et l’émergence d’une réflexion sociologique sur ces phénomènes.

Recherches sur la société civile

     Je suis éperdument en quête de ces possibilités de faire apparaître le travail dans son mouvement, dans sa forme problématique. Un lieu où la recherche pourrait se présenter dans son caractère hypothétique et provisoire.

Michel Foucault, Le Nouvel Observateur, 25 juin 1984

 

Rencontre

Pendant trois ans, jusqu’en 2013, le philosophe Bruno Bernardi a proposé, dans le cadre d’un séminaire du collège international de philosophie, de questionner l’actualité du concept de société civile. On trouvera sur son site Politeia les archives de cette enquête.

Nous qui questionnons moins l’actualité d’un concept que les conditions historiques qui ont rendu possible nos pratiques récentes d’association – notre manière de faire société  si l’on veut – quels sont donc les acquis de ses recherches autour de la société civile ?

1. Le nom même de société civile a longtemps été entendue depuis sa racine grecque. Il nous semblait peut-être essentiel, à une certaine époque, que ce langage civil soit quelque part encore celui des cités hellènes. Mais la tradition qui semblait établie depuis Aristote et son concept de koinônia politikê a, de fait été fondée, à la fin du XIIIe siècle, et bien après la date à laquelle le manuscrit du philosophe, Les Politiques, fut traduit. La longue histoire grecque et romaine de la société civile est donc un effet rétrospectif. Elle n’est même pas la conséquence directe de la réception d’une œuvre ancienne dans un champ conceptuel qui lui était étranger. Qu’un discours dût s’articuler autour du concept de société civile, jusqu’à en chercher le fondement loin dans l’Antiquité, fut semble-t-il une nécessité médiévale. Mais laquelle ? Peut-être faudra-t-il chercher du côté des nouveaux types de pouvoir urbain, qui s’affirment dès le Xe siècle, et notamment autour de cette forme républicaine que certaines villes essaient de réactiver, pour essayer de savoir à quel problème ce concept répondait. Le cours de Patrick Boucheron, donné cette année 2015, pourra probablement nous faire avancer.

2. Au côté de la souveraineté étatique conçue comme synthèse historique entre l’Empire et la territorialité vassalique du système féodal, a existé un intense mouvement de communautés (universitas) qui s’est ensuite prolongé sous une forme de souveraineté minorée dans l’histoire, celle des mal dites « cités-états ».

3. L’Universitas était le type juridique qu’embrassait de nombreuses formes de collectivités durant le Moyen Âge classique. La societas, collectivité établie par un lien contractuel, était l’une d’entre elles, aux côtés des guildes de marchands, des églises, des villes franchisées, des corporations d’artisans, etc. Anticipant une définition canonique de la société au sens sociologique, l’Universitas possédait une existence juridique différente des individus qu’elle regroupait, une existence qui ne dérivait en aucune façon de ces derniers. Ses membres réels n’étaient par conséquent pas des individus singuliers et quelconques mais ceux qui pouvaient se revendiquer ou répondre de son nom. De même, il ne pouvait y avoir d’Universitas composée d’êtres sans raison. Tous les hommes ne pouvaient donc pas se rassembler de cette façon. Ni la communauté, ni la société n’étaient des modes d’existence humains universels. L’Universitas était dite communauté, c’est-à-dire distincte d’une association, en ce sens qu’elle rassemblait une pluralité sous l’unité d’un principe supérieur. La communauté s’opposait à la multitude – conçue comme dispersion. Tout ceci est bien entendu à mettre en rapport avec le fait que les communes, dès le XIIe siècle, se présentaient comme des communautés formées sous serment, celui-ci paraissant être l’élément déterminant par lequel une société se formait. Fait important également pour notre recherche (comprendre comment Société et Cité ont pu coïncider un temps), les communes féodales n’étaient pas nécessairement urbaines, elles pouvaient même être franchement rurales, alors que la cité antique, réactivée semble-t-il comme forme juridique de certaines populations données, affichait sa politeia, sa « constitution », dans l’évidence d’une urbanité. Quelle place pouvait trouver le concept de Cité aux côtés de ces deux autres concepts : société et communauté ?

4. Le texte de Cicéron dans lequel le terme d’Aristote est traduit pour la première fois en latin par Societas Civilis, définit la république comme l’unité d’une pluralité établie par association (sur la base d’un accord de droit et d’une communauté d’intérêt, la seconde étant la condition de la première, comme la communauté, au Moyen Âge, enveloppait toute société). Cet accord, et l’association qui en découlait, ne prenait ni la forme d’un acte délibératif, ni même celui d’un consentement, il s’agissait, tout au plus, d’un consensus sur le juste, sur ce qui est droit. Rappelons que pour Cicéron, le lien d’association était naturel, seule sa mise en forme paraissait conventionnelle. Existait donc naturellement un désir de vivre ensemble. L’utilité de la communauté ne se résumait pas, comme pouvaient le penser les Épicuriens, à surmonter une faiblesse. L’opposition classique entre genèse spontanée, immédiate et analytique du lien social (posez deux individus à proximité : un lien se forme) et réalisation extérieure, indirecte et synthétique se trouvait déjà, grosso modo, dans l’Antiquité. Toutefois, la notion qui désignait le lien était le vinculum : entrave du corps, ce qui lie, enchaîne. Le latin oppose civis à hostis.

5. La formule de Societas Civilis est attribuée dans le texte de Cicéron aux partisans de la cité démocratique. La loi y est présentée comme le lien propre de cette association : elle est à la fois la forme de l’association et la matière sur laquelle celle-ci conserve la capacité d’agir (pour l’amender, la corriger, la maintenir, etc.). Toutes les sociétés n’étaient donc pas civiles, encore moins les cités. Et pourtant, pour les Romains, chaque civitas est une societas. On est loin de la réduction qu’opérera Kant entre République, Cité et Société civile, et qui marquera en quelque sorte l’aboutissement des trois siècles précédents.