Les monstres d’Etat

En passant

Il semble que les rois ne soient devenus souverains, c’est-à-dire empereurs au détriment des pontifes, qu’en se faisant papes eux-mêmes, prêtant alors serment de servir le seigneur qui leur était supérieur : ce Christ dont le titre biblique prit alors un sens directement politique. Les États se sont donc formés en absorbant l’Église tout en ritualisant leur lien de vassalité avec ce dieu qu’ils continuaient de figurer en personne. Les chefs d’État, rois, papes, empereurs et seigneurs, devinrent des monstres.

Le gouvernement de la nature

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At The End ©Sorin MutuHymne renié par le romantique écrivain vieilli mais qui éclaire la présence d’hommes grimés en sauvages lors des entrées royales du Moyen Âge, le statut des souverains dans les États montants de la Renaissance, et la temporalité énigmatique dans laquelle les hommes de l’âge industriel, et peut-être encore la nôtre, vivaient leur association (vivant dans les villes au milieu de leurs chaînes mais sachant leur liberté, donnée, quelque part, ailleurs).

Liberté primitive, je te retrouve enfin ! Je passe comme cet oiseau qui vole devant moi, qui se dirige au hasard, et n’est embarrassé que du choix des ombrages. Me voilà tel que le Tout-Puissant m’a créé, souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux, tandis que les habitants des fleuves accompagnent ma course, que les peuples de l’air me chantent leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur le front de l’homme de la société, ou sur le mien, qu’est gravé le sceau immortel de notre origine ? Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos petites lois ; gagnez votre pain à la sueur de votre front, ou dévorez le pain du pauvre ; égorgez-vous pour un mot, pour un maître ; doutez de l’existence de Dieu, ou adorez-le sous des formes superstitieuses ; pas un seul battement de mon cœur ne sera comprimé, pas une seule de mes pensées ne sera enchaînée ; je serai libre comme la nature ; je ne reconnaîtrai de Souverain que celui qui alluma la flamme des soleils, et qui, d’un seul coup de sa main, fit rouler tous les mondes.

Chateaubriand, Voyage en Amérique, 1826

Car on voit d’emblée quel rapport la nature entretient avec celui qui s’y enfonce et y trouve sa solitude : l’on assiste ici à un couronnement, ou du moins si le roi tire sa puissance d’ailleurs, à un sacre. Tout le XVIIIe siècle a vu dans l’homme le roi de la nature, sa plus parfaite création et sa plus haute destination. L’homme avait un règne à lui seul. Aussi, chaque homme, aussi humble qu’il soit, se voyait assuré, au moins devant les herbes de son champ, les arbres hissés sur son chemin et les bêtes paissant alentour, d’en être sinon le maître du moins le seigneur, et sans même qu’il soit nécessaire, aux yeux de cette stupide domesticité, de prouver sa puissance. L’homme était souverain de nature. En tant qu’espèce bien sûr mais tout aussi bien en tant qu’individu, quand, tout autour de lui, chaque variété multipliée s’évertuait à lui dire et à lui montrer à quel point il était unique et différent. Se promenant dans son champ, l’homme sans renommée, sans génie, sans honneur, atteignait, sans rien faire mais d’être seulement, le royaume de l’individualité. Homme rayonnant, homme lumière.

Aussi la nature n’environnait-elle pas l’homme, en ces temps, comme elle le fit de plus en plus souvent, au XIXe siècle, c’est-à-dire à la manière d’un milieu sans lequel ce vivant (vivant comme un autre mais certes un peu plus remuant) n’aurait pas pu subsister – fatale dépendance –, la création se présentait telle une cour, ou un peuple soumis, sommé de se courber au moindre des passages de l’Homme, sujet ne relevant la tête qu’à la faveur inespérée d’un regard (« moi, un pauvre brin d’herbe ! ») alors reçu comme la plus généreuse et la plus merveilleuse des attentions. La nature décrite par Chateaubriand en Amérique s’humilie devant cet homme chéri par son Dieu créateur. Expérience de surprise et de redécouverte pour un homme, qui, déjà éloigné du temps des Lumières, enfermé et soumis au rythme et aux lois des vieilles cités d’Europe, a perdu sa noblesse et sa place éminente auprès du créateur. Il faut donc ce voyage en un pays encore sauvage, un pays dans lequel la nature, semble-t-il, s’est conservée par et dans sa sauvagerie pour que l’homme reprenne à nouveau la place qui demeure la sienne, et puis son droit, surtout, cette liberté primitive qu’aussitôt arrivé la nature lui redonne en le défaisant ses chaînes. Ainsi, quand l’homme vient s’ensauvager en Amérique, c’est pour y reprendre son titre de prince, de souverain, pour défaire en lui l’image de l’être chétif et impuissant que partout ailleurs la nature ou l’histoire lui renvoient. C’est, paradoxalement, en prenant place à nouveau dans la nature sauvage, en la voyant devant lui, avec lui et pour lui sans retenue, qu’il se déclare triomphant d’elle. Homme réensauvagé par la Nature et prêt à la remercier, aussitôt de chaînes nouvelles.

Mais bientôt, et déjà peut-être dans une toute autre façon d’appréhender le gouvernement de la Nature, cette dernière reprendra ses droits, deviendra à elle-même sa propre législatrice et l’homme, bête déréglée et capricieuse, ne pourra plus rien contre elle, ne pourra plus rien lui dicter, pas même y laisser de trace. Il n’aura plus pouvoir que sur sa propre « nature », c’est-à-dire sa variabilité, et encore sans en être le maître, subissant seulement les infinies perturbations issues de ses incontrôlables fantaisies. Homme s’affectant lui-même sous les yeux d’une nature céleste et sidérale toute entière rendue à son inviolabilité sauvage :

« La nature n’a que des lois inflexibles, immuables. Tant qu’elles gouvernent seules, tout suit une marche fixe et fatale. Mais les variations commencent avec les êtres animés qui ont des volontés, autrement dit des caprices. Dès que les hommes interviennent, surtout, la fantaisie intervient avec eux. Ce n’est pas qu’ils puissent toucher beaucoup à la planète. Leurs plus gigantesques efforts ne remuent pas une taupinière, ce qui ne les empêche pas de poser en conquérants et de tomber en extase devant leur génie et leur puissance. La matière a bientôt balayé ces travaux de myrmidons, dès qu’ils cessent de les défendre contre elle. Cherchez ces villes fameuses, Ninive, Babylone, Thèbes, Memphis, Persépolis, Palmyre, où pullulaient des millions d’habitants avec leur activité fiévreuse. Qu’en reste-t-il ? Pas même les décombres. L’herbe ou le sable recouvre leurs tombeaux. Que les œuvres humaines soient négligées un instant, la nature commence paisiblement à les démolir, et pour peu qu’on tarde, on la trouve réinstallée florissante sur leurs débris.

Si les hommes dérangent peu la matière, en revanche, ils se dérangent beaucoup eux-mêmes. Leur turbulence ne trouble jamais sérieusement la marche naturelle des phénomènes physiques, mais elle bouleverse l’humanité. Il faut donc prévoir cette influence subversive qui change le cours des destinées individuelles, détruit ou modifie les races animales, déchire les nations et culbute les empires. Certes, ces brutalités s’accomplissent sans même égratigner l’épiderme terrestre. La disparition des perturbateurs ne laisserait pas trace de leur présence soi-disant souveraine et suffirait pour rendre à la nature sa virginité à peine effleurée. »

Auguste Blanqui, L’Éternité par les astres, 1872

La limite du jour

En passant

Il me semble qu’il serait mesquin de définir le type de vérité que vise la sociologie par la seule objectivité de la science. Il me paraît plutôt que ce regard porté sur les hommes-qui-demeurent-associés parle aussi bien de qu’à partir de la fin d’un présent (que celui-ci ouvre un vide, libère d’une illusion ou marque un basculement). La sociologie annonce rarement des progrès mais plutôt des crises, des chutes, des pertes, des « inquiètements ». Et si elle se sépare de l’histoire (dont elle n’use que pour jeter un regard plus lointain), c’est en raison du temps précis qu’elle ne quitte pas des yeux : ce jour dans lequel nous baignons et pour lequel nous n’avons qu’une courte mémoire. La sociologie ne parle pas du jour d’avant mais de la fin du jour d’hui, de la nuit qui va suivre dont on ne saura pas sur-le-champ où elle pourra nous conduire. Chaque présent, sans doute, se double de son propre passé, précédent obscur et profond, mais aucun jour encore n’est venu qui pourrait les discerner, clarifier enfin ce qui reviendra à la nuit et restera dans le jour. Il faudra que ce temps qui s’enfuit passe la nuit. La sociologie scrute ces échappées qui trouent et dessinent en pointillés l’horizon. Des vérités qui sont encore celles du jour, jetant leurs lumières sur le monde, mais celles de son crépuscule : illusion de la liberté native, de la démocratisation, de l’inviolabilité de la conscience, de la contrainte naturelle, de la toute-puissance de l’État, etc. La liste est sans appel de retour. Le jour qu’elle réverbère et qu’elle répand, celui dans lequel elle prend appui est le crépuscule de ce jour, d’un jour qui se vide, qui se creuse, qui s’intensifie avant de sombrer dans la nuit. La sociologie ne parle que faussement, c’est-à-dire trop sérieusement, d’illusions, de jours, qui éblouissent, aveuglent ou émerveillent, puisqu’elle ne promet jamais aucune de sortie hors de la caverne ; elle ne parle que de ce qui est arrivé, part et se perd. Elle ne voit le jour qu’envahi et cerné, rattrapé par la nuit.

Et si la sociologie dévoile quelque chose, comme on l’a beaucoup dit, ce sont ces réalités qui se parent d’éternel et qu’elle saisit sous un jour déclinant, les voyant disparaître pour un temps. Un temps bien entendu indéfini.