L’indissociable

En passant

L’indivisible du social n’est pas l’individu mais l’indissociable, tous les rapports qui nous paraissent indestructibles quoiqu’il arrive dans l’histoire : la relation d’une mère à son enfant, l’existence de riches et de pauvres, la domination des gouvernants sur les gouvernés. La sociologie montre la fragilité, l’instabilité, de ces liens. Mais elle confond le plus souvent les parties (les relations particulières qui composent une société) avec les éléments (une société n’existe qu’au travers d’une population d’individus qu’elle rassemble et distribue à sa manière). Résoudre une société à ses individus, c’est passer du niveau social en deçà même du niveau démographique. C’est passer dans la fiction, celle pour laquelle chaque homme devient une cellule indépendante et autarcique, maître d’elle-même et sûre de ses biens, jusqu’à ce qu’un jour quelques-unes se rencontrent et paraissent l’une pour l’autre de simples moyens. C’est ce rêve qui ne date pas d’hier – établir un état de nature en état de fait parmi les hommes – que poursuit la science économique. C’est le cœur de sa raison. L’association comme instrument, comme technique.

Etat de crise

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Nous sommes en crise. Indéfiniment. Et nous savons, pour peu que nous soyons sensibles à cet état, à notre état, que ce moment n’a rien d’exceptionnel (je suis né au milieu de la crise pétrolière, j’ai toujours vécu sous la menace de cette crise et de ses conséquences jusqu’à ce que je sache que les producteurs de pétrole, jouant la rareté prévisible de leur marchandise, ont décidé un beau jour de limiter leur production, d’augmenter les prix pour s’enrichir et tourner le rapport de forces international en leur faveur : où est la crise ? pour qui est la crise ? avait-on vraiment atteint le point critique en ce jour ?). Nous savons aujourd’hui que la crise est le registre de temporalité dans laquelle, depuis le XIXe siècle, se sont inscrits la grande majorité des sociétés occidentales : le singulier cours du temps que nous nous sommes tous mis à suivre. Notre sentiment d’urgence, notre stress quotidien, s’y alimentent. Peut-être s’y épuisent.

Et depuis quand ? Depuis toujours ? Plutôt depuis l’instant où l’action politique, qu’elle ait été privée ou publique, a trouvé – et pris – son efficacité, son regard, son langage dans les techniques mêmes de la médecine – de l’hygiène et de la voirie précisément. Il n’y a nul mystère à ce que nous soyons aujourd’hui en crise. Nous le sommes même indépendamment de l’objet des crises que nous traversons (que nous nommons depuis plus de vingt ans maintenant mondialisation). Comprendre cela, que nous saisissons les problèmes qui se posent à notre vie commune sur le mode de la crise, ne signifie pas du tout que les problèmes soulevés n’existent pas, mais seulement qu’ils pourraient être posés autrement.

Dans les années quatre-vingt-dix, j’ai été le témoin comme bien d’autres, c’est-à-dire le témoin incrédule, de ce martèlement médiatique (radio, télé, journaux) par lequel nous avons été jetés, peu à peu, dans une nouvelle ère, dans une nouvelle situation : la fameuse mondialisation. J’ai vu et entendu de mes propres yeux, de mes grandes et larges oreilles, comment l’on pouvait basculer dans la crise à la faveur d’une épidémie de parole, d’une rumeur incessante. Certains bien sûr parleront de cabale, de complot ; d’autres,  plus malins adversaires, diront plutôt que si les médias ont tant parlé de mondialisation et de crise, c’était bien qu’après tout, même s’ils avaient un peu tardé sur l’événement (la conscience a toujours du retard rappelons-le), ils avaient fini par en informer tout le monde, montrant ainsi ce que cette crise avait d’irréversible. La frénésie des médias aurait donc marqué le point de non-retour. Je ne crois pourtant ni à l’une ni à l’autre de ces versions. Je ne crois pas que ce battage cacophonique ait été orchestré, bien qu’il a eu, certainement, des stratégies de communication – des communications de crise – dans ce flot alarmiste sur lequel certains jetaient leurs pauvres rafiots pour naviguer un peu. Je crois encore moins que les médias aient informé qui que ce soit ; j’étais assez instruit d’histoire économique pour savoir que nous étions déjà, à l’échelle de plusieurs siècles, à la troisième ou quatrième mondialisation (le débat savant, public, existait bien avant le débat d’opinion), et que l’une de ces mondialisations s’était formée autour de l’Atlantique, du sucre et des esclaves : espace économique que la révolution des transports (mise au compte, ensuite, de cette fameuse mondialisation) devait définitivement défaire en tant qu’élément central dans le circuit des échanges. Bref, les médias, en ce sens, ne me semblent pas avoir suivi inconsciemment la crise, ils en ont plutôt transmis un des signaux, sonné l’alarme, autrement dit communiqué à tout le monde une douleur plutôt que délivrer une information.

Et d’ailleurs, j’en viens à ce qui m’interpellait dans ce régime indéfini de crise, régime de l’universalité du critiquable, c’est que l’on oublie (dans cette assimilation des sociétés et de leurs problèmes à un organisme et à ses maladies – la crise est un concept médical –), que pour qu’il y ait crise, il faut qu’il y ait symptômes, diagnostic et thérapeutique. Or, que sont les symptômes dans une société, c’est-à-dire les signes qui disent et montrent le mal ? Ce ne sont pas des phénomènes économiques, démographiques, politiques, etc., qui d’eux-mêmes se mettraient à dire : nous sommes la crise, méfiez-vous, surveillez-nous, combattez-nous ! Ce sont bien des voix venues de la population elle-même qui disent et montrent ici et là : ceci est mauvais, voici nos plaies ! Or quels sont les maux, les plaintes, dont on ne cesse de nous rabattre les oreilles depuis l’avènement de la mondialisation ? Ce ne sont pas celles des mendiants que l’on montre et que l’on n’écoute plus mais celles des chefs d’entreprise : ces hommes rationnels, prévoyants, courageux, source de la richesse collective (dixit nos plus récents présidents) qui disent ne plus, ne pas, pouvoir faire ce qu’ils veulent. Bref, on oublie que s’il y a crise constatée, c’est bien que des critiques ont été formulées, d’abord à bas bruit, ici et là dans le champ social, puis relayées par les médias à grande échelle (c’est peut-être le passage au grand média qui a fait l’objet de multiples stratégies concurrentes mais rien ne dit que ce sont les porte-voix libérales qui devaient forcément gagner cette bagarre de parole). Il faut donc, nous aussi, reprendre notre activité critique et ne plus laisser faire et croire (ce que même les médecins ne croient pas) que la maladie parle toute seule. Non, tel équilibre démographique n’implique pas forcément telle réforme de la protection sociale ! Non, tel état de concurrence n’appelle pas, mécaniquement, certaines exemptions fiscales ! Aiguisons donc notre scalpel et sachons dire en quoi il y a crise, pour nous, et quels sont nos remèdes. Ne laissons pas toujours à d’autres le soin d’examiner notre état.

Nos occupations

En passant

Souvenir d’une discussion amicale avec Daniel Bensaïd sur les formes de l’action politique : il faisait dépendre la conduite d’une action efficace et continue d’un rassemblement permanent, c’est-à-dire d’un Parti au contenu renouvelé. Je faisais valoir, non pas contre, mais aux côtés de cette forme qui, d’un caractère d’assemblée publique vire peu à peu à celui d’un bureau d’administration, les villes éphémères, ruinées aussitôt qu’élevées, ouvertes lors des contre-sommets réunissant les Grands de ce monde. Forme transitoire (peu suspecte de ces longues et lentes dégradations qui fondent le jeu et travestissement idéologique), forme d’implication directe (dès l’aménagement du lieu), forme mobile (elle peut se poser face au Souverain partout où il se déplace) : cette cité existe en acte et ne sert plus à préparer la venue d’une autre, comme dans le cas du Parti. Les événements de Tunisie, ceux survenus en Égypte sur la place Tahrir, en Ukraine sur la place de l’Indépendance – les noms des lieux de mémoire ont une importance – les mouvements des Indignés, d’Occupy Wall Street, montrent l’insistance, peut-être même le développement, de cette forme de combat politique : l’émergence d’une cité de transit, de passage, au milieu d’un territoire étatique. Renouveau de la place publique.