Guerre des mémoires III

Guerre des mémoires

Nous ne sommes plus à l’âge où l’Histoire, pour s’affirmer en tant que science, devait impérativement s’arracher, s’écarter, des mémoires qui voilaient ou ternissaient l’événement qu’elle prenait pour objet. Les témoins pour un temps ne professent plus, désormais, de vérités à leur insu. Hier interrogés par d’autres qui savaient quoi faire de leur frêle ou rageuse parole, ils revendiquent désormais un droit de regard sur ce qui en sera fait. L’Histoire est devenue une mémoire parmi d’autres, et l’historien un témoin singulier. Car le moindre érudit, le plus petit possesseur d’une archive, orale ou écrite, incarnée ou objectivée dans un document, est désormais en mesure de contester l’histoire, du moins celle écrite, en continu, par les historiens. Rassembler et transmettre une mémoire, aujourd’hui, tend à devenir un acte d’Histoire, un geste historial comme le disent certains.

Mais malgré ces transformations, ces remaniements entre expérience et savoir, une certaine opposition demeure entre Histoire et Mémoire (pourtant d’ores et déjà déjouée par l’étude des lieux de mémoire). Au mieux ce dualisme se présente comme un seuil, primordial, sur le long chemin qui mène à la science historique ; au pire comme le signe d’une division originaire, récurrente, dont notre présent aurait la conscience la plus aiguë, la plus vive – dramatique époque que la nôtre, il nous faut bien l’avouer, déchirée entre le traumatisme de l’oubli et le trop-plein de mémoire, souvenirs coincés entre charnier et musée. Il me semble pourtant que la Mémoire était, bien avant que l’on ne l’oppose à l’Histoire, un champ d’étude, une possibilité d’investigation immanente à la pratique de l’histoire ; et non une lutte, éternelle, entre deux principes étrangers, ou un combat, politique, entre deux groupes au statut et finalité étrangères : l’un professionnel et scientifique, l’autre amateur et partisan. C’est Georges Duby qui nous en donne l’énigme et l’exemple :

« Les événements sont comme l’écume de l’histoire, des bulles, grosses ou menues, qui crèvent en surface, et dont l’éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. […] Ces traces seules lui confèrent l’existence.

Des traces, il en est de deux espèces. Les unes diffuses, mouvantes, innombrables, résident, claires ou embrouillées, fermes ou fugaces, dans la mémoire des hommes de notre temps. De ces traces actuelles, impalpables, mais qui s’intègrent à la représentation d’un passé collectif, il serait tentant de dresser l’inventaire, de mesurer, aux divers niveaux d’une culture, la vigueur, la précision et les résonances affectives. Une telle enquête préparerait l’étude, passionnante, d’une conscience de l’histoire ; mais elle requiert des méthodes et des instruments qui ne me sont pas familiers. Historien, ce sont les autres traces qui me concernent, celles du second genre. Celles que nous appelons, nous, des documents.

Présentes elles aussi, actuelles. Mais d’une actualité, d’une présence celle-ci matérielle, et par conséquent tangibles, cernables, mesurables. Mortes cependant : ce sont les concrétions du souvenir. Elles constituent l’assise, solide encore, bien que fort abîmée ici et là, fissurée, effondrée, sur quoi prennent appui les autres traces, celles qui vivent dans les mémoires. Un répertoire, une ressource, une couche mère. Une réserve de matériaux dont le nombre est fini et n’a plus désormais de chance de s’accroître. En effet, le travail des érudits est achevé. Patiemment, ils ont peu à peu repéré tous ces vestiges ; ils les ont recueillis, époussetés, embaumés, catalogués, étiquetés. Rangés. Afin que, portant à jamais témoignage, ils fussent comme le cénotaphe de l’événement. Tous sont usés, racornis, troués, élimés. Quelques-uns sont peu lisibles. Sur certains se voit encore l’empreinte originelle. Beaucoup ne montrent que la trace d’une trace première, aujourd’hui disparue. »

Duby, Le dimanche de Bouvines, 1973

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L’historien de métier, au moment même où il écartait l’examen des faits de mémoire, admettait la possibilité, autant que l’intérêt, de mener une enquête de ce type. Il ne lui semblait tout simplement pas être assez familier des méthodes requises pour analyser ces traces bien particulières. Il avait donc le choix, facultatif mais bien réel, d’étendre son champ d’investigation au-delà de l’Histoire proprement dite. Seulement ce dernier comprenait la mémoire comme conscience – savoir partiel, situé et confusément clair – et de plus uniquement, semble-t-il comme conscience du passé, sur le modèle dont le temps des hommes, sans cesse, nous retient et nous tient à l’un de ses moments toujours singuliers. Conscience-souvenir, donc, qui pouvait bien être celle de ce témoin particulier qui s’appelle l’historien – et ce sera l’ancrage de son historicisme, de la refondation incessante de son savoir –, mais aussi bien de ceux, témoins également, qui non seulement vivent l’Histoire mais la disent, la transmettent (sans entreprendre, pour autant, de le faire avec tout le sérieux, toute la minutie, de la science). L’étude de l’Histoire, celle de la Mémoire, pouvaient par conséquent se compléter, la seconde pouvant prolonger et même éclairer la première, mais celle-ci ne faisait pas partie de celle-là : l’Histoire se constituait hors de toute Mémoire. La science admettait les deux mais pas au même niveau de son activité.

Duby, en effet, ne s’en remettait pas aux témoins pour pénétrer l’Histoire, il laissait le champ libre aux archivistes, aux érudits, qui lui préparaient le terrain. Sans doute les rivages de la Mémoire lui semblait trop proches des océans de l’éventuel, et y naviguer, même dans les eaux calmes et limpides d’une mémoire transmise et filtrée, lui semblait trop dangereuse ; il préférait voyager sur la terre ferme de l’accompli, marcher à pas lents entre des ruines humaines. Contempler les hauts faits mémorables que le temps n’avait pas abattu. L’Histoire en ces temps était une archéologie toute empreinte de géologie : les événements ne s’observaient réellement qu’au pied d’une falaise, au bas d’un promontoire, au milieu de monuments écroulés. C’était déjà mener une autre archéologie que de rejoindre la plage, de s’y mouiller un peu. On pouvait alors toucher l’Histoire qui ne se vivait pleinement qu’en haute mer.

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La mémoire fut ce qui se logeait, emportée et roulée, dans les anneaux réguliers de la mer. Noyade du temps.                                                                                                         L’histoire était cet îlot qui, émergeant au-dessus des flots, venait en briser le mouvement saccadé. Elle rendait inoubliable sa Terre.

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Bergson tenait à nous avertir de la perte que nous subissions lorsque nous percevions ou représentions le temps au travers de l’espace. Plus d’intuition possible de la durée quand celle-ci est spatialisée en points, lignes, flèches, cercles et courbes. Mais sans doute faudrait-il raffiner encore cette nuance et faire la différence entre cette géométrie au sein duquel on compte, accumule et prévoit le temps, et cette géographie, ou plutôt cette cartographie de paysages qui ne rendent pas sensibles les manifestations du temps sans indiquer simultanément le lieu où il est possible de les percevoir. La mer, la terre, les vagues et les sommets ne sont pas des images, de fausses ou approximatives représentations, elles indiquent les formes mêmes de la perception coutumière du temps. Sites d’appréhension familiers, fréquentés, et non métaphores usées, éculées, trop courantes. 

Hippies

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La génération que les beatniks des années 50 nommèrent Hippies (du même sobriquet que leur avaient donné les jazzmen noirs quand ces blancs-becs venaient les voir jouer) se trouva sans épreuve fatale. Jeunesse indéfinie qui à ses aînés n’avait rien à prouver. Jeunesse sans leur expérience de la mort et bien decidée à rester ainsi. Jeunesse, enfin, sans nécessité ni pouvoir de vieillir.

Dans le San Francisco des années 60, ces jeunes infinis s’inventèrent des épreuves : vagabondage motorisé, vie commune dans l’oisiveté, sexualité ultra-conjugale ou non-conjuguée, acides et LSD, Folk et Rock’n’roll. On a dit, on dit encore cette génération sans contrainte ; elle se fixa elle-même des limites qu’elle put franchir et dépasser. Expérimenter : ne pas laisser sa jeunesse dans la seule adolescence. Grandir sans forcément décliner. Traverser des épreuves au lieu d’attendre l’âge d’avoir de l’expérience.

La guerre du Viêt Nam eut bien des raisons qui étaient toutes mauvaises. Elle fut aussi imposée pour corriger, redresser, liquider ces jeunes sans âge ; les faire passer, au prix de la mort, à cette vie d’adulte qu’à plus de vingt ans ils auraient déjà dû embrasser.

« Notre génération était la première d’Europe qui, à dix-huit ans, n’était pas prise par la peau du cou et envoyée à la guerre contre une autre jeunesse ennemie, dit Erri de Luca dans la Jupe bleue, c’était la première qui s’affranchissait des conséquences catastrophiques du mot patrie. C’est ainsi que nous étions patriotes du monde et que nous nous mêlions de ses guerres ». Cette délivrance mena, je crois, au-delà des déchirures de l’histoire et de sa géopolitique : une génération eut la possibilité d’être virile sans en trouver la force nécessairement dans le meurtre et la guerre ; une génération put devenir masculine loin des images écrasantes, obsédantes, du Père ; une génération d’hommes et de femmes furent délivrés ainsi d’une ancienne nature.

 

Admirations II

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Jusqu’à la fin de la Renaissance, les Hommes, autrement dit les Occidentaux, ceux qui s’accordent encore et se réservent au plus haut point cette dignité, s’affrontaient à ceux qui leur étaient étrangers sous l’aspect dominant d’êtres barbares. L’Europe chrétienne hérita de cette perception grecque, puis romaine, avant de la retourner contre les romains eux-mêmes puis de la diriger sur les musulmans contre qui elle luttait. Quand ce fut au tour des Sauvages de leur faire face, ce fut un véritable affront qu’essuyèrent les Civilisés, un nouveau face-à-face au statut encore mystérieux, fait de désir, de vérité, de violence : sur les plages du monde nouveau qu’ils foulaient depuis un siècle, ne cessait en effet de résonner un rire qu’ils n’avaient sans doute jamais entendu auparavant. Voici que l’on moquait cet Homme et la belle civilité qu’il était en train de construire : une foi, une loi, un roi. À sa manière, Montaigne fit retentir ce rire sur le vieux continent. Il obligea ceux des hommes qui se disaient supérieurs à se regarder comme barbares, autrement dit inhumains, s’ils voulaient continuer sérieusement d’être dit des humains. Aux Amériques, au premier siècle de la rencontre, on vit moins les Européens retirer aux Indiens l’humanité qu’ils s’accordaient eux-mêmes, comme on nous le raconte habituellement, qu’on ne les vit plutôt, moralement contraints, de dévaloriser l’Homme dans lequel ils se reconnaissaient devant la grimace de ceux qui leur faisaient face. Diminuer son humanité avant de la céder à ceux qui n’en voulaient pas, diminuer ceux qui n’en voulaient pas afin de rehausser au mieux la gloire que l’on pouvait encore en tirer : voilà ce à quoi ils s’employaient.

Ce ne fut donc plus, ou pas seulement, un miroir que les Amerindiens tendirent aux Européens : une surface neutre, lisse et polie grâce à laquelle ils auraient pu (s’il en avaient eu le désir ou le courage) accéder à une autre image d’eux-mêmes et ainsi mieux s’examiner. Bien souvent, c’est bien ainsi pourtant que l’on rend compte de la manière dont se sont rencontrés l’Europe et l’Amérique : sous la forme d’une occasion manquée, celle qui aurait permis à chacun des peuples, et surtout aux Européens, de se décentrer vis-à-vis d’eux-mêmes et de se voir alors, humains et pourtant différents, là où ils ne se trouvaient pas. De part et d’autre de ce miroir improvisé que sont les face-à-face de l’histoire, les hommes devant leurs semblables auraient fait l’expérience de leur irréductible diversité. Les différences auraient enrichi la semblance au lieu de la détruire ou de l’estomper. L’humanité n’aurait eu plus alors qu’à se dire qu’au pluriel. Mais ce ne fut pas une image, ni même une voix, qui perturba l’aplomb avec lequel les Européens se distinguaient eux-mêmes (comme Homme de raison, Ami de la sagesse ou Témoin fidèle de la Vérité) mais un cri, une défiguration du visage, un bruit inhumain… Il faut lire le magnifique ouvrage de Giuliano Gliozzi, Adam et le Nouveau Monde, pour que ce fou rire vous reprenne ; il faut apprendre tout ce que les Européens inventèrent pour sauver leur foi, leur loi et leur roi. Entendre à nouveau ce rire guérit de toutes les tristesses que les Européens provoquèrent.

Un rire, ni une figure, ni une parole, cela semble peu de chose. Il eut pourtant un effet majeur sur la stature que l’Européen donnait de lui-même, du moins chez ceux qui étaient en mesure d’entendre ce rire. D’abord, il diminua la grandeur humaine – dimensions et manière – auprès de ceux qui l’incarnaient ou la vénéraient, et corrélativement éleva ceux des peuples qui lui étaient adverses. L’Européen qui se voyait comme l’homme par excellence dut concéder un peu d’humanité aux peuples qu’ils dépouillaient. Ensuite, le divin en l’Homme perdit tant son éclat que ce dernier se retrouva quasiment de plain-pied avec cette foule d’autres hommes que pourtant il méprisait. L’homme n’était plus si certain d’être à l’image de son dieu ou s’il l’était, la grandeur de ce dernier était sérieusement à revoir. Jamais les chrétiens ne ressemblèrent si complètement aux idolâtres qu’ils juraient ne pas être que lorsqu’ils massacrèrent les Indiens sur les terres d’Amérique. Les missionnaires qui critiquaient la conquête jouaient de cette ressemblance pour blâmer  leurs ouailles. Mais d’une autre manière, jamais peut-être les Européens ne ressemblèrent si profondément au pécheur qu’ils se devaient de reconnaître en eux. Jamais, dans leur histoire récente, ils n’eurent autant besoin du pardon de leur dieu pour justifier et absoudre leurs actes. L’Européen et le Chrétien, tantôt s’assimilant au plus haut point, tantôt perdant quasiment toute ressemblance, perdirent l’identité qui paraissait entre eux deux évidente. Les paroles chrétiennes des conquistadores devinrent de ridicules justifications, impropres à dissimuler la barbarie de leur actes, tandis que celles de leurs contempteurs « humanistes » devenaient d’autant plus risibles, incapables de faire respecter les lois qu’ils parvenaient pourtant à faire donner. De chaque côté des Indiens, l’humanité se vidait de sa substance : masque grotesque d’une très réelle inhumanité, ou dérisoire prière d’une humanité au plus haut degré impuissante.

Dans la confiance que chaque peuple avait de sa supériorité, l’homme était moqué. Dans la manière dont on invoquait son nom, l’homme était aussi moqué. Dans les actes que l’on commettait pour faire cette comédie, l’homme était de nouveau tourné en ridicule. Le siècle de l’humanisme ne fut pas un siècle où tout sourit à l’homme. Loin de là.