La génération que les beatniks des années 50 nommèrent Hippies (du même sobriquet que leur avaient donné les jazzmen noirs quand ces blancs-becs venaient les voir jouer) se trouva sans épreuve fatale. Jeunesse indéfinie qui à ses aînés n’avait rien à prouver. Jeunesse sans leur expérience de la mort et bien decidée à rester ainsi. Jeunesse, enfin, sans nécessité ni pouvoir de vieillir.
Dans le San Francisco des années 60, ces jeunes infinis s’inventèrent des épreuves : vagabondage motorisé, vie commune dans l’oisiveté, sexualité ultra-conjugale ou non-conjuguée, acides et LSD, Folk et Rock’n’roll. On a dit, on dit encore cette génération sans contrainte ; elle se fixa elle-même des limites qu’elle put franchir et dépasser. Expérimenter : ne pas laisser sa jeunesse dans la seule adolescence. Grandir sans forcément décliner. Traverser des épreuves au lieu d’attendre l’âge d’avoir de l’expérience.
La guerre du Viêt Nam eut bien des raisons qui étaient toutes mauvaises. Elle fut aussi imposée pour corriger, redresser, liquider ces jeunes sans âge ; les faire passer, au prix de la mort, à cette vie d’adulte qu’à plus de vingt ans ils auraient déjà dû embrasser.
« Notre génération était la première d’Europe qui, à dix-huit ans, n’était pas prise par la peau du cou et envoyée à la guerre contre une autre jeunesse ennemie, dit Erri de Luca dans la Jupe bleue, c’était la première qui s’affranchissait des conséquences catastrophiques du mot patrie. C’est ainsi que nous étions patriotes du monde et que nous nous mêlions de ses guerres ». Cette délivrance mena, je crois, au-delà des déchirures de l’histoire et de sa géopolitique : une génération eut la possibilité d’être virile sans en trouver la force nécessairement dans le meurtre et la guerre ; une génération put devenir masculine loin des images écrasantes, obsédantes, du Père ; une génération d’hommes et de femmes furent délivrés ainsi d’une ancienne nature.