Envisager

En passant

Il n’y a pas de perception possible des formes « naturelles » chez l’homme car ce dernier perçoit tout sous l’angle d’un visage : mers, montagnes, forêts et bêtes montrent une face à l’homme qui s’y reconnaît sans pourtant y reconnaître le sien : visage semblable, fraternel, amical ou hostile. Les hommes sont trop physionomistes pour laisser autre chose qu’eux-mêmes organiser leurs paysages. La loi du paysage fut longtemps celle du visage. Géométrie et géographie ne furent possibles que pour des hommes divinisés ou défigurés.

Manchester. 5 juillet 1835

Image

 

« Levez la tête … Vous verrez s’élever les immenses palais de l’industrie. Vous entendez le bruit des fourneaux, les sifflements de la vapeur. Ces vastes demeures empêchent l’air et la lumière de pénétrer dans les demeures humaines qu’elles dominent ; elles les enveloppent d’un perpétuel brouillard ; ici est l’esclave, là le maître ; là, les richesses de quelques-uns ; ici, la misère du plus grand nombre ; là, les forces organisées d’une multitude produisent, au profit d’un seul, ce que la société n’avait pas encore su donner ; ici, la faiblesse individuelle se montre plus débile et plus dépourvue encore qu’au milieu des déserts ; ici, les effets, là les causes.
Une épaisse et noire fumée couvre la cité. Le soleil paraît au travers comme un disque sans rayons. C’est au milieu de ce jour incomplet que s’agitent sans cesse 300.000 créatures humaines.[1]»

J’ai comme cela en partage plusieurs descriptions de villes industrielles datant, toutes, des débuts du XIXe siècle, petite collection de textes brefs et denses qui sont à mes yeux de véritables tableaux.

Bien entendu ces textes comme tous les autres ne sont faits d’aucun des éléments picturaux, couleurs, lignes et surfaces, qui composent habituellement les toiles qui ornent les galeries des musées. Tout au plus peuvent-ils nommer ces éléments mais à moins de se faire calligramme ils ne pourront jamais les faire voir. On connaît l’expérience, on a beau montrer du doigt une bâtisse quelconque dans le lointain en disant « celle-là, là, mais là, just’ derrière la grande, tu n’vois rien ?! », le resserrement du langage autour d’un pur démonstratif – là ! – et le repliement de la main autour de son index ne suffisent pas à établir un rapport transparent entre les mots et les choses. Aussi, quand enfin le doigt se pose sur cela-même que le langage voulait auparavant indiquer, le problème de la désignation disparaît, on sait maintenant de quoi on parle. Enfin, on le croit.

Tableaux donc où il n’y a finalement rien à voir mais tout à lire, pures et sèches descriptions au travers desquelles je ne cherche rien à rejoindre. Les signes sont là compacts, rassemblés et s’obstinent à ne rien laisser percer de la Manchester du 5 juillet 1835, fragment de texte qui ne dit rien d’autre que cela, qu’elle s’est définitivement envolée. Symptôme tout au plus d’une irrémissible nostalgie. Sûrement l’histoire, en rassemblant d’autres témoignages, en recoupant d’autres perspectives, saurait recomposer un portrait assez fidèle de la Manchester de cette époque ; mon pauvre texte pourrait alors trouver toute une vraisemblance et même pourquoi pas refléter, éclairer ce qu’elle fut, ce qu’elle n’est plus. Nouvelle étoile scintillant dans la nuit noire. Mais jamais il ne reverra ce jour d’où il est issu, jamais celui-ci ne reviendra pour l’éclairer de son tour, ce bout de texte sera résigné à la nuit et à la suspicion.

C’est vrai qu’avec ses bords irréguliers et arbitraires, sa nébuleuse et injustifiable présence, il ne pourra totalement vérifier ou confirmer la vue précise dont il donne l’esquisse, toujours restera en lui une part de langage abandonnée, invérifiable, résiduelle, des mots qui ne correspondent à rien. Ne subsiste donc de cette vue que les mots qui pointent encore vers elle dans le vide, que les lignes qu’ils décrivent et qu’ils suivent de phrases en phrases, que les limites du texte qui font sa perspective. Et c’est tant mieux si dans ces descriptions délivrées du poids des choses, insouciantes du lieu d’où elles sont issues, il devient possible de voir la manière dont le langage donne aux choses une visibilité qu’elles ne prendraient jamais par elles-mêmes. Ce jour que le langage capture et répand sur le monde, faisant des descriptions de véritables tableaux, voilà ce que j’aimerais faire sentir.

Tocqueville comme de nombreux autres Européens fit le voyage dans les nouvelles cités industrielles d’Angleterre. Pour voir. Car les transformations qui s’accomplissaient en ces lieux s’avéraient si extraordinaires, les avis étaient si partagés, que pour juger de la valeur des discours dithyrambiques ou alarmistes qui en étaient tenus, il valait mieux une vue directe, être en présence de la chose elle-même. Voilà ce qu’il en rapporte, qui est à la lettre, d’une simplicité admirable.

Au moment où de nombreux débats font rage parmi les tenants des différentes théories d’économie politique pour savoir quelles sont les causes, les formes et les effets de ce phénomène nouveau que l’on appelle le paupérisme, Tocqueville montre qu’il suffit de s’approcher pour que la complexité du phénomène s’étale et s’éclaircisse sous nos yeux :  ici est l’esclave, là le maître ; là, les richesses de quelques-uns ; ici, la misère du plus grand nombre ; là, les forces organisées d’une multitude produisent, au profit d’un seul, ce que la société n’avait pas encore su donner ; ici, la faiblesse individuelle se montre plus débile et plus dépourvue encore qu’au milieu des déserts ; ici, les effets, là les causes. Dans l’évident écart des lieux, tous les aspects de la nouvelle pauvreté se déploient et se rangent, le rapport politique du maître et de l’esclave, le rapport social du riche et du pauvre, le rapport économique du travail et du capital ; même les dimensions les plus abstraites du phénomène comme l’effet et la cause s’imposent d’elles-mêmes au regard. L’enquête paraît si réussie, les évidences qu’elle met en lumière sont si insolentes qu’on entendrait presque le voyage dire aux théoriciens : « tout est là, sous les yeux, mettez donc fin à vos débats à huis clos, la solution vous attend dehors ». À coup sûr les avis peuvent être partagés, les thèses opposées, les discussions semblent bien incapables d’analyser les différents aspects du paupérisme comme le fait la cité sur elle-même ; seul le partage, le morcellement, la segmentation de l’espace semble à même de trancher entre les différentes dimensions qui lui appartiennent.

Tocqueville remarque une différence parmi les habitations : il y a des demeures humaines et celles qu’il appelle les palais de l’industrie, celles qui accueillent des hommes et celles qui abritent des machines. Or, plus élevé et plus vaste, l’espace de l’industrie, la Fabrique, surplombe les demeures, domine la maison où les hommes trouvent repos. La cité industrielle invente littéralement une nouvelle forme de domination : le maître de la domus, de la maison, ne demeure plus sous le même toit que ses esclaves. Entre eux, il ne semble y avoir plus d’autre maison commune que la cité elle-même. Le maître a mis à la porte ses esclaves, tous sont maintenant citoyens. C’est ainsi que souvent fut décrit la naissance du prolétaire, esclave que le maître ne se charge plus de nourrir et de protéger, esclave qui doit non seulement subsister par lui-même mais doit aussi trouver seul à s’abriter. Or, si la cité accueille ou exclut selon les cas, c’est à la ville qu’elle laisse ce problème et comme le voyageur le repère, si les esclaves ne vivent plus dans la même demeure que les maîtres, ils subsistent encore auprès d’eux et cela n’est pas sans conséquences. Étrangement en effet, alors que les bâtiments industriels éploient leurs imposantes ailes sur la ville, les esclaves ne vivent plus à l’ombre du maître, sous la protection que donnait sa grandeur mais vivent désormais dans son ombre. De même qu’ils vivent encore dans le souffle de sa respiration tellement le sifflement des machines et la vapeur humide des fabriques pénètrent les rues et les maisons alentour. Les machines imposent leur gigantisme aux habitations des prolétaires : la surface qu’elles exigent, la hauteur où elles culminent et les voies qu’elles obstruent plongent les hommes dans la pénombre, l’humidité et l’entassement. Les médecins hygiénistes du siècle, eux aussi très engagés dans les débats sur le paupérisme, trouveront ici la cause majeure du phénomène et leur cible principale d’intervention : si jadis on était surtout pauvre d’être privé de nourriture, d’eau et d’abri, si les Églises et les États ajoutèrent qu’on était bien plus pauvre d’être privé de cœur et de bras, le XIXe siècle fera de l’air, de l’espace et de la lumière des nouveaux biens vitaux. La demeure et la fabrique ont beau être extérieures, en enveloppant les prolétaires dans le souffle de son esclave mécanique, le maître les soumet à un nouvel Oïkos, les expose à de nouveaux dangers : claustrophobie, étouffement, mélancolie, constitueront le nouveau régime des physiologies urbaines.

Pourtant ce n’est pas encore ainsi que la Fabrique trouve la forme la plus haute de domination. L’architecture monumentale des palais industriels peut bien plonger dans l’ombre des quartiers de la ville, elle ne peut le faire que successivement, heure par heure, saison après saison, suivant les courses et les cycles variables du soleil. Ce n’est pas par la taille herculéenne de ses machines que le Capital impose sa domination sur la ville – les cycles naturels du jour et de la nuit, de la veille et du sommeil, du désir et de la peur, protègent encore les hommes – mais par cette épaisse et noire fumée qui couvre la cité.

Les rayons du soleil continuent bien sûr de percer ce ciel mat en répandant leur lumière dans les rues mais l’astre a perdu son éclat : maintenu hors de la cité, on peut maintenant le regarder de face sans être ébloui, il apparaît alors comme une pure figure géométrique, un disque dépouillé du halo lumineux qui manifestait la chaleur qu’il irradiait sur la terre. Recouverte par le Capital, la cité ne peut dès lors plus être radieuse mais soumise à son atmosphère. Atmosphère que Tocqueville évoque dans son tableau bien au-delà de la nocivité des substances qu’elle contient puisqu’il prend soin de noter la présence de cette fumée noire, de cette vapeur blanche avec lesquelles le Capital peint les couleurs de la ville : grisaille qui fait aussi bien l’anonymat des multitudes qui produisent que des individus qui meurent sans soutien ; gris des jours qui efface les temps de repos et de travail ; teintes sans éclats qui font que tant de villes industrielles se ressemblent bien qu’elles mélangent différemment les mêmes atmosphères.

Le Capital conquiert la ville en étalant dans le ciel les résidus produits par ses automates. La Machine devenue depuis la fin du XVIIIie siècle, la substance même de la richesse, la forme tangible du Capital, plus que ne pouvaient l’être l’Or et la Terre ; il n’y a donc rien d’étonnant à ce que son Maître veuille la faire protéger par le droit de la cité. Seulement les habitants de la ville vont payer le prix de cette décision. Débarrassé du soin de nourrir directement ses esclaves, le Maître alimente ses machines des bras, des yeux, des cerveaux et des doigts des habitants comme il le fait de l’eau, du bois, du feu et de l’air. Continuant de s’enrichir sur le dos de toutes les forces de la terre qu’il use jusqu’à l’épuisement, il rejette sur la ville et ses habitants, l’énergie qui lui est inutile, il leur rend le produit de leur travail sous une forme dont ils ne peuvent rien faire, l’inverse d’une plus-value en somme. Ce n’est plus la cité qui protège les citoyens et leurs biens, c’est le Capital qui plonge la cité, la ville et ses habitants dans le jour incomplet de son moteur.

Si pour faire pièce aux débats, le voyageur enseigne qu’il faut se reporter là où la chose a vu le jour, il ne sait pas forcément où commence, où finit sa quête. Dans quel espace au juste le paupérisme se laisse-t-il analyser, celui de la cité ou celui de la ville ? Ce que Tocqueville apprend comme d’autres à cette époque, c’est beaucoup plus que les inégalités qu’institue, dissimule ou reconduit la cité, ce sont les formes de ségrégation et d’agrégation que la ville opère sur elle-même, la matérialité d’une société qui n’a plus rien de civile.

De faire des textes de véritables tableaux est une manière de voir en lisant, de lire en regardant : plus loin que les mots qui sont trop proches, plus près qu’au-delà de l’horizon où les choses nous restent inaccessibles. Ni le Réel, ni la Lettre ne doivent avoir le dernier mot dans cette lecture. Cela n’autorise pas toute licence. Pourtant, n’ai-je pas largement dépassé la mesure de ce texte ? Ne lui ai-je pas surimposé un autre texte, le mien ? Sans doute quelque fois je déborde du cadre, je dispose près du texte initial d’autres textes mais sans chercher à le compléter ou l’élargir, cette confrontation silencieuse laisse toujours les textes extérieurs les uns des autres ; elle fait ressortir ce qui serait trop ténu pour des yeux étrangers, elle met du relief là où on passerait sans se rendre compte de rien, elle fait entendre ces signes qui ne parlent pas puisqu’ils n’arrêtent pas de montrer, elle ouvre et dessine des angles dans la profondeur autour de laquelle le texte se structure et qu’il ne dit pas, bref je compare des textes mais pour montrer à quel point celui que j’ai dans les mains est complètement dépareillé. C’est pourquoi la confirmation du texte de Tocqueville par d’autres sources a peu d’intérêt pour nous, seul importe d’authentifier le texte lui-même, de vérifier qu’il y a bien eu voyage et qu’un fragment comme celui-là en est issu. Or, c’est justement en cherchant à faire cela que nous avons découvert que le texte que nous venons de décrire, ce texte que nous avions extrait d’une belle étude sur le paupérisme, que nous gardions précieusement comme une pièce originale, n’est pas la seule version existante. Une autre vue de la Manchester du 5 juillet 1835 existe :

« Cependant levez la tête, et tout autour de ce lieu vous verrez s’élever les immenses palais de l’industrie. Vous entendrez le bruit des fourneaux, les sifflements de la vapeur…
Ici est l’esclave, là est le maître ; là les richesses de quelques-uns, ici la misère du plus grand nombre ; là les forces organisées d’une multitude produisent au profit d’un seul, ce que la société n’avait pas encore su donner. Ici la faiblesse individuelle se montre plus débile et plus dépourvue encore qu’au milieu des déserts.
Une épaisse et noire fumée couvre la cité. Le soleil paraît au travers comme un disque sans rayons. C’est au milieu de ce jour incomplet que s’agitent sans cesse trois cent mille créatures humaines. Mille bruits s’élèvent incessamment au milieu de ce labyrinthe humide et obscur. Ce ne sont point les bruits ordinaires qui sortent des murs des grandes villes.[2]»

Cette version, légèrement différente et pourtant écrite du même point de vue, dresse un point d’interrogation sur notre texte initial : est-ce une mauvaise copie, un subtil montage ou une différence dans le recueil des textes qui composent ces deux éditions des œuvres complètes de Tocqueville ?


Notes

1. Alexis de Tocqueville, « Voyages en Angleterre et en Irlande », in Œuvres complètes, vol. V, p. 81, cité in Jean-Pierre Navailles, La famille ouvrière dans l’Angleterre victorienne, Le Creusot, Montceau-Les-Mines, Champ Vallon, coll. Milieux, 1983, p. 14-15. Retour au texte

2. Alexis de Tocqueville, Mélanges : fragments historiques et notes sur l’Ancien Régime, la Révolution et l’Empire ; voyages ; pensées ; entièrement inédits, in Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, 1865, t. VIII, p. 367-368. Retour au texte

 

 

 

Percée dans le sublime I

Faut y aller. Continuer. Se remettre en marche. Avancer. Sans savoir. Toujours accompagné d’une foule de questions. Qu’ont pourtant été posées par-ci, par-là, autour, au bord. Sans réponses. Des répliques seulement. Faut partir. Foutre le camp. Sur des chemins, le long des routes, dans les bois. On parle d’un endroit soulevé de terre. Des nuages qui en lèchent la roche flanquée de neige. D’une ligne qui serpente jusqu’au sommet. Là-haut d’un autre pays. Faut y aller. Peut-être là qu’on trouvera un bout de réponse, un peu de lumière. Il faut chercher, encore chercher. Avant que les yeux ne se fatiguent et ne se ferment, avant que les jambes n’avancent plus. Faut continuer. Allez.

L’obstacle

Les montagnes, en Europe, dès le XVIIe siècle et de manière plus intense sans doute à la charnière du XVIIIe et XIXe, devinrent le lieu d’une expérience inédite. Après n’avoir longtemps suscité que révérence, dédain ou horreur, elles se mirent à prendre des dimensions si différentes qu’une grandeur singulière vint s’y manifester : le Sublime. Dans cette région montagneuse qu’on appelle encore les Alpes (1), venait de se produire un événement d’une ampleur et d’une portée phénoménale : les éléments apparemment les plus naturels, les plus immuables, de notre monde – sommets, pentes, cols, massifs, ravins, glaces, etc. – s’étaient montrés capables de présenter des aspects tellement nouveaux entre eux, mais aussi vis-à-vis d’eux-mêmes, que leur identité, leur construction, leur disposition réciproque, s’en trouva irréversiblement altérée. La terre fut secouée. Les collines, les vallées, les chemins autour, agités. Et pourtant, en grande partie, rien ne bougea. Une évidence nouvelle venait seulement de se former : voilà que dans un petit coin du monde on se prenait à douter d’être toujours en face des mêmes montagnes, voilà que s’élevait autour et devant les villageois et les aristocrates, les bergers et les poètes, les ermites et les voyageurs, un relief auparavant invisible. La nouvelle n’allait pas tarder à se répandre. Bientôt, toutes sortes de visiteurs, peintres, poètes et naturalistes, se feraient alpinistes, randonneurs ou promeneurs. D’un tel phénomène, il fallait désormais prendre la mesure.

Un événement de ce genre, l’avénement du sublime dans les zones de montagnes ou la mise en lumière d’une nouvelle figure de la Terre, soulève de nombreuses questions. Et il est essentiel de comprendre, avant de pouvoir les poser, qu’il ne modifie pas seulement la façon dont les hommes se représentent leur planète mais qu’il altère aussi et surtout jusqu’à leur paysage habituel. C’est l’agencement historique à partir duquel les différents aspects de la montagne se composent et se recomposent entre eux qui en est affecté : lesquels se sont mis doucement ou brusquement à se révéler ou à se voiler, se ternir ou s’illuminer, se décaler ou se tourner ailleurs ? Il faudrait mener une longue enquête (2) peut-être infructueuse pour déterminer avec précision de quelle façon le système complexe des phénomènes de montagne a pu se modifier pour laisser place au Sublime. Il faudrait savoir quels étaient les aspects sous lesquelles les montagnes se présentaient jusque-là, et aussi bien aux plaines, aux cieux, aux hommes qu’aux autres animaux, pour définir quelles transformations a introduit l’apparition de cette valeur. On pourrait alors mesurer l’ampleur du bouleversement opéré. Le saisir éventuellement bien au-delà de sa dimension esthétique. Nous pourrions ainsi demander : en quel sens le Sublime s’est-il avancé ? Les montagnes sont-elles majoritairement demeurées ce décor que l’affairement quotidien des hommes oublie derrière soi, ne tournant leur face sublime qu’au moment de visites occasionnelles ou de contemplations fugitives ? Au contraire, ont-elles progressivement vu s’effacer le visage qui était anciennement le leur : lieux d’isolement, de pâture, d’effondrement, etc., et cela au profit du spectacle de leur terrifiante beauté ? Quelles faces d’elles-mêmes sont venues au premier plan tandis que d’autres, à l’horizon, reculaient ? Lesquelles ont subitement rayonné de gloire en jetant les autres dans l’ombre ? Quelle hiérarchie s’est mise en place entre elles ? Ont-elles même cessé de se regarder de travers ? Bref, dans quelle mesure le dispositif qui assemblait et ajustait les différents aspects de la montagne – ce que nous pourrions appeler son orophanie pour la distinguer de l’orographie qui en donne la description et non l’agencement – a-t-il été contesté avec l’arrivée du sublime ? Voilà toutes les questions qui viendraient au départ de l’enquête sans même savoir si elles pourraient espérer une réponse.

On s’étonnera peut-être de voir mises en place des interrogations pareilles. Viser la montagne et non les hommes qui l’affrontent. Comme si tout cela n’était pas l’affaire des seules vicissitudes de la subjectivité humaine !! Mais un paysage est toujours plus riche, plus large, plus profond que les hommes qui le regardent. Que la montagne s’éclaire, s’allume et s’éteigne, d’une nouvelle façon – donnant lieu par la même occasion à de nouvelles perceptions – n’a pas pour autant supprimé les anciennes. Évitons de croire que cette dimension du sublime se serait substituée soudainement à toutes les autres ou bien alors qu’elle n’aurait été qu’un épiphénomène, une appréhension superficielle du monde réservée à quelques esthètes. La dernière manifestation en date d’un phénomène, celle qui vient en plus et plus tard, n’est, de droit (c’est-à-dire du simple fait de la chronologie) ni la plus importante, ni, inversement, la plus dénuée de sens. Le seul fait de la nouveauté, le fait que les montagnes témoignent de cette grandeur qui jusque-là mesurait les paroles, les tempêtes ou les monuments humains, n’implique pas nécessairement que le Sublime devienne, aux yeux de tous, la plus éclatante et la plus évidente de ses dimensions.

Peut-être est-il évident a posteriori que les plus hauts sommets du monde, comme le massif du Mont-Blanc ou l’Himalaya, figurent le sublime. Comme si les montagnes avaient toujours manifesté une éclatante grandeur. Il aura fallu tout de même attendre (entre autres) les efforts d’un naturaliste genevois, Ferdinand de Saussure, qui fit l’ascension du mont Blanc (en 1787 précisément), pour que cela advienne dans le plein jour du temps. D’autres avant lui avaient bien éprouvé la vue des montagnes comme un spectacle sublime mais ces incidents sont restés, pour la plupart, anonymes ou anecdotiques. De quelle façon s’est produit cet événement ? D’où a-t-il surgi ? Est-ce que le sublime, que l’on pourrait croire appartenir aux régions de l’air, du ciel et du divin, est descendu sur Terre ? Et dans ce cas, qu’est-ce qui a pu le condenser, l’alourdir, l’incliner vers la terre ? Peut-on dire, au contraire, que les montagnes se sont élevées plus haut encore dans le ciel, repoussant davantage au loin les extrémités de la Terre pour les hommes ? Autour de ces types de grandeurs si particulières que sont les sommets, maxima et autres extrêmes, s’est fait entendre sur Terre une nouvelle énigme du monde.

Nouvelle pour l’époque, sûrement, mais pas neuve, ni inédite. Car le problème des grandeurs excessives (3) fait partie des origines légendaires du savoir rigoureux porté et transmis par l’Occident. Il est, en effet, sous une forme aussi bien théorique que pratique, posé à l’origine de la géométrie : comment mesurer la taille, le volume, la longueur d’un objet, d’un monument ou d’un être, si ses dimensions dépassent celles qui définissent la stature humaine ? Quelle échelle faut-il prendre pour mesurer une grandeur se situant à une autre échelle que la sienne ? Avec quelle règle mesurer une chose qu’aucun instrument ne peut égaler ? C’est le défi des pyramides d’Égypte que Thalès résoudra grâce à l’ombre portée du Soleil sur la terre, astre dessinateur dupliquant les formes en réduction et conservant, d’un niveau à l’autre, les rapports de proportion. Cette démesure, c’est aussi, bien sûr, le désir de gigantomachie des hommes dont les mythes antiques racontent les péripéties : Atlas qui soutient la terre, Hypérion qui paraît dans le soleil à son zénith, et tous les dieux à figure d’homme qui ont sculpté la terre de leurs mains. Au reste, bien des légendes à travers le monde attribuent le séjour de ces « surhommes » dans les hauteurs terrestres. Les dieux grecs ne vivaient-ils pas sur le mont Olympe ? En quoi sans doute la géométrie, en ramenant le grand dans le petit, en faisant paraître la pyramide au pied du gnomon que Thalès plantait dans la terre, pouvait être une technique efficace pour ramener les dieux sur terre, c’est-à-dire, à la lettre, ne plus vivre dans leur ombre.

Mais ce n’est ni dans les parages des sciences, ni au cœur des mythes, que le problème du sublime a fait surface. Quand le Traité du Sublime, écrit probablement entre les Ie et IIIe siècles par le Pseudo Longin, fut redécouvert à la Renaissance puis mis au centre des débats un siècle plus tard, on sut à nouveau que le sublime avait été, pour les grecs et les romains, une affaire de rhétorique : comment déterminer le grand style ? Vient-il du sujet dont il traite ? Doit-on parler de grandes choses pour qu’aussi facilement, le discours s’élève à son tour ? Ne vaut-il pas mieux définir la grandeur d’un style par sa manière, de crainte de gâcher par un verbe timoré ce qui appelle munificence et majesté ? Ou bien, tout cela connu, même avec à-propos : le choix des matières, la forme des discours ; n’est-ce pas la pratique, l’exercice réel qui décidera en fin de compte du grand style ? N’est-ce pas l’effet visible et repérable chez les auditeurs, les partenaires ou adversaires, qui définit le sublime comme style ? Ce que l’on cherchait ainsi, c’était la grandeur du discours, où devait elle se trouver, à quelle occasion devait-on en user, pour qu’elle produise au mieux ses effets.

Or, au XVIIIe siècle, un problème autour du sublime est à nouveau posé, un problème d’ordre esthétique cette fois. Sans être le premier à le faire − loin de là − Burke publie, en effet, sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau en 1757 (en anglais on parle de philosophical inquiry, d’enquête philosophique), les essais et les œuvres sur le sujet ne cesseront de se multiplier à partir de là. Commence alors une longue discussion sur les rapports entre beau et sublime, afin de savoir si l’un et l’autre sont deux domaines distincts de l’expérience, si le second passe le premier en valeur et intensité ou si le second n’est qu’une espèce dérivée de l’autre ou l’un de ses constituants. Or, plutôt que d’exposer les différentes théories qui en ont été proposées − ce qui est simple, en un sens, vu les nombreuses études qui ont été consacrées à Burke, Diderot, Kant, Schiller et Hegel, ce qui est exorbitant en même temps vu la complexité des concepts en jeu −, je voudrais essayer de comprendre quel est le problème historique qui se pose − auquel l’esthétique ne fait que répondre en ses termes − quand à l’existence et la perception de cette singulière grandeur : qu’est-ce qui ne va pas, qu’est-ce qui préoccupe autant, et qui autorise tant de débats, tant de tentatives de définitions, quand devant une montagne, l’on s’exclame : c’est sublime !?

Passages

Le domaine du sublime est difficile à cerner tant on lui a donné de d’emplacements : valeurs d’ordre moral telles que solennité ou majesté ; valeurs d’ordre sensible, à la fois affective et perceptive, comme celles du caractère terrible ou voluptueux que peuvent revêtir les choses dont il s’empare ; valeurs enfin d’ordre intellectuel, si on peut dire les choses ainsi, se profilant sous les auspices de l’infini, de l’inimaginable et même de l’irreprésentable. Dans ce désordre de sens que les traités synthétiques, les présentations sommaires, renforcent plus qu’ils ne le réduisent − dans un souci pourtant légitime de définition −, on s’attache essentiellement à déterminer sur quelle dimension mesurer la grandeur sublime (sur quelle échelle de valeurs) et à quel échelon la situer (à quelle degré de l’échelle, ou valeur de la valeur, elle apparaît). Voilà pourquoi il ne sera pas question ici d’ajouter à cet encombrement une définition supplémentaire. Outre qu’il serait bien présomptueux, n’en sachant que peu, de vouloir définir quoi que ce soit, c’est-à-dire enclore l’objet en question dans quelque concept aux contours bien délimités (bien distincts de ceux qui l’entourent immédiatement, et notamment, bien sûr, celui de beauté) ; outre donc cette erreur qui nous jetterait dans la cacophonie et les disputes qui ont cours quant à la signification du sublime, ne m’importe, en quelque sorte, que de manifester, et peut-être même pas d’éclaircir, le problème qu’il nous pose. Loin de nous, par conséquent, la volonté de relancer le débat à l’aide de considérations tirées de quelques exemples alpestres. C’est du dehors que le sublime a croisé notre route. Si bien que le phénomène esthétique de la montagne est aussi pour nous, de plein droit, un phénomène aussi bien géographique que cosmologique. Dimension nouvelle dans laquelle on passe où on tombe. Il n’y a que cette affirmation double et sans fondement qui nous tienne, nous questionne et nous servira de point de vue. Il y a des choses comme cela, étonnantes, des phénomènes dont on ne sait trop le statut dans le monde et qui vous posent problème, c’est-à-dire colère, inquiétude, fascination, plaisir. Définir, ici, ce sera donc au mieux cerner le problème, repérer où il se pose et tourner autour.

Et tourner en rond s’il le faut. 

Et encore faudra-t-il savoir ne pas se reposer, nous de nôtre côté, sur l’évidence naïve de la montagne car le sublime s’est dressé plusieurs fois au cœur de la culture occidentale et s’est déplacé en maints endroits. Quel est l’endroit qui nous concerne, nous, aujourd’hui ? Dans quelle brèche sommes-nous jetés, ensemble, qui est celle-là même d’où le sublime perce aujourd’hui et par laquelle il s’enfonce peut-être encore loin dans l’épaisseur de notre culture ? Comment quelqu’un, l’anonyme que je suis, même désigné d’un nom qui le distingue des autres, a-t-il pu tombé dans ce trou ? Et comment peut-il en sortir, que lui faut-il pour que le sublime ne lui pose plus problème ? Qu’il passe à autre chose.

Problème de salut, on le voit, de santé peut-être, et pourtant pas question de supprimer le problème, de faire taire les questions, nous n’y parviendrions pas. Seulement savoir où il s’est posé, même s’il s’est déjà déplacé, savoir où nous en sommes pour un peu avancer. Cerner, discerner et non plus creuser.

L’impasse la plus courante, ou plutôt le raccourci emprunté trop souvent par les présentations synthétiques − comme si parler peu et simplement exigeait de supprimer toute profondeur et difficulté dans son propos −, oppose deux échelles : l’état du sujet qui exprime le sublime (intensité des sentiments) et la qualité des objets sur lesquels on l’appréhende (hiérarchie des sensations). Or, le désordre des observations dans lequel apparaît le sublime, avant comme après que l’on ait tenté de le définir, ne peut être surmonté par cette opposition entre un sujet et un objet. Le problème ne peut être posé de cette manière, c’est-à-dire, dès son introduction, sous la forme d’un choix binaire de localisation : où donc situer le phénomène du sublime ? Dans le sujet ou dans l’objet ? Tout ceci ne mène pas très loin. Ou sur des territoires trop connus, trop usés, stériles.

Il faut prendre le sublime comme un fait − c’est-à-dire un événement assez bruyant pour se faire connaître, assez imposant pour soutenir sa cause − autonome. Il faut supposer le sublime dans son propre espace-temps, ce qui n’exclut pas, mais appelle au contraire qu’il chevauche, enveloppe ou se soumet d’autres domaines de l’expérience. On peut affirmer de manière formelle, voulant dire par là l’assurance que nous avons de la nécessité d’avancer quelque chose − sans que la vérité de ce que nous dirons ne soit garantie en aucune façon −, mais voulant dire aussi l’aspect superficiel, le caractère formaliste, de ce qui sera dit : on peut affirmer donc − ces précautions prises − que pour les penseurs et artistes qui ont pu et su ordonner le domaine du sublime (sans bien sûr qu’aucun n’ait pu le recouvrir en sa totalité), il a été reconnu comme une épreuve de grandeur, c’est-à-dire une épreuve qui détermine non seulement l’accès à la grandeur (laissons résonner tout ce que ce terme évoque hors de sa stricte mathématique) mais les relations, et éventuellement la hiérarchie, qui s’établissent entre les êtres ou les choses reconnus ainsi. On est loin, il me semble, d’une relation qui mettrait aux prises un sujet et un objet, même comprise à l’écart de toute opposition simple, hors de ce schéma dans lequel on enferme le problème où chaque terme vient sans fin repousser l’autre pour s’arroger tout le terrain possible des réponses. Il faut donc préciser et prévenir que le sublime ici ne sera ni une qualité analytiquement attachée aux choses, ni une représentation subjective.

Plutôt que d’essayer de faire le compte et le survol des différentes manières de présenter les modalités de ce rapport, à chaque fois singulier chez ceux qui ont pu le penser et l’éprouver à fond − ce qui ne nous éclairerait en rien : à quoi bon savoir que Hegel offre uniquement le sublime à l’Esprit s’il faut dire aussitôt qu’il en dit autre chose et que c’est plus compliqué que cela… et puis surtout, à quoi bon entendre ce qu’il a à dire sur le sujet si nous ne sommes pas capables de savoir à quoi ce qu’il dit peut bien répondre. Nous préférons partir de textes mineurs, cheminer dans les marges de cette pensée où le sublime se réalise plus qu’il ne se réfléchit ; passer de textes en textes comme on passerait d’îles en îles, tenter comme on peut, à chaque fois, de repartir et d’atteindre la suivante − s’il y en a une qui pointe à l’horizon − et puis rester là, prisonnier sur la dernière, faisant les cent pas sur la plage et attendant le trépas. Là a toujours été le problème, pour nous, de toute façon : se noyer dans l’océan des pensées. À moins d’un secours. Mais dans les meilleurs drames ne viennent-ils pas toujours trop tard ?

La grande vague approche. Le sublime n’est pas loin.

L’épreuve

Le sublime peut s’éprouver dans la rare violence d’une contemplation solitaire comme chez le docteur Frankenstein du roman de Mary Shelley (Frankenstein, 1818) : « Je me rappelle l’impression qu’avait produite en moi le spectacle du terrible glacier toujours mouvant, lorsque je l’aperçus pour la première fois. Il m’avait alors rempli de cette sublime extase qui donne à l’âme des ailes, et lui permet de prendre son essor du fond de ce monde obscur vers la lumière et la joie. Les aspects terribles et majestueux de la nature ont, en effet, toujours enveloppé mon âme d’une impression solennelle entraînant l’oubli des soucis éphémères. » Devant des textes comme ceux-là, courts et poétiques, mais qu’il faut prendre tout de même comme de véritables comptes-rendus d’expériences, il est important de faire jaillir le moindre aspect capable de donner du relief au sublime :

1 – Le sublime est d’abord et avant tout un spectacle. Et plus précisément encore, un spectacle de et dans la nature. Dire cela, cela suffit-il, pourtant, à le distinguer d’autres spectacles ? Un tableau représentant un paysage que l’on viendrait de réceptionner et que l’on dévoilerait pour la première fois au milieu de son jardin, trop impatient pour attendre d’être à l’intérieur, et surtout désirant secrètement le voir dans la lumière claire et légèrement brumeuse du jour, ne serait-ce pas, là aussi, dans ce cas, un spectacle sublime ? Il y manquerait justement ceci, qui le rapproche en un sens de la scène théâtrale, que le spectacle sublime est inamovible. Il se tient en un lieu déterminé duquel il faut s’approcher pour pouvoir en connaître les effets. On dira peut-être qu’une tempête (un autre des phénomènes du sublime) peut se produire n’importe où, que ne manquent pas les régions du globe où des chaînes de montagne s’élèvent et suscitent l’admiration des hommes. Certes. Mais la position du spectacle sublime ne se calcule pas sur une carte de géographie : même quand on sait que, dans la zone où on se trouve, un orage se prépare, il n’est pas sûr du tout que ce qui va se passer soit spectaculaire, et surtout il est totalement indifférent de savoir où il va se produire exactement tant qu’on est pas assez près de l’endroit où il pourrait se produire pour le voir. Même quand on sait, comme le docteur Frankenstein, que ce glacier vous impressionne, même en passant en ce lieu que je reconnais, le site du sublime peut s’être refermé : s’il pleut, si l’été voit sa glace et ses formes inquiétantes devenir grotesques, si la lumière est différente de celle que j’avais connue la première fois, alors, le lieu-dit, que je sais nommer et repérer, ne montre rien. Aussi, alors que le spectacle sublime est forcément situé dans l’espace qui enveloppe les hommes, qu’il est donc toujours ici, quelque part, on ne peut déduire des coordonnées spatiales où il s’est réalisé une fois, ou même de manière habituelle, qu’il s’y situera toujours. Il faut donc apprendre à différencier le point ou l’aire géographique d’où le spectacle est visible (le lieu qui en quelque sorte s’y prête et se trouve rendu à chaque fois) et le site dans lequel il s’ouvre (et qu’il a aussi ouvert). Pas tellement pour les opposer d’ailleurs que pour mieux définir leurs rapports qui ne laissent pas d’être complexes : on pourrait dire, en première approche, que le lieu-dit (l’espace familier des habitants, des visiteurs réguliers, qui possède déjà une individualité dans le paysage et le territoire) se prête, en quelque sorte, au site sublime − il faudrait savoir si, le spectacle terminé, un espace se trouve ainsi rendu à lui-même ou si, une fois devenu sublime, même quand la « magie » n’opère plus, il peut apparaître autrement que sous la forme d’un « rideau tombé » ; de son côté, le site sublime ne contracte pourtant aucune obligation envers le paysage et la topographie qu’il investit, il emprunte certaines dimensions et caractéristiques de l’endroit sans aucun retour − il ne suffit pas qu’une montagne soit gigantesque pour qu’elle soit sublimée. Disons que si un site sublime est forcément grandiose (par définition), cette grandeur n’est pas nécessairement donnée, tel quelle, à l’endroit où le spectacle a lieu. Elle en est un résultat, un effet. Le site sublime n’appartient donc pas à une montagne, à un glacier, etc., de la même manière que sa position géographique ou sa composition géologique. S’il appartient à la nature, c’est une nature jouant avec elle-même, avec ses éléments : le Ciel dissimulant la Terre, la Terre bouchant tout l’horizon. Une nature non pas immuable mais aux apparences, aux formes, mouvantes. Enfin, comme le phénomène auquel il assiste, le spectateur doit se trouver lui aussi dans la nature. Ce sera sans doute tout le problème des tableaux de paysages sublimes que d’ouvrir et de susciter dans et hors de leur cadre une place à celui qui regarde de façon à pouvoir l’extraire de sa position artificielle de visiteur de musée ou de flâneur de salon (4).

2 – Le sublime implique également, on l’a vu, une certaine expérience du temps. C’est d’abord une éventualité, répondant à ce que nous avons indiqué des rapports entre un site et un lieu-dit : si le sublime est forcément situé dans l’espace, si l’événement a forcément lieu dans la nature pour être visible, la situation ou la configuration de tel glacier, de telle montagne, n’implique pas nécessairement qu’il se produise. Son incidence dans le temps n’est jamais garantie, à peine promise. Il faut parfois attendre, patienter. Et même réitérer son voyage. C’est donc aussi une durée, un phénomène qui se répète, selon des rapports entre mémoire et oubli que l’expérience de Frankenstein esquisse à peine. D’un côté, en effet, le sublime fait partie de ces impressions qui ne s’oublient pas, puisque, dès la première rencontre, l’effet se fait sentir au point de pouvoir être rappelé indéfiniment. Ineffaçable souvenir qui, sans doute, change à jamais la vision du lieu. De l’autre, il provoque à chaque nouvelle épreuve un oubli des choses éphémères. On dirait que le spectateur, dès le premier choc, pénètre un temps qui rompt avec son cours ordinaire (une solennité) sans pourtant l’abolir : le sublime se donnant alors comme une éternité fulgurante. C’est probablement cet aspect transitoire que l’on cherche à qualifier en faisant du sublime un sentiment, comme si, alors même qu’une montagne se donne comme immémoriale, nous ne pouvions en avoir qu’une appréhension fugace. Mais déjà, nous sentons que les perceptions du temps ne seront sûrement pas les mêmes face à une tempête violente mais brève et un glacier que l’on croirait immobile et pourtant, comme cela est dit dans le texte, « toujours mouvant ». La leçon à retenir, il me semble, de l’expérience de Frankenstein, de ce corps à la fois rempli de sublime et enveloppé en lui (comme s’il était, dans un premier temps, totalement ouvert à lui, et bientôt, dans un second, quasiment enfermé dans son ouverture), c’est que le sublime est un événement avant d’être un sentiment, un événement qui affecte le spectateur d’une éternité dont il est le receveur chanceux et le passager transitoire. Manière de dire que comprendre cette éternité de manière psychologique, comme l’effet d’une impression ou d’une représentation, reviendrait à ôter à ce spectacle occasionnel, voire exceptionnel, toute sa réalité d’épreuve non mécanique.

3 – Le sublime est donc forcément visible dans la nature selon une localisation, qui si elle n’est pas indéterminée, n’est pas non plus assez définie pour être prévisible. À une certaine distance, à un certain moment, non seulement le sublime n’est plus visible mais cela n’aurait même plus de sens d’en parler, autrement que sous la forme dégradée du souvenir. Entre l’ici du spectacle et le là du spectateur, il y a donc également des relations complexes à déchiffrer. Il est clair que le spectateur doit être présent pour que le « panorama » se déploie, le sublime ne se présente pas comme un phénomène naturel, bien qu’il puisse être en tout point similaire à ceux devant lesquels on est transi d’effroi, qui se produisent même quand on ne les observe pas. Le sublime n’est pas visible en lui-même mais implique la présence d’un « témoin ». Peut-on dire alors que le sublime se réalise par la présence du spectateur ? Mais comment ? On pourrait alléguer que notre bon docteur projette sur les glaciers du Mont-Blanc une image sublime tirée de lui-même : affirmer par conséquent, comme les physiciens classiques le disaient des couleurs, que le glacier ne peut être en aucun cas terrible ou majestueux puisque c’est une qualité seconde qui n’appartient pas aux choses en tant que telles. Il faudrait donc que Frankenstein soit terrorisé en quelque manière (et comment ne le serait-il pas devant les tragédies qu’il a engendrées ?) pour que le glacier, ensuite, lui fasse peur à ce point. Mais pourquoi aller chercher en lui, dans son histoire, l’origine de sa terreur, n’est-ce pas tout simplement les dimensions du glacier ou les forces qui, visiblement, s’y déploient qui la provoquent ? Et même, nouant ensemble les deux possibilités, ne pourrait-on pas voir le sublime comme l’avènement soudain, au détour d’un chemin, d’une frayeur qui, une fois survenue, dévoilerait qu’elle était déjà là ? Ne serait-il pas l’élection de certains lieux permettant de vivre l’angoisse en tant que telle ? Peut-être. Seulement, ce n’est pas exactement ce que Frankenstein dit. Car si le glacier lui paraît terrifiant, il n’est pas pourtant terrifié. C’est tout autre chose qui lui advient. Il apparaît que son âme, qui est ici le nom de cet état du corps ressenti comme transfiguré − avec ses ailes cette âme ne peut être confondu avec un esprit −, sort d’elle-même pour aller dans la lumière et la joie. On pourrait dire que le sujet projette moins sur le glacier ses états d’âme, déterminés par avance et quels qu’ils soient, qu’il ne se jette dans (et non pas sur) le spectacle. Extase de soi et non extériorisation des sentiments. Encore faudrait-il montrer en quoi cette lumière appartient au spectacle même du sublime, ce que cette expérience-ci ne nous livre pas. Nous pouvons dire néanmoins que le phénomène sublime paraît dans un lieu précis de la nature et semble se déployer plus loin encore que le sujet qui l’éprouve vers un étrange lieu de bonheur. Le sublime traverserait ou transpercerait celui qui le perçoit d’un double mouvement : à la fois sortie et élévation de soi. La vue grandiose du glacier vient soutenir et amplifier un mouvement d’ascension dans le corps du sujet. Nous disons « amplifier » plus que « provoquer » puisque le texte dit bien que l’âme, enfin le corps ailé, est déjà affecté d’un mouvement d’expansion vers le haut. Seulement, le spectacle du glacier lui permet de prendre son essor, de se déployer de l’obscurité vers la lumière. Se vérifie de la sorte, l’insuffisance de la notion de sentiment pour qualifier le mouvement, l’émotion qui s’empare du corps, son caractère sublime, mais également le statut de passager que nous évoquions précédemment à l’endroit du spectateur. Ce passage, qui dit ici, en quelques mots, le corps même de l’épreuve sublime, s’effectue sur trois échelles de grandeur à la fois : de l’obscurité à la lumière, c’est bien sûr le chemin qui mène l’œil du bas vers le haut dans la contemplation des sommets, l’estimation de ce à quoi on fait face ; c’est aussi, pourrait-on dire, le chemin de l’âme à travers la profondeur du corps : l’âme, c’est-à-dire la noblesse du corps, sortant progressivement du monde opaque de la matière pour manifester son existence en plein jour − même si elle a toujours besoin d’organes non humains (ici des ailes) pour y parvenir ; ce passage, c’est enfin le gradient propre de la perception qui, à son intensité la plus haute, fait accéder les choses à la pleine clarté.
Face au glacier, le docteur se voit transporté vers de multiples et convergentes hauteurs. L’âme ailée n’est pas une métaphore pour dire le sentiment d’élévation, elle dit à la lettre la transfiguration du corps de celui qui prend part au spectacle sublime. Il est d’autant plus inutile de comprendre ce phénomène à partir d’une psychologie générale des sentiments qu’il induit lui-même la manifestation d’une âme dans le corps. Il paraît probable, dans cette perspective, que la sortie hors des limites étroites du corps soit liée à l’oubli des soucis éphémères, que gigantisme et éternité aillent de pair.

4 – Enfin, on aura remarqué la parenté du sublime avec l’expérience religieuse dans ses dimensions d’élévation, d’extase et de solennité. Le sublime, mis par Mary Shelley dans la bouche du docteur Frankenstein, s’annonce, en un certain sens, comme un nouveau type de culte. C’est là, sans doute, une de ses valeurs polémiques : convoquant, jusque dans son vocabulaire, les expressions généralement utilisées pour parler de son rapport au dieu, cette expérience peut tout autant replonger le divin dans la nature et dessiner ainsi un nouveau panthéisme − et il faudrait peut-être voir (ce n’est qu’une hypothèse) si le transcendantalisme américain (5) ne relève pas justement de cela −, déplaçant le culte de la grandeur, le souci d’élévation morale sur le spectacle de la nature : ou, à l’inverse, ouvrir la possibilité d’extases, d’illuminations débarrassées de Dieu, c’est-à-dire ouvertes à la démesure de ce qui se tient près de l’homme, mais débarrassée de toute mystérieuse et impénétrable transcendance. N’était-ce pas le statut du génie pour un Nietzsche encore très proche de Wagner : « Nous croyons élargir nos dimensions en accueillant un grand génie. Au vrai nous rétrécissons celles du génie pour le faire pénétrer en nous » (6)? N’était-ce pas le cas aussi, aux XVIIe et XVIIIe siècles, quand les physiciens cherchaient à déterminer et comprendre l’infini de l’espace et du temps à partir de l’infinité de Dieu, omniscient, omnipotent et infini dans sa sagesse ? Le sublime au XIXe siècle pouvait être une manière d’arracher le divin à la science et à la religion, une voie pour affirmer l’existence de choses divines en ce monde sans qu’elles soient pour autant créées par un Dieu. Le divin n’est-il pas seulement le sommet de ce qui peut-être atteint par les hommes ?
Il y a dans l’expérience du sublime, ou plutôt dans la fascination des montagnes, un sens qui nous permettrait d’éclairer certaines affirmations de Nietzsche concernant la mort de Dieu. De même, des éléments pour éclairer la nouvelle stature du sacré dans notre culture, travail entamé, on le sait, par l’œuvre de Bataille. Les parcs naturels, les zones protégées, et donc aussi les paysages de montagne, forment autant de terres sacrées et sacralisées à nouveaux frais sur le globe : l’homme s’interdit certains territoires qu’il cherche à protéger de lui-même, jusqu’à devoir manifester en ces lieux un effacement complet (ou une dissimulation parfaite) de sa présence, et même de son existence. Il faut savoir que la quête du sublime dans la nature, la recherche de cette émotion, a non seulement conduit au développement de l’alpinisme en Europe, mais également, du moins en France, conduit à la promulgation de lois sur la protection des sites et des monuments naturels (loi de 1906). Les sites de haute montagne ont été « envahies » et protégés, pour partie, par la foudre du sublime.
Et s’il y a des implications religieuses dans l’esthétique du sublime, il y en a aussi, comme nous l’avions déjà suggéré, qui ont un caractère directement politique : les unes et les autres, d’ailleurs, n’étant pas seulement liées de manière étroite mais formant, sans doute, un seul et même ensemble de conditions. Le territoire (c’est-à-dire une étendue d’espace arpentée, mesurée, quadrillée, segmentée) qui est aujourd’hui encore l’espace politique par excellence, puisqu’il est cela même sur lequel se fonde l’État (la cité, elle, se fonde et se situe sur une ville et un arrière pays, ce qui n’est pas tout à fait la même chose) devenait, avec ces nouvelles politiques du sacré, ces politiques de protection, de sauvegarde, le lieu de nouvelles richesses. Richesses déposées par l’histoire et la nature dont l’État aura aussi bien la garde que la charge de leur valorisation et de leur transmission : responsabilité qui s’exprime aujourd’hui − quelle que soit l’intensité ou la véracité de la volonté politique qui se cache derrière − dans l’inquiétude concernant le legs que nous allons laisser aux futures générations. S’est mis en place avec un accès élargi au sublime (sublime tiré de et obtenue dans la nature et l’homme), adossé à l’ouverture de parcs naturels, une économie patrimoniale du territoire différente de cette économie « capitalisatrice » de richesses qui dominait déjà et qui domine plus que jamais les États. Entre une économie qui veut exploiter les ressources naturelles d’une manière plus respectueuse, c’est-à-dire de manière à pouvoir prolonger indéfiniment leur exploitation en évitant de les épuiser (ce que l’on appelle aujourd’hui le développement durable), et une économie qui vise à sauvegarder un héritage menacé et le faire fructifier sans trop de risque, à la manière d’une rente, le spectre politique de l’écologie actuelle est bien contrasté. Ce sont deux types d’économie qui s’affrontent et il n’est pas sûr qu’elles peuvent s’ajuster en gardant chacune leur cohérence.

Halte

Ces quelques éléments suffiront déjà peut-être à montrer que le débat cherchant à savoir si le sublime est un état d’âme ou bien une qualité des choses, mêmes accordées par l’homme, est vain. Shelley le dit bien, le sublime se dit tout autant du spectacle grandiose, terrible et majestueux, de la nature que de l’extase de l’âme : devant de tels sommets de puissance, le corps éprouve des forces si nouvelles pour lui qu’il lui semble pousser des ailes. Les sommets auxquels atteint la nature, la grandeur qu’elle présente ici ou là se doublent donc d’un mouvement d’élévation dans le sujet. Il n’y pas seulement communication d’une intensité de l’objet sublime au spectateur, comme le décrit le docteur dans le vocabulaire empiriste de la cause et de l’effet, il y a formation d’une grandeur dans le sujet lui-même, que la violence de l’émotion rend sensible, mais n’explique pas. Une même intensité, un même mouvement circule et s’amplifie de l’objet au sujet, chacun déchus de leur position de principe, selon un circuit qui déborde aussi bien l’enchaînement successif des causes et des effets que les spécularités des projections psychologiques.

 

Notes

1.La sublimation des massifs montagneux ne s’est pas faite dans le monde au même rythme. Elle s’est déclarée aux confins de la Suisse et de la Savoie.  Retour au texte

2. On pourra se référer au dernier livre de Alain Corbin, Terra Incognita, pour avoir un aperçu rapide des transformations qui ont affecté la visibilité  en Europe des montagnes. Retour au texte

3. M’était venu cette question, dans ma curiosité sans limite et dans mon habitude de regarder ce qui ne me regarde pas, pourquoi appréhendons-nous mathématiquement les quantités par cette qualité de grandeur et non celle de petitesse ? Pourquoi notre langage nous présente les dimensions du monde sous l’égide spontanée de la grandeur et non de la petitesse ? Pourquoi sommes-nous, forcément pourrait-on dire, au pied du monde, de l’univers, et non dans l’étroitesse du réduit ? Pourquoi la géométrie qui a construit sa légende grecque par la mesure d’objets plus grands que l’homme – des pyramides – ne s’est pas réalisée aussi dans les tombeaux, les grottes, les puits, les trous dans le sol dans lesquels aucun homme ne pouvait rentrer ? Retour au texte

4. Il faudrait examiner − laissons cela à une prochaine fois − les deux tableaux de Caspar David Friedrich bien connus, Le voyageur au-dessus de la mer de nuages (1818) et Le moine au bord de la mer (1810) pour mieux saisir cette dimension. Retour au texte

5. Mouvement philosophique américain né au XIXe siècle, dont le foyer était Concord dans le Massachusetts, et dont les représentants les plus célèbres sont Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau. Voir un aperçu en lisant le texte L’éloge de la lisière de Daniel Poza-Lazaro. Retour au texte

6. Friedrich Nietzsche, Correspondance, II. Avril 1869-décembre 1874, Gallimard, pages 120 et 121. Retour au texte