Je ne sais encore si le Nouveau Monde est devenue, comme tant d’autres territoires occidentaux, une nouvelle terre de sauvagerie ou s’il fut brusquement peuplé de sauvages sur un sol qui ne l’était pas. Je ne sais, en quelque sorte, si les Sauvages ont cessé d’être ce qu’ils étaient en Europe, c’est-à-dire des hommes des bois, des hommes, réels ou imaginés peu importe, pour qui le lieu où l’on habite, où l’on séjourne, est indissociable de la façon dont on se présente. En Europe, la forêt décidait à la fois de leur nom et de leur aspect. Mais aux Amériques ? De tels êtres pouvaient-ils encore surgir du fond des nouveaux paysages ? Et si les paysages européens s’étaient transportés aussi loin, la forêt américaine avait-elle trouvé une place dans les paysages importés ? Une place aussi importante que celle qu’elle avait en Europe ? Je me demande comment des sauvages ont pu apparaître dans le Nouveau Monde si le site qui les abritait d’ordinaire n’était plus en mesure de faire paysage ? Les Amériques ont-elles été ensauvagées comme en Europe ou les Sauvages ont trouvé dans un nouvel élément l’espace possible de leur manifestation ? Comment l’expérience de la sauvagerie s’est-elle adaptée à ce nouveau climat ?
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Utopies. II
Citation
Le coffre utopien
Si dans le texte précédent d’Utopies, nous avions schématiquement fixé les contours du système de localisation de l’île d’Utopia [1], nous n’en avions pas montré toutes les implications tant les différents niveaux de l’espace utopien sont enchevêtrés et demandent d’être éclaircis chacun pour leur compte [2].
D’ores et déjà, nous pouvons affirmer que :
– l’île est décrite selon une topographie et une toponymie qui la rend similaire à tout autre lieu terrestre. Or, ce type d’espace implique plusieurs choses : premièrement, ce qui a été maintes fois souligné par les spécialistes, Utopia, en étant résolument terrestre, en s’opposant au séjour céleste que d’autres cités, avant elles, avaient accepté, ne peut être identifiée, malgré certaines ressemblances, à un quelconque paradis. On ne peut conclure, pour autant, que l’œuvre de More constitue une laïcisation des utopies, que l’ici-bas perd tout caractère religieux, car les mouvements millénaristes qui se développent à la même époque, au XVIe siècle, annoncent la possibilité d’un bonheur terrestre, pour eux aussi, différent du Paradis. La nature terrestre de l’île n’exclut donc pas, de son propre fait, que son accès ou sa découverte soit régi par les mêmes règles que le salut des âmes. Deuxièmement, l’utopie terrestre n’est pas le signe d’une approche plus réaliste, plus humaine, du bonheur ou de la perfection, car les cosmogonies antiques, rétrospectivement tout aussi irréelles qu’Utopie, comprenaient, elles aussi, des cités exemplaires situées sur la terre même.
– l’île est localisable dans la mesure où sa topographie (la forme d’un croissant de lune) et sa situation, quoique très approximative (la zone tempérée de l’hémisphère sud, à l’ouest des côtes africaines), sont indiquées dans l’Utopie. Cette affirmation s’oppose à l’opinion largement partagée selon laquelle la nature terrestre d’Utopia rend certes son existence vraisemblable mais en la rendant introuvable, faute de coordonnées géographiques précises. Or les données topographiques et les illustrations du paysage de l’île correspondent aux indications des portulans, cartes longtemps utilisées par les navigateurs, sur lesquelles était reporté le tracé des côtes, découpant la limite sinueuse entre la mer et la terre. L’espace utopien peut donc se dédoubler et se reporter sur l’espace miniature que constitue une carte mais de celles dont la fabrication et l’usage restent très empiriques, loin de la rigueur des cartes les plus perfectionnées de l’époque.
– cette position flottante, approximative, de l’île au milieu d’une immense étendue, implique qu’elle soit repérable exclusivement par les navigateurs, les voyageurs. L’île peut être découverte selon deux voies opposées : d’un côté, par le biais du hasard et de l’aventure, de l’autre par l’enquête et l’exploration systématique. Encore, les deux voies ne s’excluent-elles pas car il y autant de persévérance, de fol entêtement à suivre les voies de la fortune, des vents et des courants qu’à répertorier un à un les axes qui quadrillent un territoire.
– la découverte ou le repérage de l’île ne garantit nullement l’accès aux côtes d’Utopia car « partout un débarquement a été rendu difficile, soit par la nature, soit par l’art » et notamment par les récifs qui peuplent sa lagune et qui sont dissimulés sous la mer, si bien « qu’une poignée de défenseurs suffirait à tenir en respect des envahisseurs très nombreux »[3]. Un abordage forcé serait en toute probabilité voué à l’échec. L’accès du site dépend donc des relations qu’entretiennent les voyageurs avec les Utopiens et en dernière analyse de l’attitude des autochtones face aux étrangers puisqu’ils détiennent seuls le pouvoir de lever les dangers qui hérissent leurs côtes. Or, c’est justement cette question que nous voudrions à présent soulever : comment la flotte ou le vaisseau de Raphaël Hythlodée, celui qui a découvert Utopia, a-t-il pu aborder l’île, si l’accostage direct en est impossible sans une attitude ouverte des Utopiens ? Et dans quelle mesure, cette ouverture mérite-t-elle question : le système de fermeture de l’île, son aspect de forteresse mi-naturelle, mi-humaine, peut-elle présager d’une conduite hostile ou réservée de la part des autochtones ? C’est bien ce que nous tenterons ici d’approfondir, peut-être alors, verrons-nous apparaître le système d’ouverture et de fermeture qui constitue, parmi d’autres dimensions, l’espace d’Utopia.
L’île n’est pas isolée, perdue dans l’immensité de l’océan, loin de tout autre horizon humain. En effet, les différentes illustrations qui ont accompagné le texte de More montrent à des distances variables, des terres visibles du point de vue des côtes utopiennes. Aussi, la fondation d’Utopia, réalisée sous l’égide de son premier souverain Utopus, obtenue par la rupture de l’isthme qui la rattachait au continent, sépare cet espace des autres tout en ne laissant entre eux qu’une faible distance, les plaçant ainsi en situation de voisinage. De plus, de nombreux passages du livre montrent que certaines de ces contrées sont habitées par des peuples ayant pour certains des relations suivies avec les Utopiens. Aussi, la configuration spatiale dans laquelle est plongée l’île, le fait que chaque peuple puisse percevoir dans le paysage qui l’entoure d’autres hommes, implique le partage d’un horizon commun qui bien sûr rend possible une rencontre et une inter-connaissance des peuples mais exclut alors toute expérience d’étrangeté absolue.
Or, cette situation n’est pas du tout celle des Occidentaux, qui, comme Raphaël, viennent d’un lointain qui pourrait bien s’avérer absolu, un lointain dont on se demande s’il peut ménager une quelconque proximité avec ces peuples. Mais après tout, est-il si vrai que cela que la proximité des terres favorise les contacts amicaux ou guerriers, peu importe ici, entre les peuples et que la distance spatiale la rendrait difficile. C’est peut-être cette thèse d’Anthropologie que l’Utopie de More nous permet de discuter, c’est tout le problème du rapport des hommes à la terre et la manière dont ils font jouer l’espace autour et entre eux dans leurs relations. Ce voisinage rend-il possible une communication, une ouverture plus grande entre les peuples ? Les Utopiens font-ils de la proximité géographique un principe d’inclusion dans une même culture ou instituent-ils ce qui extérieur à leur terre comme quelque chose d’étranger ?
Suivons les routes commerciales et voyons, si par ce biais, les différentes contrées s’ouvrent les unes aux autres. Malheureusement, rares « sont ceux qui abordent en Utopie pour faire du commerce. (…) Ce que les Utopiens ont à exporter, ils préfèrent en assumer eux-mêmes le transport, afin d’être mieux au courant de ce qui se passe à l’extérieur et de ne pas perdre leur expérience des choses de la mer »[4]. Le mouvement qui caractérise le commerce utopien ne s’établit pas dans les deux sens mais ouvre l’espace insulaire hors de lui-même, vers l’extérieur et le ferme, non aux marchandises que les Utopiens ramènent chez eux, mais aux marchands étrangers. Utopia n’est donc pas une place commerciale, un lieu d’échange avec l’extérieur, son port ne ressemble guère à ceux de villes cosmopolites comme Gênes ou Venise, qui ont fait la légende de la Méditerranée. On ne peut donc en conclure que les Utopiens vivent de manière autarcique même si leur terre semble assez nourricière et leurs besoins assez frugaux pour ne pas dépendre de l’extérieur. Simplement, ils préfèrent garder le contrôle de ce qu’ils importent en donnant comme seule voie d’accès aux marchandises étrangères leurs propres vaisseaux. Ainsi, ils privilégient les échanges avec l’extérieur dans cette même extériorité.
Aussi, les occidentaux qui voudraient échanger des marchandises pour nouer des liens amicaux avec les Utopiens et les suivre dans leur île se retrouveraient dans une nouvelle impasse, ou plutôt la même que celle que nous avions déjà signalée. Car la pratique du commerce est régie par les mêmes règles que celles qui commandent l’accès des côtes aux vaisseaux étrangers, c’est-à-dire celles qui font de l’île d’Utopia un espace paradoxal, analogue à un objet sans usage comme le serait par exemple, un coffre fermé dont la clef serait déposée à l’intérieur. Rappelons-nous que le tracé des passes marines du port d’Utopia, qui constitue le mécanisme d’ouverture, la serrure de l’île, pour les vaisseaux étrangers, n’est connu que des seuls Utopiens et qu’ainsi la possibilité pour l’extérieur, l’étranger de pénétrer à l’intérieur n’est donnée que dans cet intérieur même, c’est-à-dire dans le savoir des autochtones. C’est exactement le principe qui règle les deux pratiques à cette différence près que dans le cas du commerce, les marchandises peuvent pénétrer sous le contrôle des besoins utopiens ; pour l’accostage, seuls les naufragés isolés sur une barque ou ballottés par les eaux peuvent passer les récifs et échouer sur la terre ferme. Aussi, le système d’accès d’Utopia, le principe qui fait communiquer l’intérieur avec l’extérieur, ne fonctionne pas dans les deux sens, il se loge dans l’espace fermé qu’il doit ouvrir et fonctionne de l’intérieur.
Et on comprend maintenant pourquoi l’expérience de la mer leur est si nécessaire, pourquoi il leur faut en permanence sortir de leur île. En effet, si la mer qui entoure Utopia, constitue l’unique passage vers le dehors, elle peut aussi enfermer les habitants s’ils n’actualisent pas constamment leur savoir-faire maritime. Voilà pourquoi les Utopiens, comme More le souligne, sortent vendre et acheter pour des raisons extrinsèques au pur commerce, pour acquérir en fait plus que des marchandises mais un savoir sur l’extérieur, sur le dehors qui les entoure. Dans la mesure où la mer est à la fois passage et obstacle, ou dit autrement, forme un seuil, pour eux-mêmes comme pour les autres, les Utopiens doivent conserver dans et par la navigation le pouvoir d’ouvrir leur terre pour eux-mêmes. La serrure du coffre doit être fréquemment utilisée pour continuer à fonctionner.
La même structure est encore visible dans la pratique de la guerre : quand « quelque prince prend les armes contre eux et menace d’envahir un des pays de leur domination », ils « sortent aussitôt de leur territoire pour se porter en force à sa rencontre. Car ils évitent avant tout de faire la guerre sur leur sol et aucune nécessité ne les déterminerait à ouvrir leur île à des auxiliaires étrangers »[5]. Les guerres comme les échanges sont quasiment toujours accomplis à l’extérieur, comme si les Utopiens ne pouvaient rencontrer les autres, qu’à distance de leur terre, laissant, amis ou ennemis, irrémédiablement étrangers à leur sol.
Le cas est un peu plus complexe quand « la population totale de l’île dépasse le niveau qu’on estime convenable » et qu’on « lève dans chaque ville des citoyens qui vont établir une colonie réglée d’après leurs lois », les Utopiens « vont partout où sont des terres vacantes laissées en friche par les indigènes. Ceux qu’ils trouvent favorablement disposés, ils se les associent en une communauté de vie et d’usages, et c’est pour le plus grand bien des deux peuples. (…) Mais si les indigènes refusent d’accepter leurs lois, les Utopiens les chassent du territoire qu’ils ont choisi et ils luttent à main armée contre ceux qui leur résistent »[6]. Les mouvements de population se font, selon la structure que nous avons déjà dégagée, vers l’extérieur, Utopia ne semble pas être une terre d’immigration. Mais dans la mesure où, d’une part, comme nous venons de le voir, les Utopiens autochtones défendent avec beaucoup de vigueur les terres conquises, comme s’ils leur accordaient quasiment la même valeur qu’à leur terre d’origine et d’autre part, les indigènes sont sommés de ressembler aux Utopiens pour vivre dans la colonie ; qu’en est-il des mouvements en sens contraire, des colons peuvent-ils venir sur la terre utopienne, même sans s’établir ? Il nous faudra encore d’autres recherches pour éclaircir cette question, et notamment sur le statut des esclaves qui composent la population utopienne. Néanmoins, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que les Utopiens ne se rapprochent pas des autres en les accueillant, en les laissant venir vers eux, mais en se portant à leur rencontre, en se mettant à distance d’eux-mêmes. Cette affirmation, quelque peu catégorique, peut être éprouvée sur un autre cas qui semble contraire au premier abord.
Car bien sûr, des étrangers, des membres de peuples voisins pénètrent sur le sol utopien, sans qu’on sache bien d’ailleurs comment s’effectue leur entrée sur l’île. Le texte décrit ainsi la venue des ambassadeurs d’Anémolie, une contrée voisine, dans la capitale d’Utopia. Fait important, il fallut deux jours à ces messieurs « pour voir en quelle quantité l’or se trouvait là, considéré pour rien, tenu en un mépris égal à l’honneur qu’on lui faisait chez eux »[7]. Car les Utopiens « en effet s’étonnent qu’un mortel puisse tant se complaire à l’éclat incertain d’une petite gemme, alors qu’il peut contempler les étoiles et le soleil »[8]. Ces diplomates, pourtant versés dans les relations délicates entre peuples différents, ne comprirent la méprise de leurs tenues d’apparat « qu’après qu’ils se furent entretenus un peu plus familièrement avec les Utopiens et qu’ils se furent initiés à leurs coutumes et opinions »[9]. Les mœurs utopiennes sont loin d’être immédiatement compréhensibles, certes les anémoliens « habitent plus loin et ont moins de relations avec l’Utopie »[10], mais leurs coutumes gardent même pour leurs proches valeur de distance. Passés l’obstacle des récifs, acceptés parmi les Utopiens, une distance éthique se fait jour au sein de la proximité géographique. Il ne s’agit pas d’une distance qui se développerait en dépit du voisinage spatial mais d’une répétition, d’une division permanente qui renaît à chaque proximité qui s’établit, excluant ainsi toute proximité. C’est ce que Raphaël avait bien compris en déclarant que « ce nouveau monde qui est séparé du nôtre par l’équateur », l’était « bien davantage encore, par la différence des coutumes et des mœurs »[11]. Aussi, faudrait-il reformuler notre précédente affirmation comme suit : s’il est vrai que le premier mouvement des Utopiens est de se mettre à distance d’eux-mêmes pour rencontrer les autres, ils ne se rapprochent guère moins d’eux en les accueillant, car en restant au plus près d’eux-mêmes, ils instaurent une nouvelle distance avec les autres. Avec eux, l’étranger ne cesse d’être étranger.
C’est probablement cette disposition très particulière de la civilisation utopienne qui a permis à Raphaël d’être accueilli, lui le parfait étranger, sur le sol utopien. Le texte l’établit parfaitement : ceux « qui arrivent chez eux pour voir le pays, ils les reçoivent à bras ouverts si leur esprit se recommande de quelque mérite particulier ou s’ils ont acquis de grandes connaissances par de longs voyages à l’étranger, ce qui précisément fit que notre visite fût bienvenue »[12]. La chance ou l’adresse du philosophe-navigateur a été de comprendre que si la suppression des distances géographiques rapproche les hommes, elle jette également entre eux le tranchant de la différence, de l’étrangeté. Aussi, même arrivé à bon port, le voyage ne peut et ne doit s’achever, le voyageur doit continuer sa course sans nostalgie pour sa terre d’origine, sans épouser les coutumes utopiennes pour se sentir chez soi. Il doit maintenir une équivoque telle qu’il ne puisse être tout à fait (de) là-bas sans être vraiment (d’)ici. Ainsi, en gardant son étrangeté sans tenter de l’effacer, en apportant un savoir du lointain et d’autres lointains que le sien, les portes d’Utopia se sont ouvertes tant les Utopiens « aiment être renseignés sur ce qui se passe dans le monde »[13]. →
Notes :
1. Pour plus de clarté envers le lecteur, nous notons « Utopia » pour le nom de l’île, « Utopie » pour le nom du texte de More, « utopie » sans majuscule pour le nom du genre littéraire qui rassemble bien d’autres œuvres. Retour au texte
2. Nous avertissons le lecteur que l’ordre du raisonnement qui sera utilisé ici n’est pas celui d’une hypothèse que l’on chercherait progressivement à vérifier, ni même de prémisses dont on déduirait les conclusions. Nous avons privilégié un ordre d’exposition essayant tant bien que mal de faire apparaître les tours et les détours par lesquels l’enquête est passée. Aussi, les propositions émises n’ont pas valeur de thèse et peuvent donc être confirmées ou infirmées à chaque moment du raisonnement. La recherche ne s’apparente pas à un mouvement menant vers une certitude d’où toute erreur serait bannie mais plutôt à un exercice de rectification continue où la présence de l’erreur est tout à la fois irréductible et nécessaire. Retour au texte
3. MORE Thomas, L’Utopie, Garnier-Flammarion, Paris, 1966 (Réed. 1987), p 138. Retour au texte
4.ibid, p. 189.Retour au texte
5. ibid, p. 212. Retour au texte
6.ibid, p. 155. Retour au texte
7.ibid, p. 169. Retour au texte
8.ibid, p. 169. Retour au texte
9. ibid, p. 169. Retour au texte
10. ibid, p 167. Retour au texte
11. ibid, p. 199. Retour au texte
12. ibid, . 189. Retour au texte
13. ibid, p. 189. Retour au texte
Utopies. I
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L’île
Quand l’humaniste Thomas More publia en 1516 une œuvre, devenue célèbre, sous le titre d’Utopia, il fit beaucoup plus que nommer un livre : il ouvrit un espace, un espace que nous finirons par appeler « utopie », et dans lequel les cités parfaites, les mondes meilleurs, les pays de Cocagne, les socialismes réels et les étoiles lointaines continuent encore aujourd’hui d’être regroupés. Cet espace, on refusera de dire qu’il n’existe pas, du moins si l’on entend par là qu’il n’a jamais eu lieu, ni cours. On se contentera de l’interroger, sans juger d’emblée de son être, au niveau des dimensions qu’il a reçues ou prises, de leurs constantes et de leurs transformations.
Car est-il si impossible que cela de situer cet endroit dont les limites actuelles débordent de loin le territoire dessiné par le texte de More ? Ne serait-il pas l’un de ces poussiéreux rayonnages qui parcourt les immenses travées de la bibliothèque universelle idéale ? Ne serait-il pas plutôt une sorte de refuge, ouvert à tous les mondes virtuels demeurés en marge de l’histoire, du moins sa face positive, vérifiable ? Ou bien encore l’endroit unique où les ruines d’un certain Occident, celui d’autrefois, celui de demain et d’après-demain, continuent de se dresser telles les fiers monuments de son étrange civilisation ? Qu’aurait-donc déposé sous nos yeux Thomas More ? Aurait-il seulement fondé un genre littéraire ? Fixé un endroit dans lequel accueillir tous les récits de mondes à la localisation incertaine, voire impossible ? Ou seulement trouvé la place nécessaire pour que s’accumulent sans fin toutes nos fantaisies de l’espace et du temps ?
Autour de More aujourd’hui nous voyons Platon, Hésiode et Saint-Augustin côtoyer Bacon et Condorcet, vite rejoints par Fourier, Saint Simon et même Jules Verne parfois. Sont donc rassemblés sous le nom d’utopie des textes de natures sensiblement différentes, si bien que l’œuvre de More signalée le plus souvent comme une critique politique dissimulée, ou enveloppée, dans un récit de voyage fictif, paraît à leurs côtés de bien des manières : rêve amer d’un âge d’or, prophétie d’un avenir radieux, anticipation d’un monde sombre et totalitaire, toujours fuite du présent. Aussi le rapprochement de tant d’époques et de styles paraît éclectique à la longue, hétéroclite même. Et pourtant, Utopia semble autoriser ce regroupement. Dans ses éditions ultérieures, à son titre traduit généralement par « lieu de nulle part », d’autres noms sont venus s’ajouter : Udetopia, « lieu d’aucun temps » et Eutopia, « lieu de félicité ». Qu’importe alors, dira-t-on, qu’Utopia soit originellement le titre d’un texte singulier, ses trois noms rassemblés ne conviennent-ils pas à d’autres textes dispersés dans l’histoire ? Certes, certaines œuvres placent l’utopie dans les cieux, d’autres sur la terre ; d’autres encore ou les mêmes la renvoient à un âge mythique, à l’origine du monde ou à la fin des temps. Mais ce texte de 1516 n’est-il pas la manifestation historique, la révélation profonde d’une expérience culturelle fondamentale et coextensive au destin de l’Occident, la manière dont il s’est établi et s’établit encore – et le plus souvent ailleurs que sur ses terres – comme civilisation ? L’utopie ne dépose-t-elle pas, au niveau le plus élémentaire de l’expérience de l’homme, à même l’espace et le temps, l’ensemble des biens et des valeurs de l’Occident ? Dans ce cas, nous n’aurions pas tort d’arrimer autour du solide mât de l’utopie cette frange marginale mais insistante de désirs et de rêves que porte avec elle la culture occidentale, à condition de ne pas les réduire à un genre littéraire, à un monument verbal. Car si les utopies existent, pour nous, seulement dans les œuvres qui les racontent et les décrivent ; d’autres, comme les utopies socialistes ou chrétiennes, les utopies coloniales et patronales, se sont réellement implantées. Alors pourquoi le nom « utopie » plutôt que les deux autres, pourquoi celui-là seul s’est-il mis à désigner tant d’autres textes autres que celui de More ? Tendons l’oreille, les noms sont si souvent indiscrets… L’Occident n’existe-t-il pas, lui aussi, et peut-être en premier lieu, par et dans ce rapport à l’espace, dans cette orientation si évidente, si attentive à la courbe du soleil ? Ces œuvres, faites de terres, de paroles et de gestes, ne sont-elles pas de hauts monuments témoignant, non tout à fait de la richesse interne d’une civilisation, mais de ces événements rares par lesquels une culture se spatialise, c’est-à-dire se constitue dans l’espace et comme espace ?
S’attarder ainsi sur la fortune d’un nom montre aussi à quel point l’utopie peine à trouver du sens aujourd’hui. Peut-être que les œuvres ainsi désignées finiront-elles bientôt par montrer, devant leur disparate rendu manifeste, tout ce que leur rapprochement pouvait avoir de curieux, d’arbitraire et de forcé. Devant ce que nous avons d’ores et déjà bien du mal à appréhender, il faut bien s’attendre à ce qu’un jour prochain tant d’œuvres, verbales ou « vécues », finissent à nouveau par se disperser. Seule restera alors, énigmatique, muette, cet Utopia dont le nom, formé d’un « u » privatif et de « topos » le lieu, témoignera encore d’un rapport obscur, mais révolu, entre l’espace et sa négation. À condition, toutefois, ne pas s’empresser de résoudre l’énigme comme on le fait de nos jours, en imaginant que tant de mondes radicalement autres furent seulement évoqués, décrits, fondés et même découverts par l’unique instrument d’une simple et immédiate négation du réel, du présent, du malheur : négation de l’ici où l’on vit. Erreur qu’il ne faudra donc pas corriger ou réduire, car ce sera notre chance au contraire, notre propos même, que de faire entendre dans la simplicité de ce nom d’utopie, la multiplicité de négations qui s’avèrent capables d’affecter l’espace et d’offrir ainsi aux hommes quantité de lieux d’habitation, d’aventures ou de passages. Ces types de négations, nous pouvons schématiquement en isoler quatre. Il y a :
- Le non-localisable lié aux limites historiques, physiques ou morales, qui affectent à chaque fois une technique ou un procédé de localisation. Problèmes d’inclusion d’un espace dans un autre, embarras de définition d’une situation, difficultés de transports d’échelle. Il est impossible, par exemple, pour la cartographie de reproduire exactement sur un espace plat, à deux dimensions, un volume. La terre refuse ainsi de se laisser redoubler entièrement en cet autre miniature, proportionné, qui en déploie pourtant l’extension. Tout l’espace ne trouve pas lieu sur la carte. Qu’en est-il alors d’Utopia ? Offre-t-elle une résistance à la cartographie ou à d’autres techniques ? Comment résiste-t-elle aux différentes tentatives pour la situer ? Mise à l’épreuve d’une première question : où sommes nous ? Ubi ? Approche positionnelle.
- Le non-décelable, ou non-repérable, produit d’une dissimulation acharnée, d’un éloignement irréductible ou d’une profondeur démesurée, cache un espace dans un autre, sous un autre, derrière. Masques irrémédiablement collés aux visages, tombeaux scellés à jamais ont le pouvoir de rendre indiscernable aux regards deux espaces cependant distincts. C’est l’inverse de la difficulté précédente, on sait où se trouve l’espace en question mais on ne l’a pas vu venir, on ne sait pas d’où il vient. Christophe Colomb a-t-il vraiment découvert l’Amérique ou n’a-t-il pas aussitôt recouvert ces nouvelles terres des Indes merveilleuses qu’il croyait avoir retrouvées ? Et Vespucci, y reconnaissant lui un nouveau continent, n’a-t-il pas volatilisé ces mêmes Indes rêvées dans un autre espace qu’on ne sait plus ni situer, ni comment nommer : imaginaire, invisible, atopique ? Difficulté de la question Unde ? D’où ça sort ? D’où cela vient-il ? De quel espace un lieu peut-il ou non parvenir à se dégager ? Approche phénoménale.
- Le non-orientable induit par un mouvement incessant emportant chaque chose partout et au loin, bref nulle part, en tout cas sans lieu proprement assignable, sans direction ferme ; mouvement d’une nuit blanche qui aveugle les étoiles ou un ciel si bas qu’il force le soleil au retrait. L’utopie est-elle comme cet espace déboussolé, sans Orient, ni Occident ? Trouble proprement dit de la désorientation : Quo ? Où aller ? Approche directionnelle.
- Le non-accessible, ou le non-pénétrable, qui traduit le degré d’expansion, d’ouverture, d’interpénétration des espaces géographiques, sociaux ou architecturaux entre eux. Les Amériques n’ont elles pas été, pendant des siècles pour les Européens, des terres sans lieu, donc à la lettre « utopiques » tant les rares contacts qui s’étaient établis entre les deux continents n’avaient pas suffi à établir leurs existences respectives en la convertissant en une évidence géographique réciproque ? Questions de passage, de détours et de voies : Qua ? Par où passer ?
De ces quatre questions différenciées par Michel Serres (« Erres dans les cimetières » du livre Statues), il est possible que le non-lieu, ce qui n’appartient pas à l’espace en tant que tel, ce qui laisse donc l’espace sans étendue, sans place, sans direction, sans profondeur et sans axe, soit le problème général à chaque fois reposé. Ne serait-ce pas cela que l’on tente de dire quand on fait de l’utopie une fiction, une chose imaginaire, une entité idéale, un produit de l’esprit ? Car ces notions, toutes approximatives qu’elles soient, désignent traditionnellement des substances conçues comme immatérielles, impalpables, spirituelles. Or, comme les géographes nous le montrent aujourd’hui, un site peut très bien s’appréhender hors de son rapport à l’espace, c’est-à-dire hors de sa perception ordinaire d’Étendue. Et même si rien ne nous dit pour l’instant de quelle expérience de l’espace l’utopie est faite, si elles les enveloppent toutes ou seulement certaines d’entre elles, et s’il y a même des âges de l’utopie, il est possible d’inventorier pour commencer les réponses que l’œuvre de More recèle sur cette question.
« Impossible, auront peut-être répondu nos modernes sédentaires, car Utopia est une fiction et vous ne la trouverez donc nulle part. Certes, More donne assez de vraisemblance à la description du lieu, suffisamment pour que le lecteur imagine, le bref moment de la lecture, l’existence quelque part d’une telle île mais, il n’en donne jamais la localisation exacte, il s’agit ici seulement d’un artifice rhétorique, une façon de poser cette contrée lointaine en principe de jugement politico-moral sur l’Angleterre qui est, n’oublions pas, la patrie de More ». Et Les anthropologues, bien plus tard, confirmeront et apporteront leur caution à cet argument : car se mettre à distance de soi, n’est-ce pas effectivement un moyen excellent pour atteindre à plus de lucidité ; porter le regard au loin, prendre de la distance, n’est-il pas une condition absolument nécessaire pour analyser et évaluer le plus proche ? Il faudra donc que tôt ou tard, à notre tour, nous répondions quelque chose, et quoi sinon « Oui, vous avez raison, il est bien inutile de courir après de telles folies. Nous n’avons plus alors qu’à renoncer à notre beau voyage. Mais, justes quelques petites questions, voulez-vous, avant de rester définitivement cloués au port. Quelle serait cette ruse si étrange, si malhabile, qu’elle serait déjouée dès la première seconde ? Car, enfin, More pouvait-il donner un air de vraisemblance à cette île en la nommant de cette manière, en plaçant directement sous les yeux du lecteur le moyen de désamorcer le piège qu’il tendait par sa lecture ? Devons-nous admettre qu’après tout, Thomas More n’était qu’un piètre artificier et que les pièges qu’il destinait au lecteur lui explosaient tout bonnement dans les mains ? Suffit-il même, pour affronter le problème, de se contenter de faire de ce constat liminaire le signe d’une ambiguïté consubstantielle au texte utopique [1] ? Ah que nous sommes loin d’en avoir fini avec la polysémie d’Utopia ! Quoiqu’il en soit, pour le lecteur qui tient l’œuvre dans ses mains, Utopia orne le livre, lui donne son titre et tout au long de ses pages demeurera également le nom d’une contrée à la géographie tourmentée : en effet, depuis que son premier souverain, son conquérant, Utopus (!) décida de couper l’isthme de quinze milles qui rattachait cette terre au continent, faisant « en sorte que la mer l’entourât de tous côtés » [2], celle-ci devint une île. Nul ne pouvait plus l’aborder sans se faire, ne serait-ce que sur une barque, navigateur. Partons donc à sa recherche ! Faisons de cette lecture, par cette lecture, un bref voyage vers l’utopie !
Hâtons ainsi notre départ, et voyons si entre ces deux termes (le nom d’une terre, le nom d’un livre), l’utopie ne nous réserve pas quelques surprises. La première partie du texte retrace le périple vers les Indes du navigateur Raphaël, elle indique la zone où il découvrit, entre autres civilisations, celle d’Utopia : « De part et d’autre de la ligne équatoriale, sur une étendue à peu près égale à l’orbite que parcourt le soleil, s’étendent à vrai dire de vastes déserts grillés par une chaleur sans répit. Tout est là aride et stérile, régions affreuses et sauvages peuplées de fauves et de serpents, d’hommes aussi, mais féroces comme des bêtes et non moins dangereux. Mais, une fois cette zone dépassée, la nature retrouve peu à peu quelque douceur. Le ciel est moins impitoyable, le sol se couvre d’une douce verdure, les êtres vivants sont moins farouches. Enfin, apparaissent des peuples, des villes, des bourgs, des relations continuelles, par terre et par mer, entre voisins et même entre pays très éloignées » [3]. L’île baigne dans l’hémisphère sud, dans une aire symétrique à celle de l’Europe, une zone au climat tempéré. Et ce n’est pas tout, sa géographie interne nous est également connue, notamment par l’introduction du second livre de l’ouvrage totalement occupé par la description d’Utopia : en « sa partie moyenne », elle « s’étend sur deux cent milles, puis se rétrécit progressivement et symétriquement pour finir en pointe aux deux bouts. Ceux-ci, qui ont l’air tracé au compas sur une longueur de cinq cents milles, donnent à toute l’île l’aspect d’un croissant de lune » [4]. La ville Amaurote, semblable en tous points aux autres cités insulaires, est traversée par un fleuve qui « prend sa source à quatre-vingt milles au-dessus » [5] d’elle ; « c’est là un petit ruisseau, bientôt grossi par des affluents dont deux assez importants, si bien qu’à son entrée dans la ville, sa largeur est d’un demi-mille ; puis, toujours accru, il se jette dans l’Océan après avoir parcouru encore soixante milles » [6]. Ses dimensions, ses caractéristiques sont notées, identifiées et mesurées ; sa position sur le globe et par rapport aux autres terres est esquissée. Le texte donne à l’utopie une existence terrestre, similaire dans sa forme à tout autre site géographique, existence rendue encore plus tangible par la vignette ci-dessus qui accompagnait la première édition de 1516. À première vue, donc, Utopia, aussi fictive soit-elle, accepte de s’incarner dans un espace. L’île est uniquement sans-lieu du point de vue de sa localisation exacte, puisqu’aucune latitude et longitude ne sont mentionnées alors que ce calcul, même s’il était délicat, était pratiqué depuis bien des siècles avant la Renaissance. Au sein même de la fiction, donc, Utopia n’est pas introuvable.
Revenons un peu sur les indications contenues dans le texte. Elles donnent une localisation relative de l’île, elles découpent un périmètre au sein duquel elle se trouve, et même si le texte et la vignette ne sont d’aucun secours pour déterminer la route qui y mène, même s’ils ne peuvent nous orienter comme le feraient des cartes précisant combien de milles il resterait à parcourir, l’ensemble de ces données s’intègre en un tableau qui ressemble étrangement aux portulans des navigateurs, ces cartes maritimes dans lesquelles étaient décrites et esquissées les rives terrestres, et, de plus en plus à la Renaissance, l’aspect de chaque arrière-pays. La seconde partie de l’œuvre dressant le tableau minutieux de l’île, des mœurs des habitants, de la distribution des pouvoirs et des richesses, de l’organisation du travail, de la disposition des villes, accentue à l’extrême cette tendance historique allant jusqu’à renverser l’équilibre habituel du portulan en multipliant les données de l’intérieur des terres au détriment des côtes. Le texte minimise donc les données géographiques classiques pour situer l’île mais multiplie les précisions susceptibles d’intensifier le pittoresque du paysage et de ses habitants, et, ce faisant, singularise ce lieu aussi bien que ne le feraient les coordonnées mathématiques d’une carte. Si bien qu’un voyageur – comme les romans d’aventure en regorgent – à qui l’on aurait conté l’histoire d’Utopia comme Raphaël le fit à More, pourrait aisément la reconnaître : il serait en mesure trouver l’île sans avoir à connaître le chemin qui y mène.
Encore faudrait-il, qu’il soit un peu comme Robinson, un voyageur un peu particulier, jeté par la mer, échoué sur la terre, accostant l’île par hasard. Car un autre voyageur, circulant à bord de ces vaisseaux qui mouillent au large sur la vignette, aurait bien d’autres difficultés. Car, bien qu’ayant lu lui aussi dans le texte de More la topographie de l’île, du haut de sa vigie, le navigateur ne pourrait pas connaître de manière certaine sa position. De la manière dont est décrite Utopia, il faudrait qu’il pénètre dans les terres et voit les maisons, les champs, esquisse un dialogue avec les habitants pour ainsi savoir à coup sûr où il se trouve. C’est là que la configuration de l’île imposerait au navigateur une chicane supplémentaire. En effet, son abord est périlleux « à cause des bancs de sable d’un côté et des écueils de l’autre ». Certes, au large du port se dresse « un rocher, trop visible pour être dangereux, sur lequel on a élevé une tour de garde » mais « d’autres se cachent insidieusement sous l’eau. Les gens du pays sont seuls à connaître les passes, si bien qu’un étranger pourrait difficilement pénétrer dans le port à moins qu’un homme du pays ne lui serve de pilote » [7]. Dans ce savoir unique et souverain des habitants se loge un des paradoxes de l’utopie. La géographie est inutile pour le voyageur, la topographie à peine un indice suffisant ; la seule manière de se repérer se trouve dans la culture utopienne visible, manifeste à l’intérieur des terres. Or c’est cette même culture qui en contrôle l’accès.
La fiction de More n’a pas donné une existence terrestre, vraisemblable, à Utopia alors que de fait elle est introuvable, elle n’a pas inventé un espace nouveau, imaginaire, elle a maintenu contre les conquêtes qui lui sont contemporaines, un certain rapport du savoir et de la terre. Elle a laissé et confié à une terre, la dernière, non seulement, le pouvoir souverain de décider de sa découverte, d’être localisable de l’extérieur mais aussi inscrit cette terre dans un cycle de découvertes indéfiniment répétées. Car, si un philosophe, en l’occurrence, le navigateur Raphaël, tel qu’il est dépeint dans le texte, a noué une amitié avec les autochtones et peut-être partagé le savoir du passage vers l’utopie, la manière dont il décrit l’île (par une réserve calculée ou par la discrétion des habitants), oblige chaque homme en quête d’utopie à se faire voyageur errant. Aussi, dans l’œuvre de More, n’y a-t-il que deux manières pour l’étranger de trouver ce lieu de nulle part :
- l’échec, le voyage qui prend fin brutalement, le vaisseau qui s’échoue lamentablement
- la découverte, la chance miraculeuse, l’aventure qui attire le voyageur au mépris de la mort
La fiction utopique est bien une pensée de l’impossible mais dans l’élément physique de l’espace, une peinture de l’impossible comme volume clos, ne s’ouvrant que de l’intérieur, ne donnant d’autre visage au possible que celui du hasard de la rencontre, de la chance mortelle : « Je ne peux jamais savoir où se trouve l’utopie, je dois à chaque fois la redécouvrir », quand les utopistes du XIXe siècle décideront de fonder des utopies sur des terres vierges ou déjà habitées, c’est qu’ils n’entendront plus cette leçon de More, l’ère de l’Utopia sera achevée. →
Jacques de Vau de Claye, Portulan du Brésil, Dieppe, 1579, BNF
Notes :
1. More Thomas, L’utopie, Garnier-Flammarion, Paris, 1987, p. 138 Retour au texte
2. Pour une lecture de l’utopie comme œuvre ambiguë, voir Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Seuil, Paris et Miguel Abensour, Le procès des maîtres rêveurs, Sulliver, Arles, 2000 Retour au texte
3. Ibid., p. 87-88 Retour au texte
4. ibid, p. 137 Retour au texte
5. ibid, p. 142 Retour au texte
6. ibid., p. 142 Retour au texte
7. ibid., p. 138 Retour au texte