Anachronisme

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Pourquoi l’étude de l’homme aujourd’hui privilégie-t-elle beaucoup moins l’exotisme dans le choix de ses objets, l’énoncé de ses concepts et la justification de sa pratique ? Peut-être parce que l’Histoire, au XXe siècle, s’est peu à peu chargée des valeurs mêmes de l’étranger, reprenant ainsi les mots de Dante : nous différons beaucoup plus de nos ancêtres que de nos contemporains les plus éloignés. La distance temporelle est beaucoup plus dépaysante que celle de l’espace ; le voyage-trajet, le voyage-errance, ne parviennent plus à nous dessaisir d’un certain présent. L’extériorité dorénavant se trouve dans l’anachronisme et non plus dans l’éloignement.

Adieux au voyage

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Un curieux espace

C’est à la problématisation d’un curieux écart, au parcours d’un étrange espace que s’est livré Vincent Debaene dans son Adieu au voyage. Cet espace n’a pourtant rien de mystérieux au premier abord ; nous l’avons sans doute, pour beaucoup d’entre nous, plusieurs fois traversé. Entre Les flambeurs d’hommes et Les silhouettes et graffitis abyssins de Marcel Griaule, L’Afrique fantôme et La langue secrète des Dogons de Sanga de Michel Leiris, entre Tristes Tropiques et La vie familiale des indiens Nambikwara, il n’y a qu’un pas, celui qui mène du voyage au terrain. Ce pas, certains l’ont probablement fait dans un sens puis dans l’autre, se promenant, d’autres ne s’y sont pas risqués et n’ont pris le chemin du livre prochain que dans un seul et même sens, prudemment. D’autres encore n’ont pas du tout fait ce pas en avant : refusant de s’enfoncer plus loin dans les pages incertaines dont chaque livre s’environne, même apercevant tout près, quasi à portée de main, un second livre marquant une nouvelle étape de lecture. Mais qui d’entre nous s’est inquiété de savoir pourquoi et comment cet espace était si aisément franchissable ? Car d’un livre à l’autre n’est-ce pas l’abîme entre la Science et la Littérature qui aurait dû s’ouvrir devant nous ? Comment avons-nous pu rejoindre l’autre bord et marcher là où un saut, un envol, aurait été nécessaire ?

L’ethnologie française s’est singularisée au XXe siècle en prenant place dans l’espace – écart et voisinage – que les nombreux ouvrages jumeaux, récits et monographies, qui ont jalonné son histoire ont ménagé entre eux. Décidant de partager leur expérience de terrain, les anthropologues exposaient, questionnaient l’évidente séparation que notre culture (et aussi un certain positivisme) maintenait et maintient toujours entre les sciences et les lettres. Le savoir qui, au XVIIIe siècle, transitait encore sans problème de lourds traités en douze volumes jusqu’aux plis légers des aimables correspondances (on pouvait être – on ne pouvait qu’être – lettré et savant) s’était vu, au seuil du siècle suivant, sommé de se répartir d’un côté ou de l’autre d’une frontière – ou d’un précipice – difficile à cerner. Certes, la littérature, monument tout neuf de notre culture, revendiquant la parole au sujet des aspects psychologiques ou moraux de l’existence humaine, semblait laisser aux sciences tout le champ possible du savoir, c’est-à-dire l’essentiel, l’univers, la nature ; elle s’octroyait pourtant un espace réel de savoir, bien qu’aux limites encore incertaines. Car, dès le début du XIXe siècle, à l’époque même où les écrivains entamaient l’édification de leurs œuvres nouvelles, un autre édifice était en train de se construire sur le même terrain : une nouvelle science à l’architecture indécise (nommée tour à tour anthropologie, science de l’homme, de l’esprit ou simplement humaine) menaçait, au fur et à mesure que progressait sa construction, de faire de l’ombre aux majestueux temples littéraires. Que signifiait donc pour les ethnologues cette façon de s’installer entre Science et Littérature ? Était-ce une manière de signifier que la vérité, si elle voulait progresser, se devait d’avancer sur deux jambes, au rythme de pas d’allure complètement différentes ? Était-ce une façon de passer outre ces éminents piliers de notre culture, d’en réduire la majesté, de dire adieu à leur face-à-face désolant ? Ou bien une manière de rapprocher si fort Science et Littérature, que de leurs échanges serrés, on s’attendait à voir sortir, tôt ou tard, une nouvelle manière d’appréhender les choses de l’homme ? Autant de questions qui traversent l’excellent ouvrage de Vincent Debaene et s’il en pose les tenants dans une première partie L’ethnologie au miroir de la littérature, les deux suivantes n’en sont pas pour autant les aboutissants : L’adieu au voyage affine le niveau d’analyse en étudiant les textes de voyage de Marcel Griaule, Michel Leiris et Claude Lévi-Strauss ; tandis que La littérature au miroir de l’ethnologie nous donne le point de vue de certains littérateurs avant de suivre les divers retournements de statut de l’ethnographie française jusqu’aux années quatre-vingt.

Un savant voyage

De la naissance de l’Institut d’Ethnologie (1926) à la fondation du musée de l’Homme (1938) une nouvelle pratique savante va se former qui va bousculer l’opposition entre Science et Littérature. Le premier mouvement en est donné par la volonté d’intégrer la pratique du voyage au sein même du projet scientifique de la nouvelle ethnologie. Au rebours de l’anthropologie dominante au XIXe siècle vis-à-vis de laquelle les voyageurs étaient libres de rapporter ce qu’ils avaient vu tel qu’ils l’entendaient – concernant les descriptions verbales n’étaient fixés tout au plus que les registres ordinaires suivant lesquels il fallait répartir l’information accumulée –, l’ethnologie se donnait à présent pour tâche de contrôler elle-même la source de ses informations. Pour se constituer en tant que science, elle ne pouvait plus se contenter d’une ethnographie indirecte, écrite dans un langage qui ne lui était pas adapté, mais elle devait transformer jusqu’à la manière dont jusqu’ici le voyage s’inscrivait quelque part : aussi bien dans l’espace traversé que dans la parole qui en relevait le sillage.

Les ethnologues n’ont pas d’abord cherché à transformer la manière de rapporter leur expérience de terrain, ils ont tenté de réformer la pratique même du voyage. Et pour ce faire, ils en ont inscrit l’exercice dans un espace bien particulier : à l’inverse des reporters, explorateurs ou touristes, qui ne tirent de leurs rencontres humaines que le plus superficiel, le pittoresque, les nouveaux ethnographes s’obligeaient à pénétrer jusqu’au cœur secret des hommes qu’ils abordaient, jusqu’au centre le plus reculé des sociétés qu’ils étudiaient : là se trouvait une possible vérité sur la condition humaine, née de l’expérience effective de l’altérité que les hommes ménagent entre eux. Ce n’est donc pas seulement l’éloignement géographique ou la distance culturelle qui décidait quel était le meilleur terrain pour réaliser une enquête ethnographique, qui lui donnait accès à son véritable objet, c’était aussi une distance immanente à l’objet lui-même que l’on poursuivait : une profondeur qui ne s’ouvrait pas à tout les voyageurs. Aussi, une fois arrivé aux portes de la civilisation que l’on cherchait à connaître, une fois réalisée cette part du voyage qui n’était qu’une manière de se mettre en présence de son objet d’étude, commençait la part la plus difficile, celle qui demandait le plus de science à l’ethnographe, et qui le distinguait de tout autre voyageur. C’est pourquoi, avant d’être une enquête scientifique, ou plutôt, afin de servir de support à celle-ci, le voyage était entrepris comme une quête de l’irréductible différence, de sa révélation imminente et de son incessant retrait (différence entre celui qu’on est et celui qu’on devient, entre soi et les autres, entre une rencontre factice ou authentique avec autrui). À la fois terme et but du voyage, ces différences que manifestent surface et profondeur forment la matière même de la connaissance ethnographique, le signe de ce qu’elle doit attendre, surprendre et noter sur le terrain.

Aussi l’ethnographe ne peut-il se suffire, comme le ferait un voyageur ordinaire, de rester au dehors des sociétés qu’il aborde, ni même de s’y arrêter comme on ferait une halte avant de reprendre la route. Les hommes avec qui il lui arrive de lier connaissance, ceux auprès de qui il s’informe (des coutumes ou des subtilités d’une langue), ne sont pas des étapes, des jalons de sympathie ou de haine au milieu d’une foule d’aventures, mais l’élément même au sein duquel se déroule son voyage. La connaissance à laquelle il aspire, l’objectivité qu’il recherche, exige beaucoup plus qu’une patiente observation du dehors : l’enquête doit être menée de l’intérieur des sociétés humaines. Aussi, l’ethnographe peut bien séjourner chez tel ou tel peuple quelques temps, il n’arrête pas pour autant son voyage. C’est la raison de leur insistance – mise en évidence par Vincent Debaene – à parler de plongée, d’immersion, dans leur objet : le voyage, bien entendu, modifie les coordonnées géographiques entre le sujet connaissant et son objet mais en affecte surtout les rapports d’échelle. À l’opposé de ce que Lévi-Strauss définira plus tard comme un modèle réduit, l’objet auquel s’attache l’ethnographie de l’entre-deux-guerres s’élève grandeur nature tandis que le voyageur isolé, lui, se tient à une échelle inférieure. Même échoué au sein d’un groupe à deux pas d’une mission perdue en Amazonie, l’ethnographe se tient au milieu d’un espace et d’un temps beaucoup plus grand que lui : vestige d’une civilisation perdue, trace d’un âge archaïque, bastion d’une humanité première. Quand Lévi-Strauss rencontrera les Nambikwara pour y chercher une société et n’y trouvera plus que des hommes – des hommes aux rapports si ténus qu’on ne pouvait même plus se sentir ou se dire parmi eux – quelque chose aura changé dans la pratique ethnologique du voyage. Mais l’ethnographie restera une expérimentation sensible de nouveaux rapports humains.

C’est du moins ce qui perce sous la notion d’atmosphère (des sociétés ou des cultures) à laquelle cette ethnologie accordait une grande importance. Ce schème théorique, principe de description des objets, de systématisation des connaissances plus que concept rigoureusement défini, désignait cette dimension de l’expérience de terrain qu’un positivisme étroit considère habituellement comme non pertinente : c’est la perception des lieux, des événements, des corps, des couleurs, des saveurs, etc. Connaissance intuitive, individuelle, vécue rarement plus loin qu’à la deuxième personne, cette expérience sensible acquise au contact d’autres humains est identique à celle avec laquelle les voyageurs alimentent et étouffent leurs récits de voyage : anecdotes, péripéties et souvenirs personnels que les ethnographes ne vont pas exclure mais filtrer afin d’enrichir la connaissance objective du terrain. Leiris y verra le relevé des erreurs qui jonchent le chemin menant à la vérité, Lévi-Strauss les clés discrètes de compréhensions globales qui surgiront a posteriori, tandis que Griaule y verra une manière de maîtriser les aléas du voyage, de témoigner de la rectitude de l’enquête. L’atmosphère : c’est beaucoup plus que l’expérience vécue de l’intérieur par l’ethnographe, c’est l’horizon élargi de cette intériorité, l’orbe qu’il doit désormais couvrir pour se tenir à la mesure de son objet. Aussi lui faudra-t-il être attentif aux émotions, sensations et images qui lui viennent pendant le trajet, car ce sont autant de phénomènes qui, naissant au cœur de l’individualité, témoignent pourtant d’une enveloppe physique plus large que l’organisme qui les accueille, une nouvelle façon d’être environné par les hommes signifiant une autre forme de culture et de société.  À une connaissance psychologique et introspective par laquelle l’homme essayait de se ressaisir du dedans, à une connaissance sociologique par laquelle il tenterait de s’observer seulement du dehors, l’ethnologie de l’entre-deux-guerres opposait une connaissance élargie dont la base empirique s’étendait des sensations individuelles à peine qualifiées aux perceptions collectives les plus évidentes.

Une écriture en tout sens

C’est probablement une telle hétérogénéité de matériaux que justifiait le thème du fait social total proposé par l’un des fondateurs de cette nouvelle discipline : Marcel Mauss. Et pourtant, hormis le texte de Gérando écrit plus d’un siècle plus tôt, il était l’un des premiers à avoir élaboré en France un manuel d’ethnographie destiné à éviter les pièges d’une collection hasardeuse de faits. Si l’enregistrement d’une expérience ethnographique ne pouvait être comparée à la reproduction à l’identique d’un protocole scientifique défini à l’avance – comme en laboratoire – il ne pouvait être non plus laissé à l’aventure, aux circonstances accidentelles de l’exploration de terrain. Quelle que soit la diversité des informations que l’ethnographe devait réunir, il avait pour tâche d’élaborer des documents qui soient de véritables synthèses empiriques et non le simple inventaire, même analytique, de faits disparates. Il ne pouvait donc plus se contenter d’utiliser les techniques habituelles de l’histoire naturelle, c’est-à-dire la sélection, le report et la distribution des données factuelles sur une table de classement. Sur le terrain, on éviterait désormais de qualifier et d’ordonner les données selon un registre pré-établi : droit, morale, religion, économie, etc. Car un fait social total ne peut être établi de cette façon : le statut d’une information, même après avoir été confirmée, demeurerait en tout état de cause ambiguë. Bien malin par exemple celui qui dira que tel ou tel phénomène appartient exclusivement à la sociologie religieuse ou morale. On parlera donc au minimum de faits socio-économiques ou politico-juridiques, à l’exemple du don étudié par Mauss qui s’inscrit en même temps – et ce dans plusieurs cultures – sur plusieurs registres simultanément. Aussi le raisonnement qui nous faisait dire « ce que j’ai vu ou entendu m’est confirmé par des recherches archéologiques, des données d’autres savants ou d’autres témoignages oraux : je peux donc établir cette information comme un fait acquis et le ranger au bon endroit du tableau que j’ai dressé pour mon analyse » devra être abandonné, on dira plutôt : « parmi les données hétérogènes que j’ai recueillies (une recette de cuisine, un épisode de chasse, un dialogue amoureux, une blague d’enfant) qui pourtant ne parlent pas de la même chose, existe néanmoins une correspondance : ce n’est pas qu’elles se confirment mais plutôt qu’elles résonnent entre elles ». Sur le terrain se fera donc sentir une homogénéité dans tout ce qui se dit et se montre sans que les différences entre ces phénomènes puissent être considérées pour autant comme mineures, au contraire. Le thème critique du fait social total répondait ainsi à la notion d’atmosphère pour laquelle il était une façon d’en fournir la description minimale. Ce sera au structuralisme au travers de ses différentes modélisations ou formalisations d’en donner une description, plus serrée, plus rigoureuse. Le seul voyage que l’œil entreprendra, alors, sera celui d’un va-et-vient comparatif entre les différentes fiches ou artefacts en mesure de renseigner une aire culturelle. Mais il aura fallu pour cela que le voyage cesse d’être compris comme un simple transport : à la fois le suivi d’un trajet (fixé à l’avance ou laissé au hasard), le parcours d’un regard (à l’itinéraire inchangé quel que soit le lieu qu’il traverse), et la collecte d’informations accumulées sans réflexion ; exigeant ainsi du voyageur qu’il fasse plus qu’observer ce qui se passe autour de lui, mais qu’il procède désormais, et sur place, à un véritable examen. Le problème qui se pose au voyageur n’est plus celui du report fidèle ce qu’il voit sur un support défini à l’avance mais d’établir ce support en fonction et au sein même de l’expérience. L’ethnologie se fait immanente à l’ethnographie.

Ce sont donc chacune des dimensions dans lesquelles s’effectuaient les voyages antérieurs que l’ethnologie a tenté de transformer : configuration du terrain, position de l’observateur, topiques discursives, circulation et niveaux d’information. Transformation demeurée incomplète cependant puisqu’elle n’a jamais totalement échappé aux codes qui en régissaient la relation. Rivalisant avec les autres voyageurs en assurant d’être les seuls à connaître la véritable façon de parcourir le monde, jouant aussi du caractère ineffable de leur expérience solitaire, les ethnographes ont assumé plus qu’ils ne le voulaient sans doute le discours historiquement associé au voyage – allant même avec Leiris et Lévi-Strauss jusqu’à renouer avec les lamentations de l’impossible voyage.

 

 

Je suis un peuple en mouvement

En passant

Chacun appartient à un peuple sans terre, un groupe de corps vivants ayant pour caractère (imperceptible le plus souvent) une compréhension intuitive de l’espace et du temps. Il semble, pour ma part, que ce soit l’espace du retrait et de l’isolement qui me guide, tandis que le temps qui m’emporte serait plutôt celui de la veille : vigilance tardive autant que fuite dans l’antécédence obscure de l’avant. À partir de là se décident nos mouvements et nos déchirements ; le sort de nos rencontres ; le cas de nos évitements. À chacun de nos pas s’accomplit un voyage auquel survient un naufrage.