L’appendice de cire

Image

L’homme, à l’état brut et sauvage – stature minuscule, peau noire, grands pieds plats de nègre, longs bras, silhouette hideuse, mâchoires proéminentes, bouche énorme, pommettes hautes, front étroit et fuyant, oreilles pendantes, lèvres épaisses ; grandes dents blanches et acérées, cheveux frisés, colonne vertébrale prolongée par une queue de 8 cm environ, bref un corps qui se rapproche de celui des animaux inférieurs – est appuyé sur l’une de ses armes de guerre ; scrutant l’horizon de son œil perçant pour chercher une proie (humaine ou pas) ; tendant intensément l’oreille pour capter le moindre bruit de pas ; reniflant l’air de son nez épaté aux narines dilatées – même ce sens est adapté à la recherche de la proie et à la détection du danger. [1]

Les Niam-Niams, 1854

 

La lance d’une main, le grand bouclier et le troumbache de l’autre ; le cimeterre à la ceinture, les reins drapés d’une peau de bête, où pendent les queues de différents animaux ; la poitrine et le front ornés de chapelets de dents, trophées de bataille ou de chasse ; sa longue chevelure flottant sur ses épaules ; ses grands yeux étincelants sous d’épais sourcils, ses dents blanches et pointues brillant entre ses lèvres ouvertes, il s’avance d’un pas ferme, d’un air hautain. L’étranger qui le contemple retrouve dans cet enfant de l’Afrique indomptée tous les attributs de la sauvagerie la plus effrenée qu’ait pu évoquer une imagination ardente.[2]

Les Niam-Niams, 1875

 

I

 

Ces deux portraits décrivent dans le détail des guerriers appartenant au même peuple, les Niam-Niams, qui vivaient au cœur d’une Afrique encore inconnue des Occidentaux au XIXe siècle. En jetant rapidement un œil sur chacun d’eux, rien de remarquable ne vient arrêter le regard, ce ne sont que deux exemples de clichés, de stéréotypes ordinaires sur les peuples africains, en l’occurrence les actuels Azandé. Mis côte à côte pourtant, ils mettent en lumière ce qui dans les années 1850 suscita sérieusement la curiosité des savants, de la presse et du grand public : un détail quasi identique dans chacun des portraits mais qui ne fit grand bruit que pour un seul.

II

 

Le portrait de cet homme dont la colonne vertébrale était prolongée par une queue de 8 cm environ était la légende qu’un certain entrepreneur Joseph Kahn – qui s’attribuait le titre de docteur en médecine – avait déposé au bas d’une sculpture de cire qui comprenait un couple de Niam-Niams et leurs enfants. Dès 1854, près de Piccadilly Circus, le public londonien put en effet voir ces mannequins inanimés dans le Celebrated Anatomical Museum du même  docteur et plus particulièrement dans une aile du musée qui portait le nom de Gallery of all Nations. Quelques mois plus tôt, en France, une relation, Voyage au pays des Niam-Niams ou hommes à queue, venait d’en révéler l’existence, évoquant non seulement leur étrange anatomie par le biais de témoignages indirects mais également sous les traits précis d’une gravure [3]. Cette légende était donc loin d’être une fable pour les contemporains tant ce récit et d’autres qui suivirent furent pris au sérieux par plusieurs autorités scientifiques françaises, l’Académie des sciences, la Société de Géographie et la Société de l’Orient de Paris, qui prirent le temps d’en débattre. Ainsi, même si la presse britannique fut plus réservée, dès que l’affaire traversa la Manche, le Dr Kahn s’empara de la nouvelle et prépara sa nouvelle attraction. Le spectacle s’annonçait prometteur puisque les Niam-Niams semblaient pouvoir conjuguer la fascination pour les monstruosités anatomiques – qui composaient l’essentiel du musée – et le dégoût amusé pour la disgracieuse diversité des races humaines. Le musée des horreurs se dotait d’un nouvel appendice.

Voyage au pays des Niam-Niams ou hommes à queues / par Hadji Abd-el-Hamid Bey ; avec un portrait d'un Niam-Niam et une notice biographique sur l'auteur par Alexandre Dumas

L’autre portrait est issu du récit de l’explorateur Georg Schweinfurth, Au cœur de l’Afrique, traduit et publié en français en 1875. Son voyage, patronné par l’Académie des sciences de Berlin, se déroula de 1868 à 1871 et le mena jusqu’à la forêt équatoriale du bassin du Congo où il découvrit à son tour les célèbres Niam-Niams. Témoignage de cette rencontre et du visage de ceux dont il prit connaissance, il donne également un aperçu des observations capitales que Schweinfurth ramena avec lui. D’emblée, en effet, son témoignage fut reconnu comme le premier à établir la véritable physionomie des Niam-Niams, le premier pouvant affirmer que ces hommes et ces femmes étaient bien dépourvus d’appendice caudal. Aux rigidités facilement déformables de la cire, il substitua donc la solidité du vrai.

Il a donc fallu près de vingt ans pour que le travail de la vérité s’accomplisse, vingt ans pour que le corps de ces hommes soit définitivement amputé de cet organe allogène. Mais il fallut seulement une année pour qu’une silhouette bestiale entr’aperçue aux confins de l’Afrique lache son aspect fugitif pour les fermes contours d’une statue de cire ; une seule année pour que l’erreur saute du récit, se découvre un profil distinct et prenne la consistance palpable d’une chose. Le faux fut plus rapide à se fixer que le vrai à le faire disparaître. D’où la conclusion de Bernth Lindfors qui a exhumé cette affaire : « Les Niam-Niams n’étaient sans doute rien d’autre qu’une créature absurde de l’imagination européenne en matière de « races », mais en 1854-1855 le public européen a été mystifié.[4]» C’est trop en dire ou pas assez.

Car avec la multiplication, au XIXe siècle, de ces spectacles qui vendent les résultats de la science à toutes les curiosités, les procédés de mystification se transforment. Les chimères ne transitent plus seulement dans des récits fantastiques, elles ne passent plus exclusivement dans les dessins et les gravures avant d’aller se cogner au fond des rétines des lecteurs émerveillés, elles entrent désormais dans une proximité tangible, s’ouvrent à une sensibilité tactile. Il est donc réducteur de voir dans le spectacle du Dr Kahn une simple fable de cire [5] alors que les créatures qu’il présente, les monstres qu’il exhibe, sont désormais des corps, des images en trois dimensions. Et il est de ce fait tout aussi audacieux d’affirmer que le public a été mystifié – par manque d’informations, d’esprit critique, ou que sais-je encore – et que les savants ne l’auraient pas été. Que penser, en effet, de ces rapports sur les Niam-Niams recueillis par la société d’Anthropologie de Paris :

« Je dois vous déclarer, Messieurs, ajoute M. d’Antinori, qu’il a été en mon pouvoir d’examiner quelques individus de cette race que j’ai vus parmi les Djur et avec des machands d’ivoire ; que j’ai été témoin de leurs instincts sauvages, qui allaient jusqu’au point dans de leur faire manger des souris vivantes et des singes que j’avais tués moi-même ; qui dévoraient ces animaux après les avoir fait rôtir sur un feu ardent ; ils en mangeaient, et la peau carbonisée, et les poils, et les intestins, et les excréments, tout sans distinction ; cependant, dit le voyageur, je n’oserais pas soutenir que les Banda-Gniam-Gniam sont anthropophages. Le seul individu que j’ai vu avec un rudiment de queue, c’est à Constantinople, dans l’hiver de 1851, chez un marchand d’esclaves, en présence d’autres personnes, qui ont constaté cette particularité comme moi-même, dit M. le Marquis. Mais, que ce soit une simple anomalie ou une étrange bizarrerie de la nature, cette espèce de queue, que présentent quelques individus (et on pourrait se demander pourquoi ce fait ne se rencontre que dans cette race et non pas dans une autre), est tellement reconnue par les Arabes et les Turcs, que, sur les principaux marchés d’esclaves, les riches et les spéculateurs ont bien garde de les acheter.  [6]»

Sans doute l’erreur, en multipliant ses formes et ses supports, a-t-elle alourdi la charge de la critique, qu’elle soit amatrice ou savante ; elle en a complexifié la tâche aussi, puisque ne pouvant plus désormais être corrigée par le seul jeu de la contradiction ou de l’infirmation, l’erreur a sûrement conduit la vérité à s’accomplir différemment : à déchirer les images, à renverser les idoles. On n’en conclura donc pas, sur la seule foi des images, à une nécessaire tromperie : d’abord, comme on vient de le lire, le spectacle pouvait s’autoriser des hésitations de la science, et ensuite, dans cette affaire, les prestiges immémoriaux de l’imagination, celui de brouiller la vue par exemple, ou celui de recouvrir la surface des choses d’apparences perverses, étaient probablement moins en jeu que son rôle positif dans l’acte de connaissance. Car le débat savant qui a mis la vérité en lumière n’a jamais opposé ceux qui croyaient à l’existence d’hommes à queue et ceux qui n’y croyaient pas, mais plutôt deux façons de situer, d’objectiver la découverte ; autrement dit, le travail de la vérité n’a pas consisté dans une amputation empirique, ou dans un effacement dialectique de l’image, mais dans une opération plus complexe qui concerne l’expérience même du visible : son agencement, son équilibre. Opération qu’il va falloir précisément décrire.

Ce que nous pourrions faire, alors, pour comprendre comment l’existence d’un homme à queue a pu être aussi crédible et rendue telle par des autorités scientifiques, c’est de jouer l’espace de quelques instants cet amateur curieux qui, ayant eu le privilège de voir l’exposition du Dr Kahn en 1845, découvrirait pour la première fois le récit de Schweinfurth. Rien d’extraordinaire dans ce procédé. Il suffit pour cela, non de douter des vérités admises aujourd’hui par la science mais de pratiquer le jeu du scepticisme, c’est-à-dire d’être capable d’affirmer à la fois le plus incroyable et le plus vraisemblable. Jouant ce jeu, nous n’en saurons peut-être pas plus sur l’efficacité de la mystification mais nous serons en mesure d’approcher au plus près de la perception que l’on pouvait avoir des Niam-Niams dans cette période de vingt ans où le nœud actuel du vrai et du faux n’était pas encore tranchée aussi nettement. Examinons donc les portraits qui sont ici brossés et voyons ce qu’ils nous montrent et dissimulent.

III

 

L’erreur qui a permis l’existence des hommes à queue s’est bien entendu produite au niveau des observations qui ont été faites du modèle vivant. Et sur ce plan, en considérant uniquement le rapport de chaque description à son objet, le portrait « littéraire » de l’explorateur est forcément plus fiable que celui de l’exposition médicale : le portrait du voyageur autrichien est le fruit de ce qu’il a vu de lui-même – du moins c’est ainsi que se présente son texte – tandis que le portrait du Dr Kahn s’y réfère d’une manière beaucoup plus tortueuse : son texte est la légende d’une statue qui a pris modèle sur des descriptions et croquis eux-mêmes issus de relations de voyages n’ayant fourni que quelques témoignages directs. Or, le lecteur d’un récit de ce genre, tout comme le visiteur d’une exposition, n’ont rien d’autre en face d’eux qu’une paroi remplie de traits et de lignes : pour l’un, des dessins dans un livre ouvert, pour l’autre une sculpture et sa légende. Tous deux n’ont aucun moyen de vérifier par eux-mêmes si les portraits sont fidèles à l’original, ni l’occasion, peut-être même aussi la curiosité, de savoir dans quelles conditions ont été écrits ces textes. Pour ce public ni naïf, ni savant, mais plutôt curieux d’autre chose que d’exactitude, les garanties d’authenticité du témoignage de Schweinfurth ne sont pas, sur le papier, meilleures que celles des voyages précédents ni même que celles du spectacle du muséum. Si ce public accorde alors du crédit à ces textes, s’il voit dans ces images des représentations adéquates de ce qui leur demeure hors d’accès, c’est qu’auprès des textes et des images, il trouve en eux, autour d’eux ou entre eux, un pouvoir singulier qui les agence et les traverse.

Essayons alors, nous aussi, aussi loin que nous le pourrons, de plonger dans cette époque indécise et acceptons pour un temps ce que nous savons être impossible : l’existence d’hommes à queues. Et allons donc voir si ces deux textes-tableaux donnent la même visibilité aux corps qu’ils décrivent, c’est-à-dire si l’effet de réel qu’ils rendent est de même nature.

Dans la légende de l’Anatomical Museum, l’accumulation de détails sur les dimensions, formes et position des organes trahit aisément le type de regard que le texte accueille et relaie, il s’agit bien entendu d’un examen anatomique. Une fois désigné quel homme se tient là sous les yeux du spectateur, L’homme, à l’état brut et sauvage, l’examen commence : stature minuscule, peau noire… Puis, celui-ci étant terminé – le début et la fin étant admirablement marqués dans le texte par des tirets d’incises – la description revient sur ce qui soutient la statue, une de ses armes de guerre. Le texte fait apparaître le mouvement du regard autour de la statue : il s’approche, remontre progressivement vers la tête en s’attardant sur le visage, pommettes, front, oreilles, puis une fois le sommet du crâne atteint, il descend le long de cette colonne vertébrale prolongée par une queue de 8 cm environ. Au bout de sa chute, le regard du Dr Kahn se ramasse et d’un clin d’œil résume ce qu’il a vu : bref un corps qui se rapproche de celui des animaux inférieurs. Une fois cette boucle parcourue, le regard peint les organes des sens en plein exercice, activité imperceptible qui était peut-être suggérée par des postures : l’œil scrutant l’horizon, l’oreille tendue pour capter le moindre bruit, le nez aux narines dilatées reniflant l’air. L’homme sauvage est surpris dans son activité favorite, la chasse, cette recherche de proie qui ne dédaigne pas la chair humaine.

Le portrait se déploie donc sur deux plans, l’activité visible du corps sauvage, sa physiologie et les caractéristiques extérieures de son organisme, son anatomie. Et le rapport respectif de chacun au modèle de cire est complexe : devant ce mannequin impassible mais affectant certaines postures, la légende d’un côté simule le mouvement mais de l’autre feint de le suspendre quelques instants pour mieux détailler au visiteur son anatomie. Par son évidence tangible et visible, la statue immobile donne probablement des gages d’authenticité mais c’est le texte lu qui l’anime. Le visible est dépendant du lisible. Et cela d’une autre façon encore. La description anatomique, assez fouillée pour être précise mais assez lâche pour être compréhensible et suivie du regard, fait apparaître sur la statue ce qui sans elle resterait confus – comment pourrait-on seulement voir que la queue fait huit centimètres de long sans le secours d’une main pour effectuer la mesure ? – ; elle extrait donc du modelé de la sculpture un plan anatomique serré. Or, la légende, en rapprochant le corps de l’homme Niam-Niam de l’organisme d’un animal inférieur, fait plus qu’évoquer une ressemblance, elle fait miroiter sur la surface « anatomisée » de la statue une forme évanescente, invisible a priori pour le spectateur. Cet aspect primitif que le discours médical confère de ce fait à la statue lui donne en même temps son mouvement intérieur, cet instinct de chasse, ces sens en alerte, qui justifie la configuration de ses postures. La queue du Niam-Niam articule de manière visible ces différents plans : elle est un élément évident du nu anatomique et l’indice d’une animalité profonde. À première vue, donc, les pièges tendus par le spectacle du Dr Kahn doivent beaucoup aux tours de passe-passe de l’image faite chose, autrement dit aux effets d’une sorte de réification. Le faux des apparences s’authentifie en prenant les atours du solide. Mais en fait son apparente simplicité cache une étonnante sophistication, les jeux de simulation du texte s’étendent aussi bien aux mouvements de la statue qu’aux rapports de profondeur et de surface qui lui donnent sa configuration.

Mais continuons notre visite. Dans le portrait de Schweinfurth, la peau n’est jamais nettoyée, détachée des artifices, des vêtements qui pourraient en altérer l’examen : armes dans les mains, poitrine et front ornés de chapelets de dents, reins drapés d’une peau de bête ; le corps n’est pas mis à nu par un regard savant mais brossé dans son aspect le plus immédiat et on pourrait même dire lustré car quand le regard s’arrête sur les grands yeux et les dents blanches et pointues du guerrier, ils étincellent et elles brillent. Le portrait jette une lumière sur le guerrier Niam-Niam dont la nature et la fonction sont indécises, un éclat singulier paraît qui semble sortir d’on ne sait où.

Certainement faut-il comprendre que cet éclat provient du langage que le voyageur déploie sur le corps pour le magnifier. Car sa parure organique ne recouvre que partiellement sa peau et laisse exposées des parties sobres du corps aux côtés des surfaces ornées. Le portrait vient alors doubler ou compléter l’effet de la parure en élevant certaines parties nues au rang d’emblèmes : ces cheveux libres, ces yeux aux aguets et ces dents pointues et carnassières expriment à coup sûr, à même le corps, toute la sauvagerie de l’homme Niam-Niam. Seulement, la description, en rehaussant le corps naturel fonctionne comme une étrange parure : elle ne s’étend pas sur le corps comme le ferait beaucoup de vêtements, c’est-à-dire en le dissimulant, elle laisse au contraire transparaître son éclat dans sa nudité même. Les dépouilles d’autres animaux, peaux, queues et dents et les organes du corps guerrier, yeux, dents, cheveux, se retrouvent alors sur le même plan. Le portrait de Schweinfurth ne mélange pas le naturel et l’artificiel puisqu’il marque bien la différence entre les ornements qui viennent des dépouilles d’autres corps, humains ou pas, et ceux issus du corps vivant, seulement il ne les oppose plus et les élève tous deux au même rang d’emblème. Tout le corps vivant ou mort, de quel être qu’il provienne, resplendit de ses ornements ; l’anatomie n’est pas supprimée mais en quelque sorte glorifiée dans les peaux qui l’enveloppent.

Mais peut-être ces lueurs n’ajoutent-elles aucun éclat, peut-être manifestent-elles seulement quelque chose qui n’est pas visible en lui-même, quelque chose qui donnerait à ce portrait un tour beaucoup plus expressif. Car si l’anatomie du guerrier paraît sous une lumière toute différente de celle qui conviendrait à un examen, elle ne creuse aucune intériorité sous la surface du corps : la chevelure flotte dans le vent qui enveloppe le corps comme les yeux et les dents rayonnent au dehors plus qu’ils n’ouvrent l’épaisseur des chairs. Le portrait de Schweinfurth n’est pas la face visible et claire du monde sombre et souterrain de la chair, des entrailles. Certes, les yeux étincellent sous d’épais sourcils, les dents brillent entre ses lèvres ouvertes mais cette profondeur maigre, ce modeste relief sur le visage font ressortir quelque chose de beaucoup plus superficiel : bouche cousue et paupières closes, le cadavre du guerrier Niam-Niam bardé de ses trophées resterait encore d’apparence féroce, ne lui manquerait que cette physionomie sauvage que les traits du visage expriment avec le plus grand naturel. Dans la galerie londonienne, les mouvements figés du mannequin en train de chasser simulaient bien quelque chose comme une vue fugace, sa silhouette hideuse n’en découlait pas pour autant puisqu’elle avait pour seul support les formes dégradées de son organisme. Qu’il soit vivant ou mort, le caractère inférieur du sauvage sculpté restait visible dans sa queue. Plus que la présence nue d’un organisme, d’une physiologie animale en action, Schweinfurth peint la volatilité de l’aspect, l’émerveillement et le dynamisme de la rencontre. Peut-être alors, ces regards soutenus dans le blanc des yeux, la candeur de ces dents que les lèvres découvrent, sont-ils la source de cet éclat fuyant, contrastant si remarquablement pour un étranger comme l’autrichien Schweinfurth avec cette peau noire qui est le fond évident du portrait, carnation qui à la différence du Dr Kahn n’indique pas la noirceur d’un instinct primitif mais le visage enfantin du Nègre.

La juxtaposition de ces deux portraits produit un effet profondément ironique : c’est le spectacle mercantile offrant pourtant le modelé anatomique le plus précis qui passera pour une supercherie et c’est le tableau le plus superficiel, le plus exotique qui sera validé par la science. S’il y a supercherie, pourtant, ce n’est pas dans le fait de présenter un Africain pourvu d’une queue car si cela peut passer pour une liberté mensongère, elle put s’autoriser des hésitations même de certaines institutions scientifiques. La tromperie est plutôt dans le fait de faire passer les croquis des voyageurs directement dans un buste anatomique sans examen et en jouant sur la fausse preuve que donne l’évidence tangible de la statue. Mais en prenant forme dans un être anatomique et vivant (les postures), la silhouette entr’aperçue énonce la norme scientifique, le mode impératif sur lequel les objets doivent se présenter pour que les propositions ethnologiques soient vérifiées. Naïvement, le spectacle du Dr Kahn montre l’anthropologie raciale du XIXe siècle s’aligner sur les sciences médicales et faire de l’examen anatomique la forme visible et palpable de la vérité de l’homme. En donnant au dessin, aux images incertaines, la stature décidée d’une chose, le Dr Kahn ne faisait qu’assurer au public la capacité de son œil à produire un tel examen, lui donnant la certitude de pouvoir enfin observer ce que ses yeux ne peuvent que voir. Or, justement, le nu anatomique que le spectacle cherche à exposer ne peut en aucun cas sauter aux yeux si on n’en a pas l’exercice régulier, la discipline. Sans la maîtrise de cet œil médical, pour que le chasseur cannibale prenne corps dans la brute anatomique, il faut passer par le détour du texte : le regard du flâneur ne peut par lui-même dénuder la statue, il doit être armé de la grille que lui donne la légende pour lire l’anatomie animale et inférieure du guerrier Niam-Niam sur le modelé de la sculpture.

Par un jeu différent entre surface et profondeur, les deux portraits produisent des effets de réel distincts : les aspects fuyants que livre les rencontres s’incarnent pour l’un dans le nu anatomique, pour l’autre dans une féroce splendeur.

 

IV

 

La confrontation de ces portraits permet de situer très précisément l’erreur qui est au cœur de la fable des hommes à queue. Il suffit en effet, qu’un œil non instruit des façons qu’ont de nombreux peuples de se parer, surprenne de loin un guerrier Niam-Niam pour que la queue d’apparat devienne une queue anatomique. Le fameux appendice n’est donc pas une création de l’imagination mais un effet de perception, la confusion entre deux plans, c’est-à-dire l’écrasement sur la planche anatomique de l’aspect du corps. Or, cette confusion n’est pas en elle-même une erreur puisqu’elle fait partie des conditions normales de la perception : affirmer que l’on a vu un homme à queue, énoncé de manière aussi sobre, est tout à fait fidèle aux leçons de l’expérience ; seulement, cela ne décrit qu’une vue partielle et non une observation complète de l’homme en question. Perspective contre évidence. Pourtant si on superpose le portrait de Schweinfurth et celui du Dr Kahn, on s’aperçoit que c’est une histoire beaucoup plus extraordinaire qui aurait dû être racontée pour être fidèle à l’expérience. Avec sa parure polyorganique et interspécifique, le guerrier aurait dû être pourvu d’un pelage, de dents sur le front et pas seulement d’une mais de plusieurs queues se balançant à sa taille. La vue qui a donné lieu à la fable de l’homme à queue n’est pas seulement partielle, elle est déjà trop réductrice, trop partiale. Tout le fantastique que cette vision confuse aurait pu donner a été écarté, épuré. Le spectacle londonien et les témoignages qui l’ont précédé sont donc loin d’être les produits d’une imagination absurde, ils sont la transformation réglée de perceptions confuses : la réduction presque totale du fantastique immanent à la perception aux dimensions affaiblies d’un portrait qui ne conserve que ce qui suffit pour faire communiquer monstruosité et animalité, la queue bestiale qui danse dans le dos humain du Niam-Niam.

La manière dont Schweinfurth relate la rencontre avec le guerrier Niam-Niam indique une toute autre opération. De même que le spectacle du Dr Kahn est un dispositif complexe articulant le discours à une statue visible et tangible, celui du voyageur n’est pas simple à décrire. Il introduit un troublant jeu de miroir dans le texte, un langage de l’émerveillement qui rehausse de son éclat la férocité du guerrier tout en réfléchissant cet éclat sur lui-même, c’est-à-dire sur celui qui lui fait face. Le portrait laisse alors apparaître deux figures, ce qu’on regarde, c’est-à-dire le guerrier Niam-Niam et ce qu’on voit en lui, un enfant de l’Afrique indomptée. Par ce décalage, il éclaire sa propre position d’étranger et fait voir quelle place elle occupe dans le spectacle de la sauvagerie. Aussi, n’hésite-t-il pas à dire que tous les attributs de la sauvagerie qu’ait pu évoquer une imagination ardente sont donnés dans ce double regard. Le voyageur contemple sur ce guerrier africain la totalité de ce qui est imaginable sur la sauvagerie : il fait l’expérience, non seulement d’une égalité parfaite de contenu entre la perception et l’imagination mais surtout du débord de l’imagination dans la perception ; tout l’imaginable est devenue vision, toute la pâleur de ce qu’il était possible de lire dans les récits de voyage, de regarder dans les gravures et les dessins, brille dans une éclatante présence.

Les rapports entre l’imagination et le voyage en sont complètement modifiés. On connaît les codes qui régissent les récits de voyage : le merveilleux, le monstrueux, le miraculeux, toutes les formes de singularités remarquables et mémorables doivent être évoquées ou esquissées comme autant de brèches, de points extrêmes dans le monde connu et ordinaire. Le plaisir du lecteur se trouve justement là : lui, immobile, rivé à une terre dont on peinerait à dire qu’elle est la sienne, se retrouve soudain aux limites de cet univers au delà duquel l’imagination va lui permettre de s’aventurer. Le jeu inverse existe également, le voyageur ou le conteur arrête son récit et confie combien les mots lui manquent pour dire ce qui existait là-bas dans toute sa singularité. Le voyage revendique alors le pouvoir de dépasser toute imagination au profit de la seule expérience. prétend être inimaginable pour ici.  Le voyage creuse dans l’horizon le signe du lointain. Or, l’expérience que relate l’explorateur autrichien en plein XIXe siècle, est quelque peu différente : c’est celle d’un équilibre tel entre imagination et perception que la transcendance de l’une sur l’autre, quel que soit son sens, disparaît. D’où le fait que tous les emblèmes sauvages que l’on trouve ça et là dans les récits, les gravures, les dessins, etc., resurgissent au moment du face-à-face. Alors on ne peut plus dire que ce que l’étranger retrouve dans le guerrier qu’il a sous les yeux, c’est une vision qu’il avait déjà, qu’il projette dans le réel une forme fantasmatique, c’est-à-dire cet enfant sauvage qu’il connaissait déjà. L’étranger part bien à la reconnaissance de quelque chose mais sans ce regard rétrospectif qui contemple un modèle. Au terme de la vision, c’est une image qu’il réalise : il voit bel et bien un Sauvage.

Comment s’établit alors cette reconnaissance aveugle ? Dans le portrait du voyageur, le regard débute sa course sur les deux mains armées du guerrier et remonte après vers le visage, le corps paraît ainsi flotter dans les airs. Dans la description du Dr Kahn, le regard embrasse d’emblée la totalité de la stature comme si elle était vue à une distance appréciable. La seconde paraît de ce fait plus complète que la première, la figure du sauvage y étant plus clairement dessinée. Et pourtant ce n’est pas dans la figure ou, du moins, sur les points où le regard s’arrête, que se décide le réalisme de ces portraits mais dans une différence d’apparence mineure : l’un tient la lance d’une main, le grand bouclier et le troumbache [7] de l’autre, l’autre se tient appuyé sur l’une de ses armes de guerre. L’un s’appuie sur ses armes pour faire poindre une menace, l’autre se repose sur elles afin de tenir debout. La statue du Dr Kahn a beau avoir les deux pieds sur terre, ni la densité palpable de son volume, ni même la solidité de ce qui la supporte ne pourront la faire tenir debout comme figure sauvage comme est capable de la faire le danger qui traverse le portrait de Schweinfurth.  Sans doute, la statue a été modelée afin d’effrayer les visiteurs par son aspect hideux mais la menace qu’elle projette n’est pas la même. La réification de l’image monstrueuse du Niam-Niam rend plus vraisemblable ce qu’elle représente puisque le problème du monstre, justement, est de ne pouvoir exister dans l’unité d’un corps, espérant que ce corps soit viable ou que ceux qui le découvrent le laissent en vie, en acceptant de s’y incarner sans se dissimuler ou se mutiler. Si le monstre est donc effrayant, la menace qu’il fait poindre est de l’ordre de l’éclatement, de l’inconsistance des corps, que ce soit le sien ou celui qui se perd dans sa fascination. Or le problème de la figuration sauvage est tout autre. Un être sauvage n’est pas plus vrai se tenant devant soi en chair et en os, n’est pas plus présent en se coulant dans un corps à l’anatomie irréprochable ; l’effet de réel ou le réalisme du portrait sauvage consiste au contraire dans le rapport ouvert et simultané que l’image entretient avec un événement qui menace de la trouer, tel un danger qui guette sur les bords ou derrière. Ces yeux à l’affût, cette bouche prête à mordre et ces cheveux déjà en mouvement sont les signes d’une présence imperceptible, d’une attaque virtuelle, d’une sauvagerie tenue en réserve. Le face-à-face avec le Sauvage a ses codes et impose une immédiate réversibilité : d’emblèmes, les armes, la parure et les trophées deviennent des signaux. Alors, quant la description de l’explorateur s’achève, quand ce buste qui semblait flotter s’avance d’un pas ferme, d’un air hautain vers celui qui le regarde, le guerrier envahit soudainement l’espace de sa présence, vers le bas, le haut et l’avant, le spectateur – et le lecteur qui occupe provisoirement sa place – n’est plus uniquement devant un objet de contemplation mais placé sous son féroce regard. Que lui importe alors de savoir si les trophées qu’il arbore, ces dents qu’ils portent à la poitrine ou sur le front, sont des trophées de bataille ou de chasse, le danger aura les mêmes conséquences.

Le guerrier Niam-Niam du Dr Kahn, quant à lui, a beau être à l’affût d’une proie, l’horizon qu’il scrute et l’oreille qu’il tend malgré toutes les gesticulations du visiteur montrent indéniablement que sa proie (humaine ou pas) n’est pas là où se situe celui qui le regarde. Le danger est écarté. Peut-être donc que le public a été mystifié par de tels simulacres, il n’en reste pas moins qu’une statue que l’on peut approcher et toucher est le pire des modes de représentation du Sauvage. Peu importe dans quelle peau de bête on le drape, celle du démon, de l’animal ou du primitif, le Sauvage s’authentifie par la présence d’une férocité qui passe sans doute par un aspect codifié mais aussi et surtout par cette distance qui ne permet que de voir et sûrement pas de toucher, caresser cet enfant indompté. Le seul contact que ménage la sauvagerie est celui de la morsure. Une blessure.


1. Dr Kahn, cité in Bernth Lindfors, « Le docteur Kahn et les Niam-Niams », Les Zoos Humains. Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2002. Retour au texte

2. Schweinfurth Georg, Au cœur de l’Afrique, Voyages et découvertes dans les régions inexplorées de l’Afrique centrale, 1875, vol. II, Chap. XIII, p. 9, (trad. Im Herzen von Afrika) Retour au texte

3. Louis du Couret, Voyage au pays des Niam-Niams ou hommes à queues, 1854, p. 3. Retour au texte

4. Les données concernant l’affaire des Niam-Niams de 1844-1845 et l’existence de la galerie du Dr Kahn sont extraites de l’article de Bernth Lindfors, « Le docteur Kahn et les Niam-Niams », in Les Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2002, p. 212. Retour au texte

5. Bernth Lindfors, « Le docteur Kahn et les Niam-Niams », in Les Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2002, p. 212. Retour au texte

6. Simonot, « Rapport sur les bulletins de l’Institut égyptien. Renseignement sur le pays des Gniam-Gniam », in Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, séance du 7 août 1862, t. 3, fasc. 1-41862, 1862, p. 461-462. Retour au texte

7. Le troumbache est une arme de jet, plus précisément un couteau de lancer. Retour au texte

Océan

En passant

Nous qui de naissance savons tous les mensonges exotiques et la déception des tours du monde (ayant tout vu, dans un espace de plusieurs lieues de chefs-d’œuvre, par les yeux de notre esprit et les yeux de notre visage), nous allons, simplement, au bord de l’Océan, où ne persiste plus qu’une ligne pâle et confuse, regarder ce qu’il y a au-delà de notre séjour ordinaire, c’est-à-dire l’infini et rien.

Mallarmé, Correspondance

Les voyageurs

les voyageursLes voyageurs transportent clandestinement des miroirs.

À ceux qui ne sortent jamais du giron de leur patrie, à ceux qui ne tournent jamais le dos aux colonnes de leur pays : à ceux-là ils portent, enfermé dans l’épaisseur de surfaces mates, tendues et mille fois repliées – les visages, peaux, tissus et langues qui enveloppent leurs corps – l’éclat sombre de ce qu’ils ont vu autre part. De ce qui en eux s’est fait jour loin. Un geste qui se déploie et qui s’embrouille. Une langue qui se dénoue jusqu’au balbutiement. Un trait qui s’efface sans rien laisser d’autre qu’une fente, une ride, un orifice ouvert : un œil vague pour les choses alentour pointant malgré tout vers on ne sait quoi avec précision. Vers cette lueur qui les regarde encore – même une fois revenus – cette lumière sur les hommes, les êtres et les choses qu’auparavant ils n’avaient jamais vus. Une aube interminable qu’ici n’a jamais connue. Qui les aurait sur place, d’un coup, dépaysés.

L’histoire ne retient de tout cela que chocs, impressions et blessures : ce qui frappe. Ce qui laisse des traces plus ou moins visibles mais toujours marquantes. C’est la figure enfantine du pirate : jambe de bois et bandeau sur l’œil. Des rencontres merveilleuses, il est vrai, on ne sort pas indemne. À peine aperçu, le monstre vous fait monstre. Sans pitié. Il y a cependant sous ces marques apparentes des miroirs opaques, des surfaces sombres, qui agissent dès le retour des voyageurs, et qui vident l’évidence de ses pouvoirs de compréhension immédiats, qui brouillent la transparence des figures et des heures : ce sont ces gestes, ces attitudes, ces expressions qui désorganisent le corps de ceux qui font retour ; ces mêmes gestes, allures et manières dont on ne peut plus dire « ce sont les nôtres, ce sont les leurs » et qui ternissent la présence de ceux qui fuient en regardant vers ailleurs, s’éclairant seulement de ce qui fut perçu là-bas. Airs sombres et aspects qui tranchent de l’obscurité qu’ils répandent, qu’ils attirent, qu’ils renvoient. (Ces paysages interdits à ceux qui demeurent.) Des écrans qui arrêtent et coudent le regard. Qui ne sont pas tout à fait des images et pas encore des souvenirs, loin de là. Pour cela il faudra attendre que les paroles recueillies durant le périple, celles que les voyageurs ont aussi soupçonnées, et celles qu’ils ont inventées ─ tournant et retournant leurs yeux autour de leur langue ─ soient rassemblées et tramées entre elles, livrant alors les coordonnées nécessaires pour que, au lieu où ces paroles auront été été déposées (cartes, livres ou gravures), sortent des images. Vues imprécises de ce que les voyageurs ont embarqué à leur insu dans leurs cales. Des visions qui, sur le pont, s’embrasent, se consument, et déposent des cendres verbales qui partent en fumée. L’irrépressible vent de fiction qui anime les relations de voyage. Qui fait battre les voiles d’un vaisseau incendié.

Des mirages éphémères jaillissent ainsi, à la lecture, d’entre les récits. Qu’on les écoute ou qu’on les lise, examinant les images peintes, gravées, imprimées. Et ce faisant soulèvent, entraînent et dégagent dans le verbal l’invisible écran – le fond tout sauf évident – sur lequel (et par lequel) les phrases s’ordonnent, se répondent et prennent consistance. Parlent tout simplement. Sur fond de nuit étoilée. Disant de ce que le voyageur fut seul à voir en face – il y a une solitude de la vision dans le voyage, une solitude telle que tout ce que l’on montrera au retour, en paroles et en images, ne fera que montrer et dissimuler l’évidence du spectacle perdu, la fissure d’un regard toujours porté sur vous, ouvert en vous, par un monde que l’on n’habite plus désormais. Ce sont de ces brèches, de ces failles du cœur noir interdit, que sortent et se déplient les images.

De leurs expéditions, les voyageurs ne rapportent pas ces mots qui expriment brillamment une image (artifice rhétorique), même pas ces images qu’un coup d’œil suffirait à décrire (illusion naturaliste). Les récits ne sont pas des coffres dans lequel seraient conservées les vues les plus flamboyantes du lointain – leur incendie se propagerait sur tout le vaisseau. De même, planches et tableaux ne retiennent aucun des propos lumineux qui font sauter aux yeux ce qui pourtant ne se laisse que difficilement approcher du regard. Aucun, de l’image et du mot, ne sont le refuge, le reflet, le véhicule l’un de l’autre : trésors transportés et stockés ensemble dans la fuyante et inaccessible clarté d’une mémoire. Mots et images ont d’autant moins de rapport immédiat que durant le voyage, ils n’ont pas d’existence séparée. Bien avant d’être déposés sur la blancheur d’une page ou d’être soufflés dans le timbre d’une voix, les mots se dispersent et s’absentent le long de certaines surfaces usées, vieillies, élimées : paysage rebattu, visage défiguré, motif zoomorphe ou structure végétale, etc. Mires dans lequel sans cesse le regard se plonge et se perd et ne ressort chaque fois qu’en y ayant laissé un peu de lui-même. Objets sans éclat, sans reflet, qui forment pourtant de véritables miroirs. Capteurs, conducteurs et diffuseurs de lumières. Blanches merveilles.

Les relations de voyage étirent et étalent ces surfaces miroitantes dans lesquelles, à la file, les phrases prennent place et s’installent parfois. Le récit, alors, donne l’impression de revoir ce qui a été vu là-bas. Il transmet la blessure. Communique une passion. Entretient une lueur. Mais en aucun cas ne reflète ce qui a été vu au loin. Seul scintille avec lui l’éclat d’une obscure vision qui ouvre, depuis, l’horizon bâti par tant de regards. Les voyageurs reviennent chez eux chargés d’aurores nouvelles. Et dans la nuit qu’ils surprennent fatalement au retour parviennent au port comme les aubes d’un jour encore en sommeil.

Ils transportent des miroirs clandestins. Plus profonds que mots et images. Des miroirs sans tain dans lesquels, au retour, nous puisons des images innombrables. Des images d’où les histoires s’élèvent et dans lesquelles elles s’emmêlent.

Miroir, mire opaque, aire et site de tout verbe. Débordant tout regard. Excédant tout reflet. Puits inondant d’images.