Vivre en société

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La sociologie pourrait acquérir, je ne dis pas une scientificité certaine, mais une rigueur nouvelle en acceptant de prendre à bras le corps ce que depuis l’après guerre, en France du moins, elle s’est résolument entendue à écarter : l’être biologique de l’homme. En effet la scientificité que cette discipline essaie d’établir depuis maintenant plus d’un siècle est liée de manière si étroite au champ de la biologie que chaque moment décisif dans sa propre histoire semble dériver d’une nouvelle disposition des sciences du vivant vis-à-vis d’elle-même. Ce rapport de proximité, mobile mais constant, on le trouve bien sûr au plus simple du vocabulaire employé dans les enquêtes de terrain, qui regorgent de références, même minimales, aux dimensions du vivant : besoin, fonction, milieu, génération, hérédité, organisation, etc. Mais il se manifeste également au sein de ces textes – que l’on trouve aussi bien au sein d’études de sociologie et de psychologie qu’au milieu de ces ouvrages au statut plus incertain qui ont précédé la spécialisation en disciplines académiques – qui tentent de fonder l’existence sociale de l’homme sur sa réalité d’être vivant. Depuis le XIXe siècle, on voit régulièrement érigé le même style d’attitude prise à l’égard de cet homme singulier qui est l’homme vivant en groupe, à plusieurs, en nombre, en tout cas dans la présence proche ou lointaine de ses semblables : un ensemble de très étranges gestes, à vrai dire, que l’on dira de compassion, de sympathie, ou d’humanité, pour un homme qui, tout en passant pour l’Homme en général, offre malgré tout un visage insolite quoiqu’encore bien mystérieux. Au milieu du XXe siècle, les hommages de Lévi-Strauss à Rousseau témoigneront encore de l’importance de cette attitude : ne verra-t-il pas dans les conjectures du philosophe sur la pitié qui anime l’homme sauvage pour chaque être vivant un des fondements de l’anthropologie et des sciences humaines ? Signe tardif, mais significatif encore, de l’événement qui s’est probablement produit entre la fin du XVIIIe siècle et le début du siècle suivant, quand l’on se mit à chercher les raisons de la société humaine, le fait même que les hommes se rassemblent et vivent ensemble – ne serait-ce que pour se tenir à distance –, et ce d’une nouvelle manière. Car on n’envisageait plus désormais, du moins plus seulement, l’association entre les hommes sous la forme d’un contrat ou d’une attraction naturelle ; on ne la déduisait plus d’une volonté animée par la crainte ou l’espoir ou même par le plaisir pris au contact des autres, on préférait la fonder à présent sur une faiblesse native ou naturelle de l’homme, une imperfection située quelque part entre entre organisme et espèce.

Ce phénomène, dont les effets se font sentir partout dans la philosophie du siècle, est à mettre au compte d’une transformation de l’expérience religieuse de l’homme occidental. En effet, l’homme devenu pleinement vivant, l’homme ayant en quelque sorte perdu à jamais la possibilité de trouver dignité et salut en ce Dieu qui n’est plus son créateur, se voit déchu de la parfaite éternité qui lui était promise jusque-là, à l’issue d’une vie de pénitence. Car vivre c’est souffrir, comme cela fut le cas durant tout l’Âge classique, le caractère de l’être vivant – la sensibilité – étant comprise comme passion : sentir signifiait pâtir. Aussi, n’ayant plus rien de divin en lui, ne restait plus à l’homme que l’image déchue de lui-même, l’image d’un être radicalement imparfait que le dégoût de Nietzsche immortalisa d’une formule : Humain, trop humain. L’homme se regardant de face pour la première fois, sans le miroir amoureux et glorieux que Dieu lui renvoyait de lui-même, ne vit que cet être inachevé, difforme, malade, souffrant, que l’Église lui avait toujours promis de transfigurer. C’est cet homme privé de Dieu et de son image, créature encore mais abandonnée, reniée par son créateur – dont Frankenstein de Shelley est la parabole – qui va devoir rendre compte des liens durables qui existent entre les vivants humains. Et ce de plusieurs manières :

  1. Traversé de désirs sans bornes, voué à une insatisfaction radicale en raison de la démesure qui existe entre sa pensée et son corps – ce qu’elle est capable de se représenter comme désirable, ce qu’il est capable de réaliser par ses propres moyens –, cet homme difforme ne peut trouver la force qui lui est nécessaire pour parvenir même à ses fins les plus naturelles sans l’appui d’autres hommes. Loin de pouvoir s’auto-suffire, l’organisme individuel est au contraire grevé d’une irrémédiable faiblesse : son désir passe ses forces. Ce sera le cœur de la théorie de l’anomal chez Durkheim, ce décrochage entre l’infinité du désir et les normes sociales qui ne le bornent plus en lui donnant un objet atteignable. Aussi, les autres ne sont plus des moyens pour arriver à des fins personnelles, médiation qui elle aussi suppose que les fins passent les forces de l’individu, ils deviennent des soutiens obligés, des appuis nécessaires. Autrui est l’indispensable complément de la moindre action. Si bien que les capacités de l’Homme ne doivent pas être examinées à l’échelle de chaque individu, pris en particulier, mais au niveau de l’espèce organisée, second niveau d’intégration décrivant la manière dont les organismes individuels se rapportent les uns aux autres en ajoutant leurs forces. À la limite, il faudrait dire qu’il n’y a d’humanité véritable, pour les tenants d’un tel organicisme, que celle de l’Espèce, et seuls les individus qui rassemblent leurs maigres forces parviennent à donner l’image qui revient à celle-ci, la dignité qu’elle s’accorde, en méritant le nom d’hommes. On voit ainsi se dessiner l’échelle des niveaux d’organisation sociale que la sociologie va longtemps utiliser pour la répartition et le cumul de ses données et l’énoncé de ses résultats.
  2. Être incomplet, entaché d’une radicale faiblesse, l’homme ou plutôt l’organisme humain l’est encore d’une autre manière. Tout au long du ΧΙΧe siècle, on voit ainsi répétée l’affirmation selon laquelle il naît dans le besoin, la détresse ; qu’il est le mammifère qui demande la plus longue phase de maturation, qu’il possède moins de réflexes, de dispositions innées que bien d’autres espèces, que son évolution le conduit à la perte de plus en plus grande de ses instincts. Bref, ces différents thèmes convergents soulignent, par cet inachèvement inné, la radicale dépendance dans laquelle se trouve l’être humain pour atteindre sa forme définitive d’individu, d’être complet. Encore une fois, la présence ou du moins l’action d’autrui s’avère nécessaire pour que l’organisme humain s’accomplisse. On reconnaît là l’inflexion d’une thématique venue de l’Âge classique, celle des enfants sauvages, des enfants élevés par d’autres animaux que l’homme ; thématique qui a donné lieu à de nombreuses discussions autour de la nécessité, justement, de la présence humaine et de ses effets dans l’épanouissement ou le perfectionnement d’un de ses membres. L’homme, pour être tel qu’il doit être, pour devenir l’individu que la nature lui commande d’être, suppose de rentrer sous la dépendance complète de ses parents, de ses éducateurs. Ainsi non seulement le petit d’homme, abandonné à ses seules forces, ne peut que périr dans la nature, mais il ne peut trouver également seul le chemin de son humanité. L’homme, à sa naissance, n’est jamais et pleinement l’homme qu’il est en mesure d’être. Aussi le chemin de l’enfance à l’âge adulte ne suit pas la courbe d’un simple développement : il n’équivaut pas à une maturation qui s’orienterait d’elle-même mais exige au contraire la direction, la droiture, la stature d’autrui pour que l’homme s’élève à l’Homme. Ce ne sont plus, donc, des hommes qui ajoutent leurs maigres forces pour atteindre une certaine grandeur, c’est l’homme presque nul qui exige à ses côtés une grandeur, colossale, presque démesurée, pour trouver ne serait-ce qu’une petitesse d’homme.
  3. Trop timoré pour donner corps à une volonté, trop faible pour tenir droit tout seul, l’homme est également cet animal qui est le moins armé pour survivre au monde auquel il est voué. D’une faiblesse exemplaire (qui tient à son extrême sensibilité, à la dominance, dans son comportement, des passions sur la raison) il ne peut se protéger des dangers d’être en vie si ce n’est grâce à l’aide d’autres hommes aussi faibles que lui. Or, ces derniers retournant cette condition qui les accable, qui diminue leurs forces, font de cette souffrance qui les ébranle – plus que d’autres êtres –, une compassion active, un moyen de se protéger les uns les autres. Et dans cette aide réciproque, ce secours octroyé à chacun à la vue d’un danger, d’une menace, les hommes deviennent capables, ensembles, d’affronter la vie et tout les risques qu’elle représente. L’Espèce qui, jusque-là, installait en chaque individu, au moyen des instincts, tout ce qui était nécessaire à sa conservation, n’est même plus à même d’assumer son rôle naturel vis-à-vis de ses membres. La vie, pour le moindre individu, est plus qu’un encombrement et moins qu’une malédiction, plutôt une farce malheureuse, une blague ridicule, contre laquelle chacun ne trouve réconfort qu’auprès d’autres que soi, histoire d’en rire, un peu, après en avoir surtout pleuré. Fabuleux spectacle que celui d’êtres qui se rapprochent en raison même de leurs hideuses faiblesses, et qui trouvent, dans cette vision multipliée, la force de survivre à ce dont ils ne sortiront jamais. Seulement ne le font-ils que de façon parcimonieuse, en ne se regroupant toujours qu’à quelques-uns, laissant les autres exposés seuls, quand ils n’en sacrifient pas eux-mêmes. Tant d’hommes, aux XIXe et XXe siècles seront soumis à l’épreuve de la vie, à l’étalon de l’espèce, qui paraîtront alors dégénérés, arriérés, décadents et cela, non en vertu d’une contingence historique, mais d’une disposition singulière et globale des groupements humains. Des hommes qui, de ne pouvoir se protéger, seront exclus des droits et devoirs de l’espèce et deviennent alors des sous-hommes.

 Sans doute trouverait-on d’autres preuves encore en faveur de cet argument qui voit dans la finitude humaine le fondement de toute société, c’est-à-dire de tout rapport durable, entre les hommes, mais ces raisons permettent déjà de remarquer plusieurs choses.

Premièrement, on s’aperçoit que la socialité, c’est-à-dire la forme spécifiquement humaine de sociétén’est pas seulement fondée, établie sur des caractéristiques spécifiques de l’homme, il semble aussi, qu’à l’inverse, ce soient les différents liens qui rapportent les individus entre eux – sous la forme de relations de soutien, d’aide, de protection, de secours, d’élévation, etc. – qui tirent les organismes humains, les individus incomplets, au niveau même des finalités et des caractéristiques de leur espèce. Comment l’homme pourrait-il, ne serait-ce que tenir son rang d’espèce supérieure, ou du moins atteindre à la dignité que son espèce lui confère, s’il n’y avait d’autres hommes pour lui donner la possibilité de réaliser les grandes choses pour lesquelles il est vénéré ? Comment aussi les hommes parviendraient-ils à se reproduire s’il n’y avait d’autres hommes pour les mener à la maturité nécessaire ? Et surtout, comment l’espèce humaine aurait subsisté si la vie n’avait été confiée qu’aux seuls organismes débiles qui la composent ? Elle périrait s’ils ne s’unissaient pas en sociétés capables de pallier aux faiblesses de chacun, si celles-ci en retour n’étaient pas là pour protéger mais aussi exposer une partie de ses membres. On voit ainsi comment la vie, tout en rendant possible et nécessaire la société des hommes, l’appelle également comme une condition même leur existence. Ainsi, alors que de nombreuses autres espèces connaissent également des phénomènes d’associations comparables à ceux des hommes, l’espèce humaine apparaît comme la seule pour laquelle la société fait partie intégrale de ses conditions d’existence. L’humanité n’est pas seulement une espèce qui rassemblerait sous l’œil du naturaliste un ensemble d’individus semblables de corps et de capacités, elle est aussi le milieu nécessaire dans lequel existe chaque individu. La présence, qu’elle soit proche ou lointaine, donnée en personne ou par la médiation d’un objet, d’un organisme humain à un autre est la condition même de l’individualité humaine. Dit d’une autre manière, c’est la société, en tant que fonction intrinsèque de l’espèce qui rend possible le maintien d’une variabilité humaine, c’est-à-dire l’existence d’individus différents – manière de rappeler à quel point il est absurde d’isoler ou d’opposer individualité et collectivité, ou de répartir les sociologies selon qu’elles sont, comme l’on dit, holistes ou individualistes, alors que le moindre des énoncés théoriques sur la socialité humaine qui parcourent les ouvrages des sciences humaines depuis le ΧΙΧe siècle montrent, à l’envi, que ces deux dimensions sont toujours pensées en corrélation permanente. Mais qui parmi nos chers sociologues peut-il encore prétendre à cette finesse de vue, eux qui croient, malheureusement dans leur grande majorité, qu’ils seront pris plus au sérieux en maniant les plus grandes généralités qu’ils puissent entendre et comprendre, c’est-à-dire peu si on juge de la grande masse de travaux qui s’accumulent et que démographes, statisticiens ou ethnographes mèneraient aussi bien qu’eux ne le font.

Deuxièmement, on s’aperçoit également que cette justification de l’existence en collectivité, tout en niant la possibilité et même la légitimité d’une vie solitaire, d’une vie à l’écart de la grande majorité des autres hommes, s’appuie sur les mêmes valeurs qui seront à l’œuvre dans les politiques, justement dites sociales, au XIXe siècle. Des formes d’assistance étatisée à la charité libérale, des caisses de secours illégales des ouvriers jusqu’au nouveau régime de propriété publique analysée par Castel – supposant l’existence d’une solidarité comme forme première du lien social entre les hommes –, on voit que l’objet même de la sociologie, cet homme doté d’une individualité imparfaite qui l’oblige à vivre avec d’autres hommes, constitue la cible de nombreux dispositifs de pouvoir appartenant au champ social. On pourrait dire finalement que le terrain même sur lequel s’élabore l’ensemble des objets sociologiques, l’espace premier dans lequel il sont prélevés, dérive de ce champ social.

Troisièmement, on remarque également que la possibilité de penser la vie en société en tant que telle ne se fait pas directement mais suppose une anthropologie comme condition intermédiaire. C’est en effet cette conception d’une finitude humaine fondamentale qui rapporte l’une à l’autre Vie et Société. L’homme est bien d’un côté un être vivant et de l’autre un être social, puisque l’espèce n’existe que sous forme de collectivité, mais il n’est possible d’articuler l’une à l’autre de ces thèses qu’en supposant cette imperfection, cette incomplétude de l’individualité humaine qui fait que la société n’est pas seulement un cadre de vie extérieur mais une condition même de cette vie. Ce n’est pas dans une caractéristique positive de l’organisme humain, par exemple une sympathie pour autrui ou une attirance sexuelle, mais dans son défaut, dans sa négativité propre, le fait qu’il ne puisse pas subsister par lui-même, qu’il faut comprendre pourquoi l’homme n’est vivant qu’en vivant en société. Et c’est probablement cette anthropologie qui tout en rapportant l’une à l’autre sociologie et biologie les empêchait en même temps de se confronter directement autour de cette question des formes et des conditions d’émergence des sociétés humaines. Au lieu de cela, on ne compte pas les tentatives de biologistes qui dérivent les sociétés humaines de quelque propriété singulière de l’espèce (la mal dite faculté de conscience bien souvent) ou des formes d’association d’espèces voisines dans le labyrinthe de l’évolution.

La galerie de Sauvages

En passant

Du XVIe au XXe siècle, au fil des colonisations du Nouveau Monde, les explorateurs ont usé de nombreux termes pour qualifier les peuples qu’ils rencontraient : barbares, brutes, démons, cannibales, sauvages. Il ne faudrait pourtant pas croire que ces épithètes ont peu à peu disparu à mesure que nos connaissances se perfectionnaient, ou que nos sociétés, comme affirment certains, se civilisaient. Certains masques sont peut-être tombés, celui de l’Indien infidèle, du Brésilien cannibale, du géant Patagon ou du Nègre primitif – bien qu’ils soient toujours et encore confondus avec nombre visages –, plusieurs traits, quand à eux, ont obstinément et aveuglément persisté au cours des âges.

Sans doute ces attributs sont-ils des qualifications morales qu’une ethnologie rigoureuse se doit, tôt ou tard, de bannir. Ils n’en gardent pas moins une indéniable valeur descriptive comme en témoignent les nombreuses monographies ou carnets de terrain qui les utilisent. On ne s’étonnera donc pas d’entendre les propos de l’anthropologue Huxley au retour de son enquête sur les Urubu d’Amérique du Sud dans les années 1950 : « rien ne sert de nier leur sauvagerie. Avant la pacification, leur cruauté à la guerre, leur barbarie étaient notoires. Mais, sans parler de leurs vertus d’hospitalité, de courage et d’honnêteté, on peut dire beaucoup de bien d’eux. Car un Indien sait être un sauvage, sans pour autant manquer de principes.1» Comment lire de tels propos ? Faut-il y voir un raccourci commode pour peindre en peu de mots un type social ou culturel ? Est-ce l’effet d’une inexorable prégnance des préjugés culturels ? Mieux vaut, en premier lieu, s’en tenir au constat suivant : trouver un tel portrait dans un texte d’ethnographie, comme il s’en dessinait sous le crayon, sous la plume, des voyageurs, géographes, naturalistes et moralistes des XVIIe et XVIIIe siècles, témoigne d’une pratique bien ancrée, fort ancienne, dans la description des peuples. Et de fait, bien avant que les savants n’aillent voir d’eux-mêmes ce qu’il retourne au juste de tel ou tel peuple, les voyageurs émaillaient déjà leurs relations de croquis, effigies, ou caricatures de ce type.

Et dans cette immense galerie de portraits que tant de voyageurs (missionnaires, conquistadores ou marins) ont constituée pendant des siècles, un trait, plus ou moins accentué, parcourt quantité de visages : la férocité. Il y aurait sûrement beaucoup de choses à dire sur ce nom, indépendamment de son usage dans les rencontres entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Notons seulement qu’il qualifie originellement les animaux sauvages, ou plus précisément les animaux carnassiers, chasseurs et dangereux pour l’homme, comme en témoigne l’expression « bêtes féroces ». Signifiant une attitude de fierté – mot aujourd’hui distinct mais apparenté – autrement dit, la conscience de sa supériorité et le mépris des autres ; il désigne également cette puissance de désir, cette force qui fait que celui qui en est traversé ne pourra plus être que difficilement dompté ou placé sous un joug extérieur, il qualifie l’usage ou la réserve d’une violence sans bornes, signe d’un déchaînement. Sous cette apparence, se profile sans doute, la figure politique si importante en Occident du Despote, souverain cruel et sanguinaire. Mais d’une façon générale, l’importance historique de la férocité tient dans le décalage qu’elle opère dans le portrait du sauvage, reléguant au second plan, les paysages forestiers, les silhouettes hirsutes des hommes-singes, des enfants abandonnés dans la nature, bref tout le monde qu’exprime l’étymologie du nom « sauvage » : « Sylva », la forêt.

Les voyageurs appréhendaient par cette férocité les dangers, la méfiance, l’hostilité qui pouvaient surgir de leurs rencontres avec d’autres hommes. Que ces préventions aient été confirmées par une franche agressivité ou qu’elles ne trahirent en fait que leurs soupçons aiguisés par la crainte et l’incertitude, importe peu. Le fait est que la férocité, réelle ou illusoire, des sauvages importait au plus haut point pour les voyageurs puisqu’elle décidait de la nature de leurs rencontres : pacifiques ou belliqueuses. La férocité qualifie, bien sûr, la manière dont les sauvages conduisent leurs guerres et traitent leurs ennemis, mais plus profondément encore, elle interroge l’être même des Sauvages et jusqu’à quel point celui-ci se constitue dans et par son rapport aux ennemis.

Parcourons donc quelques allées de cette immense galerie et suivons notre goût ou le hasard d’une certaine nonchalance – les circuits bien fléchés de la chronologie ne mènent au mieux qu’à la sortie, au pire vers les issues de secours. Empruntons-donc ce labyrinthe et commençons tout de suite par nous alléger de toute documentation auxiliaire, vu qu’il nous sera inutile de chercher derrière les portraits les authentiques visages des Sauvages : les figures telles que nous les rencontrerons suffiront, je le crois, à notre curiosité. Il faudra néanmoins s’approcher assez près des planches, des croquis, des tableaux, pour que les figures, sans se dissoudre dans la couleur et se faner dans le dessin, puissent vibrer encore suffisamment pour que leur unité éclate et laisse alors échapper pour eux-mêmes leurs multiples et fins détails. Enfin, n’hésitons pas à décrocher les tableaux de leur socle pour les confronter l’un à l’autre de manière à ne pas trop alourdir notre mémoire : emportons-les par paires, par grappes et voyons alors si les toiles choisies se regardent ou s’ignorent. Soyons en somme un peu conservateurs, jouons aux commissaires d’exposition.

Voiles et mirages de la férocité

Jetons sous le même regard ce texte :

Ils mangent peu de viande, à part la chair humaine, car votre Magnificence doit savoir qu’en cela ils sont à un tel degré inhumains qu’ils dépassent sur ce point les coutumes les plus bestiales. En effet, ils mangent tous les ennemis qu’ils tuent ou qu’ils font prisonniers, aussi bien les femmes que les hommes, avec une telle férocité que le dire est déjà une horreur, mais que le voir est bien pire. Il m’est arrivé de le voir très souvent, en de nombreux endroits. Ils s’étonnaient de nous entendre dire que nous ne mangions pas nos ennemis. Votre Magnificence doit croire cela comme chose certaine. Leurs autres coutumes sont si barbares que ce que l’on pourrait en dire serait en-dessous de la vérité. 2

et celui-ci :

Les tribus indiennes de la région les considèrent depuis longtemps comme de redoutables guerriers, une opinion que finirent par partager la plupart des voyageurs. Cette réputation des Yanõmami s’est trouvée récemment encore renforcée par la publication d’une étude anthropologique qui leur attribuait le nom de peuple « féroce », il est vrai que leur comportement peut paraître farouche. Mais les manifestations de la férocité sont souvent trompeuses. Les Yanõmami font grand cas des vertus guerrières et parlent volontiers d’attaquer leurs ennemis mais, le plus souvent, ce genre de bravoure verbale est un substitut à la violence physique. Selon certains anthropologues, de nombreux traits de comportement qui peuvent paraître belliqueux chez les Indiens sont en fait conçus comme une exhibition de force à caractère dissuasif destinée à décourager d’éventuels agresseurs. 3

D’un fragment à l’autre, le même signe revient, la férocité. Signe distinctif des sauvages, au moins aux yeux des autres, il constitue également la part de discours qu’on leur réserve et celle que l’on garde de leur rencontre. Le voyageur Vespucci rapporte cette férocité malgré l’horreur qu’elle inspire ; à leur tour sauvages et ethnologues surnomment ainsi les peuples qu’ils côtoient. Les féroces : une marque, un nom.

Cette férocité, en tant que manifestation visible des sauvages, apparaît, malgré quatre siècles d’écart, sous un jour similaire : risque d’erreur, danger pour la connaissance des sauvages. Au XVIe siècle, elle menace le récit du témoin car s’il a la tâche de dire ce qu’il voit, la fidélité de sa parole restera toujours en défaut sur la vérité inouïe du spectacle. En effet, la férocité n’est qu’un résidu, la part audible et visible du caractère barbare des coutumes sauvages et si elle fait signe vers cette vérité qu’elle ne peut faire entendre entièrement, c’est tout au plus pour souligner l’extrémité où se tient ce qui reste encore à dire, l’horreur indicible. Au XXe siècle, la férocité égare encore mais pour de toutes autres raisons. L’erreur surgit si la vue se bloque sur cette immanquable marque du Sauvage. Fascination dont il faut alors se défaire en voyant plus et mieux. Il ne suffira plus de faire halte parmi eux, de les percevoir suivant la façon dont ils se présentent eux-mêmes et sous leur jour le plus étrange, le plus criard. Il faut cesser d’être un voyageur : doit venir le temps des longs séjours pour pouvoir tourner autour des sauvages et restituer tous les aspects de leur présence. Les démonstrations de férocité continueront bien de paraître, mais dépassées et complétées, elles cesseront d’être un leurre. Le discours devra donc changer, et ce sera à l’ethnologie de saisir ce bloc solide et inégal que sera devenue la vérité des sauvages. Aussi, d’un siècle à l’autre, épingler leur férocité, c’est faire surgir les mots qui viennent au premier coup d’œil mais et c’est à chaque fois ne pas en dire assez : à la fois limpide voile de la part sombre et indicible de leur barbarie et mirage dans lequel se perdent les regards de surface.

Signe encore car elle représente dans les deux cas autre chose qu’elle-même. Défaut de langage, elle en dit aussi plus qu’elle-même. À la Renaissance, elle montre la laideur de la vie sauvage mais sous son jour le plus supportable, pâleur suffisante pour que le lecteur-spectateur ne détourne pas son regard. Et ce faisant elle protège la crédibilité du récit, elle en dit peu pour empêcher la monstruosité du spectacle de refermer le langage sur lui-même. La férocité se charge alors d’une part invisible de barbarie dont elle désarme l’excès et que pourtant elle signale. Quatre cents ans plus tard, les stigmates de la barbarie se sont entièrement dissous dans les signes de férocité. Au-delà ou en deçà du discours féroce, brutalité et bestialité subsistent à peine comme traces mais séparées de tout support, vestiges incertains de mœurs invisibles. La barbarie s’est à présent réfugiée autour du langage, la férocité des paroles, bravades et défis, est devenue ou restée l’idiome des barbares.

Que s’est-il donc passé d’une époque à l’autre ? Peut-on mettre cela sur le compte d’une lente mais efficace pacification des sauvages si bien que Vespucci, malgré tout, avait raison ? Seulement, là où lui ne voyait que des actes barbares, tout ou presque aurait disparu ? Effacement du fait même ? La disparition de la barbarie n’est-elle pas l’effet plutôt d’une vision plus élargie des voyageurs, s’étant progressivement hissée au point de vue supérieur et décentré de l’anthropologue ? Encore une fois, au lieu même de la barbarie, là où surgissent les mêmes coutumes, les ethnologues auraient donc vu une culture, une civilisation. Une perspective plus large. Et pourtant ce n’est pas encore tout à fait cela, c’est dans la manière dont on rapporte aux sauvages férocité et barbarie, que quelque chose s’est transformé.

Le caractère sauvage et la barbarie ne sont pas uniquement des qualifications géographiques et morales, ce sont aussi des techniques de mise à distance. Chacune induit une distance avec les étrangers : la première par la fuite, le retrait, la dissimulation (de nombreux peuples de la forêt se sont enfoncés plus profondément dans les terres à l’arrivée des Européens) ; la seconde par la répulsion, le détournement, le desserrement du contact (horreur et laideur du barbare). Pour comprendre tout cela, écoutons un autre célèbre voyageur, Jean de Léry, nous parler des indiens Ouetacas d’Amazonie, « sauvages si farouches et estranges, que comme ils ne peuvent demeurer en paix l’un avec l’autre, aussi ont-ils guerre ouverte et continuelle, tant contre tous leurs voisins, que généralement contre tous les estrangers. Que s’ils sont pressez et poursuyvis de leurs ennemis (lesquels cependant ne les ont jamais sceu veincre ni dompter), ils vont si bien du pied et courent si viste, que non seulement ils evitent en ceste sorte le danger de mort, mais mesmes aussi quand ils vont à la chasse, ils prennent à la course certaines bestes sauvages, especes de cerfs et biches. […] Bref, ces diablotins d’Ouetacas demeurant invincibles en ceste petite contrée, et au surplus comme chiens et loups, mangeans la chair crue, mesme leur langage n’estant point entendu de leurs voisins, doyvent estre tenus et mis au rang des nations les plus barbares, cruelles et redoutées qui se puissent trouver en toute l’Inde Occidentale et terre du Bresil. 4»

Les Ouetacas sont farouches et étranges, c’est-à-dire introduisent deux formes de distance aux autres, sauvages et barbares. Ils sont sauvages car ils s’isolent des peuples civilisés mais aussi des sauvages voisins. Ils sont barbares car malgré les contacts qui s’établissent, les voisins les maintiennent à distance et renforcent leur isolement. Comment les sauvages peuvent-ils être à la fois sauvages et barbares, fuir et être fuis ? C’est leur férocité qui leur permet d’être les deux à la fois, c’est-à-dire de s’isoler en effrayant leurs ennemis et s’approcher d’eux en les agressant cruellement. La férocité est une manière de transformer le contact en distance (barbarie) et la distance en contact (réputation). Qu’était la férocité au XVIe siècle ?  Une pratique conjuguant le dessin du territoire et l’affront aux ennemis, en somme, une maîtrise à travers les mêmes gestes et paroles, du proche et du lointain. Tandis qu’au XXe siècle, si la férocité protège encore un peu les sauvages de leur isolement et leur permet donc d’être encore sauvages, elle n’est plus une pratique barbare, elle attire et attise la curiosité des ethnologues. Leur rudesse et leur grossièreté repoussante, étaient en fait une ruse destinée aux ennemis potentiels. En somme, nous dit l’ethnologie, Vespucci a été victime d’une illusion car cette part invisible et terrifiante qu’il faisait miroiter au-delà de son récit n’était qu’un leurre tendu par les sauvages. C’est seulement face à l’ethnologie que le discours violent des sauvages a rencontré un contre-discours assez patient, assez soupçonneux pour lire sous la méfiance première et la menace tactique l’existence paisible qui est la leur. La férocité est devenue en tant que signe la seule réalité de la barbarie en même temps qu’un stratagème destiné aux étrangers. Discours de guerre sur fond d’existence paisible.

Aux prochains numéros, d’autres portraits viendront, d’autres visites se feront. À chacune de nos poses, fascinées ou écœurées, un nouveau recoin de la galerie des sauvages pourra se dessiner.


Notes :

1. Francis Huxley, Aimables sauvages, Terre Humaine, Plon, 1960, p. 10. Retour au texte

2. Amerigo Vespucci, Lettre d’Americ Vespuce sur les îles nouvellement découvertes dans ses quatre voyages, in « Le nouveau monde, Les voyages d’Amerigo Vespucci (1497-1504) », Chandeigne, 2005, p. 159-160. Retour au texte

3. Robin Hanbury-Tenison, Les aborigènes de l’Amazonie, Les Yanõmami, Edition du club France-Loisirs, Paris, Coll. Peuples en péril, 1982, p. 16. Retour au texte

4. Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, Bibliothèque classique, Le livre de Poche, 1994, 2ème édition de 1580, p. 152-153. Retour au texte

Sebastian. Part one

Citation

Il fallait partir, il était l’heure.

Comme tous les soirs, n’avait pas vu la soirée passer, ni même venir, plongé dans l’obscurité chaude de la bibliothèque centrale : ici, à l’autre bout de la ville, à l’opposé de l’endroit où je reposais mes os chaque jour. Chaque nuit qui après être venue sans rien dire ne voulait pas partir, chaque nuit qui, si ce n’était l’obscurité presque partout, serait le jour.

Ici, la nuit régnait de bout en bout, n’avait jamais à reprendre quoique ce soit au jour, pouvait cesser de vouloir reprendre ce qui d’elle et sans elle lui échappe, il n’y avait qu’à s’enfoncer à n’importe quelle heure de la journée dans ce bâtiment creusé dans le paysage maussade du quartier. Tour sans âge et inversée, presqu’immémoriale, s’enfonçant dans la terre comme le ferait un fleuve abandonné, elle avait dû paraître aussi délabrée que laide le jour même où on put y pénétrer puis égrener ses escaliers aux rampes de bois mal peintes, aux paliers encombrés d’attroupements et de débats, de fumées et de sabbats, s’installer contre ses grandes tables de bois massif, abandonnées et volontaires, et lire, qu’importe les années. C’était aussi la bibliothèque qui fermait le plus tard, celle qui permettait d’opposer à la parole vaine et creuse de livres vite consumés, la solidité poussiéreuse et parfois aussi pompeuse des archives.

J’y venais si souvent, que les magasiniers, en mal de sommeil, en fin de journée, dressant des colonnes de livres à ranger sous leurs bras pour demeurer debout, quoiqu’un peu tordus et vigilants de ne pas sombrer et mettre ainsi bas tout leur provisoire classement, me laissaient traîner dans les cartons en attente d’un lieu qui serait leur mémoire, leur seule chance d’être retrouvé à temps, c’est-à-dire trop tôt, hors du temps hasardeux de la trouvaille. En échange de cette marque de respect, je m’efforçais de mettre un peu d’ordre dans ces feuillets souvent déchirés, incomplets, surpliés. Était restée ainsi une bien étrange histoire, quelques documents épars dont on ne sait comment ils étaient arrivés là puisque visiblement manquait la quasi totalité des dossiers auxquels ils appartenaient, des bribes d’une étrange rencontre dont je n’avais jamais entendu parler et que tout aussi bizarrement, je n’ai jamais cherché à prolonger depuis par d’autres recherches. Me plaisait tout simplement ce récit troué, ces flashs jaunis sur des événements dont ces feuillets n’étaient même pas des souvenirs mais la seule et pleine réalité : dans l’échancrure de ces rapports mal taillés, je vivais ici et maintenant l’événement du passé.

FEUILLET 1
NOTES MANUSCRITES
Sans date.

Au vu des premiers rapports et examens qui m’ont été remis, probable que le sujet a été tenu en captivité depuis son enfance, maintenu dans l’obscurité totale d’un sous-sol soigneusement calfeutré. La cave était, semble-t-il, dénuée de tout mobilier, pas même une paillasse où dormir, et la porte verrouillée de l’extérieur. Enfant certainement non désiré, issu d’une naissance imprévue, peut-être au delà de la période de fertilité de la mère. On ne sait comment le nouveau-né a été maintenu en vie durant les premiers mois de son existence, ni pourquoi le couple n’a jamais opté pour l’adoption ou pour l’infanticide. Les autorités judiciaires soupçonnent la mère d’avoir nourri et élevé l’enfant secrètement, en le dissimulant au père (il aurait fallu dans ce cas qu’il fasse preuve d’une bien sourde oreille). Rien n’indique des troubles de comportement chez les parents, autres que ceux produits par le choc d’avoir été découvert et la culpabilité généralement induite par la mise à jour d’un acte que l’on sait proscrit.
Outre les signes évidents de traumas produits par son enfermement − ongles démesurément longs ou arrachés, épiderme squameux, vésicules visibles en plusieurs endroits, formation de lichens sur la peau − l’individu est atteint d’une cécité quasi totale (de légers signes de réaction aux variations brusques de luminosité ont toutefois été enregistrés), n’émet que des sons insignifiants ou exprimant une gamme d’émotions élémentaires et semble pourtant vouloir communiquer selon une gestuelle pour l’instant incompréhensible. Pendant plusieurs années, ses seuls contacts physiques permanents avec l’extérieur furent vraisemblablement l’écuelle métallique qu’on lui déposait de temps en temps au pas de la porte qui menait à la cave. De nombreuses blessures sur les lèvres et les gencives et des coupures pratiquées sur les avant-bras et les cuisses attestent cette hypothèse. Avec les mains, les doigts et d’autres extrémités du corps, il exerce un certain nombre de mouvements dans l’air qui forment des figures aussi invisibles, approximatives qu’éphémères. Des études comparatives sont en cours avec les photographies qui ont été prises des dessins réalisés durant sa captivité. Malheureusement, les quelques clichés pris avec hâte par la police, n’offrent que des informations parcellaires : sont difficilement discernables la profondeur des inscriptions portées sur les murs ou sur le sous-sol terreux de la cave ; la netteté des lignes qui s’entrecroisent sous la forme de graphes d’un sérieux confinant au grotesque ; ou l’attaque, c’est-à-dire le sens des mouvements qui ont dessiné les traits. La maison des Berg ayant été rasée peu après la découverte du sujet, aucune nouvelle enquête n’est possible.
Les tests réalisés pour mesurer son degré de viscosité mentale n’ont pas été concluants, ont été décelé des capacités de cognition (mémoire, perception, opérations logiques) aussi importantes qu’inattendues vu son état général et les épreuves subies. Le sujet fait mine de répondre aux demandes qui lui sont faites, n’est nullement surpris par les bruits qui l’entourent et repère très facilement les lieux et les rythmes du monde nouveau dans lequel il se trouve plongé. Sur le plan comportemental, bien qu’il ne paraît animé d’aucune agressivité, son avidité à rechercher le contact des êtres qui l’environnent, quelque soit leur sexe ou leur degré de familiarité, et l’état d’hébétude dans lequel il se trouve dès ce contact effectué, ont conduit les médecins directement chargés de sa santé à lui administrer une médication provisoire.

FEUILLET 2
UNITE MEDICALE DE READAPTATION
3 mai 2002.

Etat de santé stable. Tonicité musculaire et mentale retrouvée. Possibilités de communication toujours extrêmement réduites. Comportement sans aucune dangerosité pour soi ou pour autrui. Aucun syndrome de Selkirk n’ayant été détecté, le sujet a été transféré dans l’unité spéciale du Dr Enns pour être traité selon les pédagogies spécialisées dans les inadaptations profondes.

À cette date, il semble bien qu’ait été versé au dossier, à titre d’information probablement, l’article suivant :

DIE PRESSE, 4 MAI 2002.

Hier, le célèbre homme sauvage de Schierbach, dont le cas a beaucoup intrigué la communauté scientifique internationale, a été admis dans l’unité du Dr Enns. La famille Berg ayant refusé de le prendre en charge et s’étant dessaisie, par voie judiciaire, de toute autorité ou responsabilité sur le jeune homme, l’État a officiellement accepté d’exercer sa tutelle. C’est au Dr Enns qu’est revenu la charge effective de cette mission et le droit de baptiser le nouveau venu parmi les hommes : l’enfant sauvage répond désormais au nom de Sebastian. Le docteur a souhaité garder le silence sur les raisons de son choix. Néanmoins, ce dernier a déclaré que les chances de réadaptation de Sebastian à la vie sociale étaient faibles mais que tout serait tenté pour le ramener parmi sa véritable famille humaine. Des mauvaises langues ont ironisé dans la presse sur ce troublant baptême voyant dans Sebastian la naissance d’une pure créature d’État. D’autres ont rétorqué que l’État était en effet son père et que c’était déjà bien suffisant.

Parmi les autres feuillets, beaucoup de diagrammes parcourus de courbes en tout sens, des tableaux aux colonnes bien alignées, quelquefois des cases entourées ou noircies de rouge, d’un trait vif et toujours appuyé, quelques notes marginales incompréhensibles ou difficilement lisibles écrites un peu à l’emporte-pièce entre les lignes des rapports « Information capitale. Vérifier les dossiers », « Impossible, erreur quelque part », « Prévenir Mathilde, elle saura », etc.

FEUILLET 2
UNITE SPECIALE DE READAPTATION
17 juin 2002.

Alors que jusque-là, Sebastian bougeait les lèvres bien qu’aucun son audible ne sortait de sa bouche, les tests pratiqués ayant d’ailleurs montré qu’il produisait les mouvements du langage verbal sans qu’aucune vibration ne se produise au niveau de ses cordes vocales, il a arrêté, depuis quelques jours, tout mouvement buccal. Son visage, ses épaules et son estomac fourmillent depuis d’imprévisibles et incompréhensibles impulsions. Les figures qu’il semblait tracer autour de lui ne sont de plus en plus que des ébauches. Les images obtenues après examen ne révèlent aucune activité anormale du cerveau.

17 octobre 2002.

Les convulsions, toujours de faible intensité, ne fléchissent pas. Les infirmiers ont remarqué qu’elles survenaient à l’approche de certains objets ou êtres vivants. Les tests psycho-techniques ont établi que l’espace corporel de Sebastian, commandé essentiellement par l’ouïe et l’odorat, réagissait aux variations brusques de distance, aux mouvements lents ou quasi immobiles, aux ruptures de densité de l’air. A été conclu que les limites sensibles du corps de Sebastian se situent bien au-delà de la surface opaque, palpable et visible que constitue sa peau. Comme dans de nombreux cas de schizophrénie, le corps du sujet déborde en plusieurs endroits de l’enveloppe stricte de son organisme visible. De nombreuses surfaces des locaux de l’unité révèlent des lambeaux de peau de Sebastian. Paraît avoir la sensation d’être touché dès que l’on frôle certains objets ou portions de l’espace qui sont éloignées de lui, parfois, de quelques mètres. Notamment, le loquet de la porte que tournent les infirmiers pour pénétrer sa chambre lui cause une douleur et une terreur incalculable, ses mouvements trahissent une violation de son intimité qui n’aurait d’égal que la saisie de son organe sexuel ou l’introduction d’un objet étranger dans son corps. Doit avoir un rapport avec la manière dont il a été alimenté une fois la phase de nourrissage passé. Commence à penser que le corps organique n’est pas premier dans la manière dont on se réalise en tant que corps. Sebastian signale que nos appréhensions de l’espace dépassent et de loin, aussi bien en étendue que dans les substances appropriées, le corps que la médecine examine et soigne. Il n’y a pas de doute que Sebastian, le corps qu’il est lui-même, enveloppe la structure ou peut-être seulement le mouvement de la porte qu’actionne le loquet. Quelle fonction joue cet organe dans l’organisation de ce corps démesuré ? N’en sais pas assez pour l’instant. Peut-être, après tout, n’a-t-il aucune forme d’organisation ? Peut-être, même s’il est vital pour lui, à ce moment, n’est-il même pas vivable ? Et si l’organisation du corps était invivable ?
La présence de Sebastian, dans l’intensité de son silence expressif, est très stimulante intellectuellement.
Très inquiet néanmoins pour ses progrès futurs.
De nombreuses hypothèses vont être éprouvées lors de la mise en place de nouveaux protocoles qui seront aussi simples qu’efficaces. Les mouvements impulsifs et erratiques qui s’emparent du corps du sujet sont peut-être un reflux des mouvements pratiqués dans l’espace qui l’entoure, devenu trop exigu en raison de la proximité des autres hommes. Par notre présence et notre vision de son corps nu comme le seul corps vrai qu’il lui soit possible d’occuper parmi nous, nous le contenons dans des limites qui longtemps ont été pour lui celles de la cave obscure. Des sorties dans le grand parc qui entoure le centre sont prévues, d’abord accompagnées puis probablement seules, avec une surveillance à distance ; des caméras vont être également mises en place dans sa chambre pour vérifier si Sebastian pratique, quand il est seul, ses mêmes mouvements. Ayant remarqué la fréquente et très forte sudation du sujet depuis qu’il a été transféré, des tests de sensibilité aux variations de chaleur ont été pratiqués. Au vu des résultats, le corps de Sebastian paraît connaître des états de fièvre réguliers, les tremblements manifesteraient la sensation de froid qui accompagne généralement cette réaction quand on parvient au pôle nord, pourchassé par son créateur, dévasté et reniant la chance obtenue par sa science d’égaler les pouvoirs et les responsabilités du créateur qu’il adore, monstre en mal d’amour choisissant de vivre loin de ceux qui sont beaucoup trop humains…

Encore une fois, je m’étais endormi, assoupi dans des rêves qui d’être si clairs, si précis dans leur origine, donnaient à ces rangées de livres, l’apparence d’un vaste entrepôt où l’humanité déposerait sans repos tous ses fantasmes maudits. Comment pourrais-je croire que ce Sebastian avait à voir de près ou de loin quelque rapport avec la créature pathétique de notre bon vieux Frankenstein ?
— Monsieur.
— Il est l’heure ? Vraiment ? Excusez-moi, je pars tout de suite.