La galerie de Sauvages

Du XVIe au XXe siècle, au fil des colonisations du Nouveau Monde, les explorateurs ont usé de nombreux termes pour qualifier les peuples qu’ils rencontraient : barbares, brutes, démons, cannibales, sauvages. Il ne faudrait pourtant pas croire que ces épithètes ont peu à peu disparu à mesure que nos connaissances se perfectionnaient, ou que nos sociétés, comme affirment certains, se civilisaient. Certains masques sont peut-être tombés, celui de l’Indien infidèle, du Brésilien cannibale, du géant Patagon ou du Nègre primitif – bien qu’ils soient toujours et encore confondus avec nombre visages –, plusieurs traits, quand à eux, ont obstinément et aveuglément persisté au cours des âges.

Sans doute ces attributs sont-ils des qualifications morales qu’une ethnologie rigoureuse se doit, tôt ou tard, de bannir. Ils n’en gardent pas moins une indéniable valeur descriptive comme en témoignent les nombreuses monographies ou carnets de terrain qui les utilisent. On ne s’étonnera donc pas d’entendre les propos de l’anthropologue Huxley au retour de son enquête sur les Urubu d’Amérique du Sud dans les années 1950 : « rien ne sert de nier leur sauvagerie. Avant la pacification, leur cruauté à la guerre, leur barbarie étaient notoires. Mais, sans parler de leurs vertus d’hospitalité, de courage et d’honnêteté, on peut dire beaucoup de bien d’eux. Car un Indien sait être un sauvage, sans pour autant manquer de principes.1» Comment lire de tels propos ? Faut-il y voir un raccourci commode pour peindre en peu de mots un type social ou culturel ? Est-ce l’effet d’une inexorable prégnance des préjugés culturels ? Mieux vaut, en premier lieu, s’en tenir au constat suivant : trouver un tel portrait dans un texte d’ethnographie, comme il s’en dessinait sous le crayon, sous la plume, des voyageurs, géographes, naturalistes et moralistes des XVIIe et XVIIIe siècles, témoigne d’une pratique bien ancrée, fort ancienne, dans la description des peuples. Et de fait, bien avant que les savants n’aillent voir d’eux-mêmes ce qu’il retourne au juste de tel ou tel peuple, les voyageurs émaillaient déjà leurs relations de croquis, effigies, ou caricatures de ce type.

Et dans cette immense galerie de portraits que tant de voyageurs (missionnaires, conquistadores ou marins) ont constituée pendant des siècles, un trait, plus ou moins accentué, parcourt quantité de visages : la férocité. Il y aurait sûrement beaucoup de choses à dire sur ce nom, indépendamment de son usage dans les rencontres entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Notons seulement qu’il qualifie originellement les animaux sauvages, ou plus précisément les animaux carnassiers, chasseurs et dangereux pour l’homme, comme en témoigne l’expression « bêtes féroces ». Signifiant une attitude de fierté – mot aujourd’hui distinct mais apparenté – autrement dit, la conscience de sa supériorité et le mépris des autres ; il désigne également cette puissance de désir, cette force qui fait que celui qui en est traversé ne pourra plus être que difficilement dompté ou placé sous un joug extérieur, il qualifie l’usage ou la réserve d’une violence sans bornes, signe d’un déchaînement. Sous cette apparence, se profile sans doute, la figure politique si importante en Occident du Despote, souverain cruel et sanguinaire. Mais d’une façon générale, l’importance historique de la férocité tient dans le décalage qu’elle opère dans le portrait du sauvage, reléguant au second plan, les paysages forestiers, les silhouettes hirsutes des hommes-singes, des enfants abandonnés dans la nature, bref tout le monde qu’exprime l’étymologie du nom « sauvage » : « Sylva », la forêt.

Les voyageurs appréhendaient par cette férocité les dangers, la méfiance, l’hostilité qui pouvaient surgir de leurs rencontres avec d’autres hommes. Que ces préventions aient été confirmées par une franche agressivité ou qu’elles ne trahirent en fait que leurs soupçons aiguisés par la crainte et l’incertitude, importe peu. Le fait est que la férocité, réelle ou illusoire, des sauvages importait au plus haut point pour les voyageurs puisqu’elle décidait de la nature de leurs rencontres : pacifiques ou belliqueuses. La férocité qualifie, bien sûr, la manière dont les sauvages conduisent leurs guerres et traitent leurs ennemis, mais plus profondément encore, elle interroge l’être même des Sauvages et jusqu’à quel point celui-ci se constitue dans et par son rapport aux ennemis.

Parcourons donc quelques allées de cette immense galerie et suivons notre goût ou le hasard d’une certaine nonchalance – les circuits bien fléchés de la chronologie ne mènent au mieux qu’à la sortie, au pire vers les issues de secours. Empruntons-donc ce labyrinthe et commençons tout de suite par nous alléger de toute documentation auxiliaire, vu qu’il nous sera inutile de chercher derrière les portraits les authentiques visages des Sauvages : les figures telles que nous les rencontrerons suffiront, je le crois, à notre curiosité. Il faudra néanmoins s’approcher assez près des planches, des croquis, des tableaux, pour que les figures, sans se dissoudre dans la couleur et se faner dans le dessin, puissent vibrer encore suffisamment pour que leur unité éclate et laisse alors échapper pour eux-mêmes leurs multiples et fins détails. Enfin, n’hésitons pas à décrocher les tableaux de leur socle pour les confronter l’un à l’autre de manière à ne pas trop alourdir notre mémoire : emportons-les par paires, par grappes et voyons alors si les toiles choisies se regardent ou s’ignorent. Soyons en somme un peu conservateurs, jouons aux commissaires d’exposition.

Voiles et mirages de la férocité

Jetons sous le même regard ce texte :

Ils mangent peu de viande, à part la chair humaine, car votre Magnificence doit savoir qu’en cela ils sont à un tel degré inhumains qu’ils dépassent sur ce point les coutumes les plus bestiales. En effet, ils mangent tous les ennemis qu’ils tuent ou qu’ils font prisonniers, aussi bien les femmes que les hommes, avec une telle férocité que le dire est déjà une horreur, mais que le voir est bien pire. Il m’est arrivé de le voir très souvent, en de nombreux endroits. Ils s’étonnaient de nous entendre dire que nous ne mangions pas nos ennemis. Votre Magnificence doit croire cela comme chose certaine. Leurs autres coutumes sont si barbares que ce que l’on pourrait en dire serait en-dessous de la vérité. 2

et celui-ci :

Les tribus indiennes de la région les considèrent depuis longtemps comme de redoutables guerriers, une opinion que finirent par partager la plupart des voyageurs. Cette réputation des Yanõmami s’est trouvée récemment encore renforcée par la publication d’une étude anthropologique qui leur attribuait le nom de peuple « féroce », il est vrai que leur comportement peut paraître farouche. Mais les manifestations de la férocité sont souvent trompeuses. Les Yanõmami font grand cas des vertus guerrières et parlent volontiers d’attaquer leurs ennemis mais, le plus souvent, ce genre de bravoure verbale est un substitut à la violence physique. Selon certains anthropologues, de nombreux traits de comportement qui peuvent paraître belliqueux chez les Indiens sont en fait conçus comme une exhibition de force à caractère dissuasif destinée à décourager d’éventuels agresseurs. 3

D’un fragment à l’autre, le même signe revient, la férocité. Signe distinctif des sauvages, au moins aux yeux des autres, il constitue également la part de discours qu’on leur réserve et celle que l’on garde de leur rencontre. Le voyageur Vespucci rapporte cette férocité malgré l’horreur qu’elle inspire ; à leur tour sauvages et ethnologues surnomment ainsi les peuples qu’ils côtoient. Les féroces : une marque, un nom.

Cette férocité, en tant que manifestation visible des sauvages, apparaît, malgré quatre siècles d’écart, sous un jour similaire : risque d’erreur, danger pour la connaissance des sauvages. Au XVIe siècle, elle menace le récit du témoin car s’il a la tâche de dire ce qu’il voit, la fidélité de sa parole restera toujours en défaut sur la vérité inouïe du spectacle. En effet, la férocité n’est qu’un résidu, la part audible et visible du caractère barbare des coutumes sauvages et si elle fait signe vers cette vérité qu’elle ne peut faire entendre entièrement, c’est tout au plus pour souligner l’extrémité où se tient ce qui reste encore à dire, l’horreur indicible. Au XXe siècle, la férocité égare encore mais pour de toutes autres raisons. L’erreur surgit si la vue se bloque sur cette immanquable marque du Sauvage. Fascination dont il faut alors se défaire en voyant plus et mieux. Il ne suffira plus de faire halte parmi eux, de les percevoir suivant la façon dont ils se présentent eux-mêmes et sous leur jour le plus étrange, le plus criard. Il faut cesser d’être un voyageur : doit venir le temps des longs séjours pour pouvoir tourner autour des sauvages et restituer tous les aspects de leur présence. Les démonstrations de férocité continueront bien de paraître, mais dépassées et complétées, elles cesseront d’être un leurre. Le discours devra donc changer, et ce sera à l’ethnologie de saisir ce bloc solide et inégal que sera devenue la vérité des sauvages. Aussi, d’un siècle à l’autre, épingler leur férocité, c’est faire surgir les mots qui viennent au premier coup d’œil mais et c’est à chaque fois ne pas en dire assez : à la fois limpide voile de la part sombre et indicible de leur barbarie et mirage dans lequel se perdent les regards de surface.

Signe encore car elle représente dans les deux cas autre chose qu’elle-même. Défaut de langage, elle en dit aussi plus qu’elle-même. À la Renaissance, elle montre la laideur de la vie sauvage mais sous son jour le plus supportable, pâleur suffisante pour que le lecteur-spectateur ne détourne pas son regard. Et ce faisant elle protège la crédibilité du récit, elle en dit peu pour empêcher la monstruosité du spectacle de refermer le langage sur lui-même. La férocité se charge alors d’une part invisible de barbarie dont elle désarme l’excès et que pourtant elle signale. Quatre cents ans plus tard, les stigmates de la barbarie se sont entièrement dissous dans les signes de férocité. Au-delà ou en deçà du discours féroce, brutalité et bestialité subsistent à peine comme traces mais séparées de tout support, vestiges incertains de mœurs invisibles. La barbarie s’est à présent réfugiée autour du langage, la férocité des paroles, bravades et défis, est devenue ou restée l’idiome des barbares.

Que s’est-il donc passé d’une époque à l’autre ? Peut-on mettre cela sur le compte d’une lente mais efficace pacification des sauvages si bien que Vespucci, malgré tout, avait raison ? Seulement, là où lui ne voyait que des actes barbares, tout ou presque aurait disparu ? Effacement du fait même ? La disparition de la barbarie n’est-elle pas l’effet plutôt d’une vision plus élargie des voyageurs, s’étant progressivement hissée au point de vue supérieur et décentré de l’anthropologue ? Encore une fois, au lieu même de la barbarie, là où surgissent les mêmes coutumes, les ethnologues auraient donc vu une culture, une civilisation. Une perspective plus large. Et pourtant ce n’est pas encore tout à fait cela, c’est dans la manière dont on rapporte aux sauvages férocité et barbarie, que quelque chose s’est transformé.

Le caractère sauvage et la barbarie ne sont pas uniquement des qualifications géographiques et morales, ce sont aussi des techniques de mise à distance. Chacune induit une distance avec les étrangers : la première par la fuite, le retrait, la dissimulation (de nombreux peuples de la forêt se sont enfoncés plus profondément dans les terres à l’arrivée des Européens) ; la seconde par la répulsion, le détournement, le desserrement du contact (horreur et laideur du barbare). Pour comprendre tout cela, écoutons un autre célèbre voyageur, Jean de Léry, nous parler des indiens Ouetacas d’Amazonie, « sauvages si farouches et estranges, que comme ils ne peuvent demeurer en paix l’un avec l’autre, aussi ont-ils guerre ouverte et continuelle, tant contre tous leurs voisins, que généralement contre tous les estrangers. Que s’ils sont pressez et poursuyvis de leurs ennemis (lesquels cependant ne les ont jamais sceu veincre ni dompter), ils vont si bien du pied et courent si viste, que non seulement ils evitent en ceste sorte le danger de mort, mais mesmes aussi quand ils vont à la chasse, ils prennent à la course certaines bestes sauvages, especes de cerfs et biches. […] Bref, ces diablotins d’Ouetacas demeurant invincibles en ceste petite contrée, et au surplus comme chiens et loups, mangeans la chair crue, mesme leur langage n’estant point entendu de leurs voisins, doyvent estre tenus et mis au rang des nations les plus barbares, cruelles et redoutées qui se puissent trouver en toute l’Inde Occidentale et terre du Bresil. 4»

Les Ouetacas sont farouches et étranges, c’est-à-dire introduisent deux formes de distance aux autres, sauvages et barbares. Ils sont sauvages car ils s’isolent des peuples civilisés mais aussi des sauvages voisins. Ils sont barbares car malgré les contacts qui s’établissent, les voisins les maintiennent à distance et renforcent leur isolement. Comment les sauvages peuvent-ils être à la fois sauvages et barbares, fuir et être fuis ? C’est leur férocité qui leur permet d’être les deux à la fois, c’est-à-dire de s’isoler en effrayant leurs ennemis et s’approcher d’eux en les agressant cruellement. La férocité est une manière de transformer le contact en distance (barbarie) et la distance en contact (réputation). Qu’était la férocité au XVIe siècle ?  Une pratique conjuguant le dessin du territoire et l’affront aux ennemis, en somme, une maîtrise à travers les mêmes gestes et paroles, du proche et du lointain. Tandis qu’au XXe siècle, si la férocité protège encore un peu les sauvages de leur isolement et leur permet donc d’être encore sauvages, elle n’est plus une pratique barbare, elle attire et attise la curiosité des ethnologues. Leur rudesse et leur grossièreté repoussante, étaient en fait une ruse destinée aux ennemis potentiels. En somme, nous dit l’ethnologie, Vespucci a été victime d’une illusion car cette part invisible et terrifiante qu’il faisait miroiter au-delà de son récit n’était qu’un leurre tendu par les sauvages. C’est seulement face à l’ethnologie que le discours violent des sauvages a rencontré un contre-discours assez patient, assez soupçonneux pour lire sous la méfiance première et la menace tactique l’existence paisible qui est la leur. La férocité est devenue en tant que signe la seule réalité de la barbarie en même temps qu’un stratagème destiné aux étrangers. Discours de guerre sur fond d’existence paisible.

Aux prochains numéros, d’autres portraits viendront, d’autres visites se feront. À chacune de nos poses, fascinées ou écœurées, un nouveau recoin de la galerie des sauvages pourra se dessiner.


Notes :

1. Francis Huxley, Aimables sauvages, Terre Humaine, Plon, 1960, p. 10. Retour au texte

2. Amerigo Vespucci, Lettre d’Americ Vespuce sur les îles nouvellement découvertes dans ses quatre voyages, in « Le nouveau monde, Les voyages d’Amerigo Vespucci (1497-1504) », Chandeigne, 2005, p. 159-160. Retour au texte

3. Robin Hanbury-Tenison, Les aborigènes de l’Amazonie, Les Yanõmami, Edition du club France-Loisirs, Paris, Coll. Peuples en péril, 1982, p. 16. Retour au texte

4. Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, Bibliothèque classique, Le livre de Poche, 1994, 2ème édition de 1580, p. 152-153. Retour au texte