On a très vite retiré quantité de chairs sur la dépouille. On en a extrait les merveilleux Dits et Écrits. Et on a continué à fouiller parmi les entrailles. En sont sortis des cours fabuleux du Collège de France. On ronge aujourd’hui les os du cadavre : des transcriptions, des traductions de conférences. A-t-on si faim que ça ? Va-t-on longtemps mâcher et remâcher cette indigeste carne ? Oui et mille fois oui tant qu’au détour d’un texte, on tombera sur un de ces bouts de carcasse capables d’en étouffer plus d’un :
« le soi n’est pas une réalité donnée au commencement et qui doit se développer conformément à un certain schéma ou un certain modèle. Le soi n’est pas une réalité psychologique, ou alors il devient peut-être une réalité psychologique ou, du moins, une matrice d’expérience, à travers certaines formes historico-culturelles », Michel Foucault, « La culture de soi », in Qu’est-ce que la critique ?, Vrin, 2005, p. 115.
En affirmant le caractère évènementiel du rapport à soi que l’on appelle psyché et qui donne lieu depuis maintenant deux siècles à une psychologie, Michel Foucault discrédite une fois encore, mais quelle fois !, ceux qui voyaient dans ses dernières recherches une sorte de repentir, un aveu d’échec. — Ah, enfin, il revenait au sujet ! Il retrouvait l’esprit, il revenait enfin à la conscience. (C’est le fameux retour au sujet que les années quatre-vingt vont ressasser et que la sociologie revendiquera pour elle-même sous le nom bien ambigu d’Acteur)
En quoi cet os peut-il faire taire, au moins le temps qu’ils l’avalent, les défenseurs bec et ongle de la conscience souveraine ?
La psychologie n’a pas, bien entendu, inventé cette psyché mais elle suppose toujours celle-ci comme donnée, assignée, destinée à chacun. La psyché nous appartient, nous concerne. C’est une propriété native et essentielle de l’homme. Or, le psychologue veille sans cesse à ce que cette chose nôtre soit bien conforme à certains critères de santé, de moralité ou de vérité. C’est ainsi que même à ses propres yeux, et surtout à ses antennes de spécialiste, la psyché n’apparaît jamais comme une donnée spontanée, stable et continue ; son existence n’est jamais évidente, encore moins égale ; elle fourmille au contraire de variations qui sont comme autant d’écarts, de défauts et d’excès, pour celui qui en examine la consistance et tente d’en prendre la mesure. La psyché n’est jamais de plain-pied vis-à-vis d’elle-même, elle est toujours en décalage, jamais pleinement donnée à celui qui en fait l’expérience (que ce soit en première ou troisième personne). Ainsi, par les pathologies qu’il perçoit et désigne, le psychologue reconnaît que cette chose que l’on peut aussi bien nommer âme, personnalité, inconscient, caractère ou moi, n’est jamais tout à fait ce qu’elle devrait être. La possibilité de son expérience objective est suspendue à une norme. Et c’est le motif pour lequel celui-ci intervient et se donne le droit d’interférer dans la façon dont cette chose traverse et bouleverse notre expérience. Certains diront peut-être que si la psyché se présente si souvent altérée, c’est tout simplement que les personnalités saines sont rares. D’autres diront encore que l’inconscient n’est jamais plus saisissable, jamais plus sensible, qu’au moment où ses tensions inhérentes viennent à s’aggraver. C’est le pathologique qui fait voir ce que le sain laisse plus ou moins en retrait. On leur répondra qu’au contraire c’est par cette politique de santé, cette hygiène mentale, cette médicalisation de l’existence que les psychologues et bien d’autres agents psy cherchent à induire au creux de nos tripes, au fond de notre cerveau (au fond parce qu’on le trouve pas), ce rapport à soi normalisé qu’on appelle psyché. Être névrosé, d’une certaine façon, ne serait-ce pas refuser − et souffrir de ce refus − d’avoir une personnalité, du caractère, d’être passablement inconscient ? N’est-ce pas devenir malade, justement, de ce que l’on voudrait fortifier, affermir, revitaliser ou régénérer en nous ?
Mais sans doute la résistance est-elle vaine qui voudrait que ce qui vous apparaît comme étant extérieur, accidentel ou accessoire, ne soit pas reconnu par d’autres comme vous appartenant à vous et personne d’autre ? Vaine résistance, surtout, depuis que le psychologue, au tournant du XXe siècle, s’est mis à reconnaître en chacun un mode d’être à soi qui restera pratiquement inaccessible à tout le monde : l’inconscient, un monde de signes qui parlent d’un être qui est le nôtre et qu’on ne connaît et ne reconnaît pas. Or, avec cette habitude de voir et d’entendre, de lire ou de s’adresser à cette « part » de soi, à cet être à soi qui se trouve hors de portée de toute volonté et de toute détermination de la conscience, le psychologue a accru la dépendance de ceux qui viennent le trouver. Car ils ne trouvent plus accès à cette part d’eux-mêmes (dans laquelle on situe leur plus précieuse vérité) qu’à travers son savoir, qu’en fonction de sa parole. D’où la réaction récurrente, en France, de toutes les phénoménologies (ou presque), de tous les spiritualismes en tout cas, réaction de rejet ou de réaménagement critique de la psychanalyse : il fallait que la possibilité supposée donnée à tous de réfléchir à soi et par soi puisse continuer de donner prise à notre existence ; il fallait que cette souveraineté possible de la conscience − pouvoir établi dans et par la conscience − cet espace impalpable où s’abrite la foi, la raison ou la vie, ce réduit aux portes duquel même l’État ne frappe pas, conserve ses titres de noblesse − on sait ce qu’il en est advenu pendant le siècle : protection dérisoire. D’où aussi la stratégie opposée des structuralismes qui, acceptant de voir le sujet conscient déchu de ses pouvoirs sur l’individu qu’il veut ou pense être, ont considérablement élargi le domaine de l’inconscient à toute une série de déterminations supra-individuelles : conditions sociales, historiques, culturelles… (On peut même se demander si la valorisation du fait de la différence et l’effort d’en produire un nouveau concept − chez Deleuze, Derrida, Lyotard, Foucault, Bourdieu, etc. − n’était pas une manière de contrer le jeu des normes : la norme fonctionne aux écarts, établit et mesure des différences, se trouve donc agissante dans un champ fortement hétérogène, or, différencier les différences, distinguer les façons de différer, activité à laquelle s’est employée toute une pensée en France, s’est souvent soldée par la mise en évidence de différences irrécupérables, inassimilables, irréductibles en tout cas aux oppositions du normal et du pathologique, du sain et du malade ; façon de retourner le stigmate, façon d’affirmer une innormalité là où la norme ne voit que de l’anormal.)
Quoi qu’il en soit, sous les pathologies que le psychologue découvre (qui ne sont pas à nier car la souffrance est là mais de quoi ?) se tiennent, non des troubles de la personnalité, non des maladies de la tête (ou des nerfs), mais plus essentiellement des souffrances, des malheurs, des douleurs dues au fait d’avoir une personnalité, d’avoir une âme, d’être sujet à l’inconscient. Ce n’est pas tant l’âme, le moi, la conscience qui est une maladie, ou même un mal (façon de renverser des siècles et des siècles d’acculturation chrétienne et d’en évaluer les séquelles à l’échelle d’une civilisation) que le fait d’être obligé de se reconnaître quelque chose comme une personnalité (qu’elle soit saine ou pas) qui nous rend malades ; le fait d’être contraint à mettre au principe de son individu quelque chose d’aussi fugace, d’aussi impalpable et inconsistant que l’âme. Se forcer à être quelqu’un, même de très ordinaire, nous fait déjà affreusement souffrir. Se forcer à l’individualité à tout prix, n’importe quand, n’importe où, sans considération de ses forces − comme si coopérer, agir en commun, interagir et même co-dépendre étaient forcément des signes de faiblesses − nous affaiblit. Ce que deux peuvent faire ensemble, un peut le faire, nous répète-on à tous les étages. Certains malades ne sont donc en souffrance que d’être contraints à ce rapport, c’est-à-dire à cette division de soi et à cette manière ensuite d’en rapporter les parties puisque l’intériorité que suppose la psychologie, et, peut-être même toute la pensée occidentale, ne peut être une donnée pour personne − qu’il faille ouvrir un espace en nous qui communique avec l’extérieur, que l’ouverture de ce dernier ne soit pas mortelle (comme le serait une profonde blessure portée à l’organisme, par exemple, mais comme le sont, à l’inverse, la majorité des naissances qui sont faites aujourd’hui sous très sérieuse surveillance), mais qu’au contraire on puisse l’éprouver comme le lieu du plus vivant, du plus riche, du plus vrai de notre existence, son véritable cœur, l’origine et l’abri même de la pensée, cela, cette ouverture est à la fois la tâche que sans cesse se donne l’Occident et celle qu’il néglige constamment de mener, de reprendre, oubliant qu’elle n’est jamais donnée, établie, assurée pour personne, et sûrement pas pour chacun. Des malades, donc, souffrants d’avoir à prendre une certaine distance vis-à-vis d’eux-mêmes pour se rapporter ensuite à soi selon un certain type de rapport, et d’autres malades pour des raisons tout à fait opposées, d’autres désirant au contraire avec la plus grande ardeur s’ouvrir à cette dimension psy pour la loger en eux, pour se loger en elle, en voulant toujours plus, encore plus que ce la psychologie commande et recommande. Ceux-là − et il n’est pas sûr que l’on puisse faire correspondre ces deux pôles avec un quelconque tableau clinique, il faudrait voir syndrome par syndrome − renforcent, soutiennent, appuient l’institution historique de la psyché chez les Occidentaux. Tous les malades ne sont pas forcément les rebelles, les réfractaires à la norme que l’on imagine, ceux qui nécessairement essaieront de s’y soustraire ; à l’opposé des minimalistes, il existerait des maximalistes de la psyché qui souffrent, non de l’existence de celle-ci mais au contraire de son insuffisance. Et peut-être même que, selon les hauts et les bas de notre existence, nous passons d’un pôle à l’autre, souffrant d’un malheur bien différent de celui que l’on tente de nous affliger aujourd’hui : tous, mais autrement, bipolaires.
Ce rapport à soi que l’on repère, que l’on tente de conduire selon un certain schéma de développement, tel que l’évoque Foucault, c’est celui que avions commencé d’étudier il y a bien longtemps (et qui nous taraude encore) en cherchant à établir les conditions de formation de la psychologie de l’enfant. Car s’interroger sur la façon dont les enfants étaient devenus objets pour une psychologie, c’était montrer, d’abord, comment l’homme occidental avait pu se retrouver affecté d’une psyché, figuré par elle (comment ce personnage mythique était venu habiter le corps de tant de personnes) ; c’était aussi essayer de percevoir quels avaient été les conjonctions et conjonctures historiques qui avaient mis psychologues et psychanalystes en capacité de mener ces opérations d’attribution, d’affectation et de figuration d’une psyché ; c’était enfin, comme Michel Foucault en avait lancé la piste dans Les Anormaux, suivre le chemin par lequel la population fut peu à peu affectée, c’est-à-dire en remontant des enfants aux adultes – on n’a pas, une fois devenus adultes, une psychologie parce que notre personnalité se serait développée durant notre enfance, on a une psychologie parce qu’on en a d’abord dotée les enfants et qu’à partir de là on a cherché à la saisir chez les adultes. C’est dans l’enfance, dans le statut inédit qu’elle a obtenu dans les sociétés occidentales depuis la fin du XVIIIe siècle, dans le soin tout particulier que l’on met à cerner, préserver et protéger sa vérité que la psychologie a trouvé le support tactique de sa généralisation. C’est dans le rapport de cette discipline à cet être qu’il faut aller chercher le « secret » de notre âme moderne.