Dans un de ses derniers articles publiés mais un de ses premiers écrits, Michel Foucault signalait quels types d’espaces pouvaient être capables de définir et distinguer certaines périodes de l’histoire (l’époque au même titre que l’état, le stade, l’étape, la stase étant plutôt des formes de suspension ou d’arrêt du temps). Le plus récent et le plus déterminant de ces espaces était, à ses yeux, celui du réseau.
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Du blanc des cartes
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On dresse des cartes, à la Renaissance, parsemées de figures : bêtes endémiques, fières citadelles, épisodes d’actions mémorables, bosquets d’arbres ou reliefs rocheux émaillent la surface du monde de spectacles issus de paysages plus vastes mais demeurant invisibles. Même le célèbre atlas d’Ortelius, le Theatrum Orbis Terrarum, réputé pour avoir fourni l’une des premières géographies valables du monde, distribue dans ses espaces blancs – certes au compte-gouttes mais quand même – ce genre d’aperçu subitement local. Si les figures déposées sur l’image de la Terre quittent peu à peu leur statut allégorique, elles n’en deviennent pas pour autant de purs et simples ornements. Leur position fait toujours signe sur la carte : elles occupent les blancs.
On a longtemps répété que la nature avait horreur du vide, façon de rappeler qu’un espace n’était jamais exempt de matière, qu’il était toujours plein de quelque chose, quoi que cela puisse être, et qu’ainsi les cartographes ne pouvaient pas manquer de partager ce dégoût spontané envers le néant. Laisser un blanc sur une carte, c’était donc, à regret, dessiner les limites de son savoir et de son empire éventuel ; c’était aussi, et bien imprudemment, ouvrir un espace de conquête aussi bien à soi qu’à ses pressants rivaux ; donnant ainsi par avance, au plus rapide de ces conquistadors, un droit de premier occupant. Laisser un vide apparaître, c’était tout simplement faire rentrer l’Histoire dans la carte, en peindre l’envers à l’endroit. Or, on voit plus volontiers, aujourd’hui, que ces géographes, et ceux qui gardaient le monde sous leurs yeux à travers leurs images, s’ils peignaient ces blancs sous l’aspect d’un monde plein, riche de choses singulières et remarquables à voir, promesses de fortune et incitations au départ, masquaient moins les lacunes de leur connaissance qu’ils en manifestaient au contraire les contours et les plans. Ces vues d’hommes qui s’avancent et vous regardent, ces vues de singes qui montent aux arbres, de villes qui voient flotter au-dessus d’elles leurs longues bannières, surgissent en effet d’une échelle inférieure à celle qui domine et qui guide encore le tracé de la carte.
À la Renaissance, le globe terrestre, plein à craquer des trésors que rapportaient les voyageurs, se déchirait, du moins, s’ouvrait facilement par endroits : tout un infra-monde de merveilles se hissait au niveau de la carte, les échelles n’étaient pas aussi strictement séparées qu’elles le seront plus tard. Ainsi, sous leur platitude apparente, les cartes des cosmographes comprenaient en fait de nombreux décrochages de plan, des ruptures abruptes, tout un relief de surface. Approchant des limites de ses connaissances, parvenu au seuil du blanc espacement qui se découvre au bord des courbes et des lignes qu’il vient de tracer, le géographe n’hésitait pas à s’en remettre aux vues plus étroites des voyageurs d’où il tirait ses informations, et, d’un palmier ou d’une tente peinte, il pouvait ainsi déposer sur sa carte les repères topographiques qu’eux-mêmes dressaient sur le terrain, les adressant en même temps aux prochains qui suivraient. Ainsi, les cartographes pouvaient bien être enlumineurs – l’image par excellence des temps féodaux – les figures singulières qui étoilaient la surface du globe n’étaient pas pour autant de purs ornements symboliques : elles servaient au contraire de marques visuelles (spécimen, portrait-type, aperçu de paysage). Depuis plusieurs siècles, les navigateurs se guidaient et se repéraient grâce au ciel – ils utilisaient des instruments et des techniques mobilisant connaissances mathématiques et astronomiques – mais ils déposaient également sur la terre, et dans les livres qu’ils remplissaient, les signes propres à reconnaître et repérer les sites de leurs passages. Un animal étrange, un arbre à la forme inconnue, une coutume inusitée ou un relief évocateur, constituaient autant de repères triviaux – mais assez marquants pour attirer le regard – à même de permettre à chacun de retrouver et de reconnaître ces lieux encore sans image et sans carte : utopies topographiées mais encore en suspens.
Mettre ainsi différentes échelles sur le même plan, au lieu de laisser les lacunes dentelées du savoir mordre la carte, était une caractéristique de cette science si singulière qui se pratiquait à la Renaissance : la Cosmographie. Sur les tables de son savoir, en effet, communiquaient encore, mais plus pour très longtemps, topographie (ou chorographie), géographie et astronomie (et même astrologie pour certains). La terre s’englobait vue du ciel mais le terrain se hissait encore, parfois, jusqu’à la surface du globe.
Comment se consument les livres
On sait que Michel Foucault situa la folie de J-J. Rousseau au point précis où se trouve le sujet qui parle. L’homme ne devient pas fou de paroles, désir ou contrainte, il ne tombe pas hors du sens du simple fait d’être destiné à parler, abandon ou rejet, sa folie lui advient du sein même de l’expérience toujours singulière qu’il fait du langage. La parole a beau être l’élément même de nos vies, parler a beau être un geste normal, nous ne sortons jamais indemnes de connaître un tel pouvoir dans nos corps. Une force se paye de faiblesse. Or c’est bien au moment du retard de l’impression de ses livres, L’Émile et Le Contrat social, que le basculement décisif semble s’être produit pour Rousseau. Venait-on lui causer de ses publications qui n’avançaient pas, on « biaisait et tergiversait sans cesse » ; venait-il à poser des questions, on lui « parlait incessamment (…) mais toujours avec la plus grande réserve », bref « on semblait ne parler que pour [le] faire parler » (Les Confessions, Livre onzième). Plus Rousseau entendait de paroles, plus s’épaississait le mystère, plus résonnait le silence. Sa persécution délirante était entamée.
Et pourtant, il me semble qu’un élément supplémentaire est venu s’intercaler entre cette épreuve d’une parole retenue, la sienne et celle des autres, et le délire qui va accaparer, avec des hauts et bas, toute l’existence à venir de Rousseau. Cet élément, nous le nommons, il se nommait déjà, imagination. Écoutons le fou persécuté nous en parler de lui-même :
Jamais un malheur, quel qu’il soit, ne me trouble et ne m’abat, pourvu que je sache en quoi il consiste ; mais mon penchant naturel est d’avoir peur des ténèbres : je redoute et je hais leur air noir ; le mystère m’inquiète toujours ; il est par trop antipathique avec mon naturel ouvert jusqu’à l’imprudence. L’aspect du monstre le plus hideux m’effraierait peu, ce me semble ; mais si j’entrevois de nuit une figure sous un drap blanc, j’aurai peur. Voilà donc mon imagination, qu’allumait ce long silence, occupée à me tracer des fantômes. Plus j’avais à cœur la publication de mon dernier et meilleur ouvrage, plus je me tourmentais à chercher ce qui pouvais l’accrocher, et toujours portant tout à l’extrême, dans la suspension de l’impression du livre, j’en croyais voir la suppression. Cependant, n’en pouvant imaginer ni la cause ni la manière, je restais dans l’incertitude du monde la plus cruelle. J’écrivais lettres sur lettres […] et les réponses ne venant point, ou ne venant pas quand je les attendais, je me troublais entièrement, je délirais.
Les Confessions, Livre onzième.
Quelle est donc cette expérience qui, partant du silence adressé à Rousseau au sujet de son propre langage, va le conduire au délire ? Quelle est cette autre dimension de l’existence qui, parallèle ou sécante à celle du langage, va le conduire à une inévitable folie ? Nous repérons facilement l’étincelle à partir de laquelle l’imagination du philosophe s’est allumée : plus que le silence, les ténèbres qui l’accompagnent et l’approfondissent. Là où le langage jette forcément quelques lumières sur le monde – ne serait-ce qu’en désignant quelques points dans l’espace où poser son regard –, le silence l’enténèbre. À l’encontre de la nuit du langage, l’imagination semble ici agir comme l’équivalent d’une chandelle, d’une bougie, sorte de lumière de secours, seconde et artificielle, en tout cas émettant un jour bien trop faible, trop diffus, pour espérer pouvoir transpercer, efficacement, le rideau des ténèbres. Des figures blanches se dessinent dans le noir mais elle sortent encore toutes voilées. Et pourtant, une fois le délire entamé, l’imagination se fait plus puissante et semble même changer complètement de régime : « A l’instant mon imagination part comme un éclair, et me dévoile tout le mystère d’iniquité : j’en vis la marche aussi clairement, aussi sûrement que si elle m’eût été révélée » (Les confessions, p. 337). Le voile subitement est levé, la lumière immédiate, l’imagination continue de relayer le langage dans sa production de lumière mais cette fois avec une bien plus grande intensité, paraissant même ainsi dépasser ses pouvoirs. L’imagination en délire : un langage d’une trop grande clarté.
S’exerçant en l’absence du langage et de ses clartés, du moins agissant dans l’espace laissé libre par son retrait et manifestant ainsi sa parenté avec la lumière (torche allumée ou éclair dans la nuit), l’imagination se trouve, au XVIIIe siècle, en position de relais, de suppléant et parfois de remplaçant du langage.
Mais fait-elle pour autant voir quelque chose cette lumineuse imagination ? Quel est le résultat vérifiable de son action ? L’action d’imaginer, qu’on aurait cru plutôt versée du côté de la perception, occupée à seconder celle-ci en face d’un obstacle qu’elle ne saurait franchir (car c’est de cette façon que les voyageurs imaginent : portant toujours leur regard au delà de l’horizon, anticipant sans cesse la prochaine étape du voyage, visualisant déjà le nouveau port, l’imagination devançant toujours le parcours effectif du voyage), place au contraire la vue dans une embarrassante situation. Succédant au langage dans la tache infinie d’éclairer le monde, l’imagination se plaît à dessiner des fantômes, c’est-à-dire des surfaces blanches mais toujours opaques, des voiles qui ne dissimulent pas le monde sans manifester en même temps l’éclat de cette dissimulation. L’imagination ne perce pas l’obscurité qui entoure la vue, n’arrache pas un pouce de ténèbres à la nuit, elle fait simplement percevoir, en l’isolant, l’enveloppe même de la nuit. Étrange blancheur dont le seul bienfait, la seule clarté, est d’offrir une portion bien délimitée de ténèbres. Percée, trouée et ouverte dans son épaisseur, la nuit s’opacifie en se développant. Des voiles coulissent et glissent sur des voiles. Peut-être les voyageurs, finalement, faisaient-ils de même, voyant les voiles gonflées sur le bateau qui les menaient ailleurs déjà en train de flotter devant eux, au-dessus de la ligne d’horizon. Voiles succédant aux voiles : imagination.
L’imagination, à l’époque de Rousseau, était comprise et perçue comme acte pictural : imaginer, c’était se peindre les choses de telle ou telle manière dans un tableau qui demeurait, sans la parole et le geste, invisible à autrui. Mais comme on le voit ici, elle s’apparentait plus précisément au dessin : elle trace des plans, esquisse des figures blanches dans la nuit manifestant d’autant plus dans cette ambivalence du tracé l’indécision de son appartenance (ou plutôt la continuité que l’âge classique établissait entre voir et parler puisqu’il n’y avait de perception, à cette époque, c’est-à-dire de vision, de contact ou d’audition claire des choses sans le secours d’un langage, du moins de signes capables de marquer efficacement les différences et les identités dans les choses) Percevoir impliquait toujours une affirmation, un jugement, un concept, qui en accomplissait et en couronnait le mouvement. Tout le monde savant était, peu ou prou, empiriste. L’imagination était donc à la fois plus et moins qu’un langage éclairant et toujours moins qu’une claire vision des choses ; elle s’exerçait, en tout cas, dans cet étroit passage où les figures que l’on rencontre sont autant des signes que des images. Nous dirions symboles, aujourd’hui, mais il me semble que ce n’était pas tout à fait cela qui était en jeu dans cet insaisissable pouvoir. Peut-être des chiffres comme marques ésotériques et signes du plus haut des savoirs.
Quand son imagination était trop faible, qu’il ne pouvait entrevoir les causes et les façons par lesquelles la publication de son livre s’était trouvée retardée, Rousseau demeurait dans l’incertitude. L’imagination, à l’Âge classique, n’appartenait pas au savoir. Ou plutôt, elle en faisait partie, mais comme point d’appui, relais, moyen, incapable de mener par elle-même à quelque certitude ou vérité. Aussi, partant du silence qui entourait le devenir de son langage, Rousseau délirant, semblait toujours rester au même point. Il tournait en rond. Mais une fois l’imagination emballée, voici que le livre n’est plus seulement suspendu, retenu, retardé, mais tout bonnement supprimé. L’imagination qui soutenait la perception défaillante (maudit livre qui n’arrive toujours pas !) annula d’un coup, peut-être par dépit, toute possibilité de le voir. Elle ne se contentait plus de donner forme ici et là à l’obscurité, d’en marquer les contours de façon assez vague (sans se confondre, ici, ni avec la perception, ni avec le langage), elle faisait simplement et complètement disparaître ce autour de quoi on faisait silence, ce dont on n’entendait justement plus parler. Ce dont on peut rien dire, on ne le tait point, on l’efface. Exit du monde visible. Le silence, de ce fait, ne s’accompagne plus de ténèbres, comme le voile qu’il laisse filer une fois qu’il est retiré ; le silence est maintenant la pointe la plus acérée de la nuit, celle qui déchire les faux espoirs du jour à venir, de l’étoile qui monte dans la nuit. Le livre a été détruit, son silence en est la preuve.
Aussi, voilà que l’imagination, après avoir fait apparaître un fantôme, lève le voile : derrière le silence, il n’y a rien. Au lieu de l’obscurité qui semble recouvrir les clairs contours des choses, qui semble effacer leur brillance native, l’imagination répand d’un coup une nuit qui n’est plus obscurité ou opacité, obstacle au langage et au regard mais nuit du néant sans laquelle il n’y aurait rien à dire et à voir. L’illusion est du jour et non de la nuit. L’impression du livre est alors supprimée.