Le brassage de l’Histoire

En passant

L’histoire est éternellement doublée, bordée, disons-même enveloppée, de cribles qui communiquent avec un chaos de matières sans formes. Un sol où un groupe d’humains s’attarde et finit par se fixer, lui et ses bêtes, élabore un crible ; un sol propice à la culture, du blé, du riz ou du maïs en dessine trois autres que nous reconnaissons généralement comme des aires de civilisation. Autre crible encore ou trame de l’histoire, le ciel étoilé qui fut si important pour les hommes de la préhistoire au point qu’un art, l’astrologie fut créée pour prévoir la venue et le sens de tout ce qui pourrait advenir par lui. Chacune de ces grilles filtre et oriente les hasards qui les traversent jusqu’à que l’un d’entre eux détruise la trame elle-même. C’est ce que l’on appelle une catastrophe, un désastre, c’est-à-dire la destruction de cette limite par où passent, pour être aussitôt dispersés, tous les événements d’une Histoire. Car si un crible rend possible certaines histoires et d’autres impossibles, il se définit par l’événement dont il appelle la venue et qui pourtant l’annulerait s’il se produisait. L’Histoire est une intrigue du grand défi, une épreuve du plus grand adversaire. Aussi n’est-elle qu’une immense préparation, une tension continue et montante – que l’on court à la victoire ou à la défaite. Le capitalisme a longtemps été la trame de quantité d’effets qui pouvaient survenir dans le monde et la Révolution son dénouement. Nous ne sommes plus tendus vers la révolution comme vers l’avènement d’un changement global capable de modifier de fond en comble notre histoire. Sommes-nous encore adossés au capitalisme ? L’avons-nous non pas toujours mais radicalement été ? Ou sommes-nous seulement en route vers une nouvelle limite qui se nommerait la Catastrophe ?

Chaque fois qu’un événement survient, qu’il fasse date ou pas, sa venue altère à certains niveaux les formations historiques qu’il rencontre et introduit dans ces transformations des éléments qui sont, vis-à-vis de l’actualité en cours, complètement anachroniques. L’ordre du temps est affecté. Les cercles se dénouent subitement, les lignes droites se courbent : un peu de chaos s’efforce dans le monde et ses innombrables temporalités. De même que des parcelles de temps passent au travers de l’histoire, les destructions, déplacements, modifications qui se produisent dans les formations existantes libèrent des matières résiduelles, des restes, des rebuts, des détails qui vont rejoindre, la plupart, le tumulte des éléments épars. Chaque événement modifie donc une ou plusieurs formations mais également le chaos qui l’entoure, relançant les dés du hasard, modifiant les faces de l’avenir et du passé, mais d’une manière toujours incalculable. Une bataille fait rage dans la plaine et c’est le ciel étoilé qui, on ne sait pourquoi, n’est plus le même. Quelque chose a changé mais quoi ?

De ces décombres pourtant libres pour la venue d’autres événements sortent de nouveaux cribles le plus souvent. Ce que l’on a tant oublié qu’il n’a même plus d’origine, ni même de fin, l’immémorial, voilà qu’il est le pas de notre histoire : rythme au gré duquel elle marche, passage par où adviennent le moindre de nos contre-temps.

Le chaos n’est pas un désordre, il est la production la plus aberrante, plus insistante, d’ordres de tout niveau.

Utopies. II

Citation

Le coffre utopien
Si dans le texte précédent d’Utopies, nous avions schématiquement fixé les contours du système de localisation de l’île d’Utopia [1], nous n’en avions pas montré toutes les implications tant les différents niveaux de l’espace utopien sont enchevêtrés et demandent d’être éclaircis chacun pour leur compte [2].
D’ores et déjà, nous pouvons affirmer que :
– l’île est décrite selon une topographie et une toponymie qui la rend similaire à tout autre lieu terrestre. Or, ce type d’espace implique plusieurs choses : premièrement, ce qui a été maintes fois souligné par les spécialistes, Utopia, en étant résolument terrestre, en s’opposant au séjour céleste que d’autres cités, avant elles, avaient accepté, ne peut être identifiée, malgré certaines ressemblances, à un quelconque paradis. On ne peut conclure, pour autant, que l’œuvre de More constitue une laïcisation des utopies, que l’ici-bas perd tout caractère religieux, car les mouvements millénaristes qui se développent à la même époque, au XVIe siècle, annoncent la possibilité d’un bonheur terrestre, pour eux aussi, différent du Paradis. La nature terrestre de l’île n’exclut donc pas, de son propre fait, que son accès ou sa découverte soit régi par les mêmes règles que le salut des âmes. Deuxièmement, l’utopie terrestre n’est pas le signe d’une approche plus réaliste, plus humaine, du bonheur ou de la perfection, car les cosmogonies antiques, rétrospectivement tout aussi irréelles qu’Utopie, comprenaient, elles aussi, des cités exemplaires situées sur la terre même.
– l’île est localisable dans la mesure où sa topographie (la forme d’un croissant de lune) et sa situation, quoique très approximative (la zone tempérée de l’hémisphère sud, à l’ouest des côtes africaines), sont indiquées dans l’Utopie. Cette affirmation s’oppose à l’opinion largement partagée selon laquelle la nature terrestre d’Utopia rend certes son existence vraisemblable mais en la rendant introuvable, faute de coordonnées géographiques précises. Or les données topographiques et les illustrations du paysage de l’île correspondent aux indications des portulans, cartes longtemps utilisées par les navigateurs, sur lesquelles était reporté le tracé des côtes, découpant la limite sinueuse entre la mer et la terre. L’espace utopien peut donc se dédoubler et se reporter sur l’espace miniature que constitue une carte mais de celles dont la fabrication et l’usage restent très empiriques, loin de la rigueur des cartes les plus perfectionnées de l’époque.
– cette position flottante, approximative, de l’île au milieu d’une immense étendue, implique qu’elle soit repérable exclusivement par les navigateurs, les voyageurs. L’île peut être découverte selon deux voies opposées : d’un côté, par le biais du hasard et de l’aventure, de l’autre par l’enquête et l’exploration systématique. Encore, les deux voies ne s’excluent-elles pas car il y autant de persévérance, de fol entêtement à suivre les voies de la fortune, des vents et des courants qu’à répertorier un à un les axes qui quadrillent un territoire.
– la découverte ou le repérage de l’île ne garantit nullement l’accès aux côtes d’Utopia car « partout un débarquement a été rendu difficile, soit par la nature, soit par l’art » et notamment par les récifs qui peuplent sa lagune et qui sont dissimulés sous la mer, si bien « qu’une poignée de défenseurs suffirait à tenir en respect des envahisseurs très nombreux »[3]. Un abordage forcé serait en toute probabilité voué à l’échec. L’accès du site dépend donc des relations qu’entretiennent les voyageurs avec les Utopiens et en dernière analyse de l’attitude des autochtones face aux étrangers puisqu’ils détiennent seuls le pouvoir de lever les dangers qui hérissent leurs côtes. Or, c’est justement cette question que nous voudrions à présent soulever : comment la flotte ou le vaisseau de Raphaël Hythlodée, celui qui a découvert Utopia, a-t-il pu aborder l’île, si l’accostage direct en est impossible sans une attitude ouverte des Utopiens ? Et dans quelle mesure, cette ouverture mérite-t-elle question : le système de fermeture de l’île, son aspect de forteresse mi-naturelle, mi-humaine, peut-elle présager d’une conduite hostile ou réservée de la part des autochtones ? C’est bien ce que nous tenterons ici d’approfondir, peut-être alors, verrons-nous apparaître le système d’ouverture et de fermeture qui constitue, parmi d’autres dimensions, l’espace d’Utopia.

 

L’île n’est pas isolée, perdue dans l’immensité de l’océan, loin de tout autre horizon humain. En effet, les différentes illustrations qui ont accompagné le texte de More montrent à des distances variables, des terres visibles du point de vue des côtes utopiennes. Aussi, la fondation d’Utopia, réalisée sous l’égide de son premier souverain Utopus, obtenue par la rupture de l’isthme qui la rattachait au continent, sépare cet espace des autres tout en ne laissant entre eux qu’une faible distance, les plaçant ainsi en situation de voisinage. De plus, de nombreux passages du livre montrent que certaines de ces contrées sont habitées par des peuples ayant pour certains des relations suivies avec les Utopiens. Aussi, la configuration spatiale dans laquelle est plongée l’île, le fait que chaque peuple puisse percevoir dans le paysage qui l’entoure d’autres hommes, implique le partage d’un horizon commun qui bien sûr rend possible une rencontre et une inter-connaissance des peuples mais exclut alors toute expérience d’étrangeté absolue.
Or, cette situation n’est pas du tout celle des Occidentaux, qui, comme Raphaël, viennent d’un lointain qui pourrait bien s’avérer absolu, un lointain dont on se demande s’il peut ménager une quelconque proximité avec ces peuples. Mais après tout, est-il si vrai que cela que la proximité des terres favorise les contacts amicaux ou guerriers, peu importe ici, entre les peuples et que la distance spatiale la rendrait difficile. C’est peut-être cette thèse d’Anthropologie que l’Utopie de More nous permet de discuter, c’est tout le problème du rapport des hommes à la terre et la manière dont ils font jouer l’espace autour et entre eux dans leurs relations. Ce voisinage rend-il possible une communication, une ouverture plus grande entre les peuples ? Les Utopiens font-ils de la proximité géographique un principe d’inclusion dans une même culture ou instituent-ils ce qui extérieur à leur terre comme quelque chose d’étranger ?
Suivons les routes commerciales et voyons, si par ce biais, les différentes contrées s’ouvrent les unes aux autres. Malheureusement, rares « sont ceux qui abordent en Utopie pour faire du commerce. (…) Ce que les Utopiens ont à exporter, ils préfèrent en assumer eux-mêmes le transport, afin d’être mieux au courant de ce qui se passe à l’extérieur et de ne pas perdre leur expérience des choses de la mer »[4]. Le mouvement qui caractérise le commerce utopien ne s’établit pas dans les deux sens mais ouvre l’espace insulaire hors de lui-même, vers l’extérieur et le ferme, non aux marchandises que les Utopiens ramènent chez eux, mais aux marchands étrangers. Utopia n’est donc pas une place commerciale, un lieu d’échange avec l’extérieur, son port ne ressemble guère à ceux de villes cosmopolites comme Gênes ou Venise, qui ont fait la légende de la Méditerranée. On ne peut donc en conclure que les Utopiens vivent de manière autarcique même si leur terre semble assez nourricière et leurs besoins assez frugaux pour ne pas dépendre de l’extérieur. Simplement, ils préfèrent garder le contrôle de ce qu’ils importent en donnant comme seule voie d’accès aux marchandises étrangères leurs propres vaisseaux. Ainsi, ils privilégient les échanges avec l’extérieur dans cette même extériorité.
Aussi, les occidentaux qui voudraient échanger des marchandises pour nouer des liens amicaux avec les Utopiens et les suivre dans leur île se retrouveraient dans une nouvelle impasse, ou plutôt la même que celle que nous avions déjà signalée. Car la pratique du commerce est régie par les mêmes règles que celles qui commandent l’accès des côtes aux vaisseaux étrangers, c’est-à-dire celles qui font de l’île d’Utopia un espace paradoxal, analogue à un objet sans usage comme le serait par exemple, un coffre fermé dont la clef serait déposée à l’intérieur. Rappelons-nous que le tracé des passes marines du port d’Utopia, qui constitue le mécanisme d’ouverture, la serrure de l’île, pour les vaisseaux étrangers, n’est connu que des seuls Utopiens et qu’ainsi la possibilité pour l’extérieur, l’étranger de pénétrer à l’intérieur n’est donnée que dans cet intérieur même, c’est-à-dire dans le savoir des autochtones. C’est exactement le principe qui règle les deux pratiques à cette différence près que dans le cas du commerce, les marchandises peuvent pénétrer sous le contrôle des besoins utopiens ; pour l’accostage, seuls les naufragés isolés sur une barque ou ballottés par les eaux peuvent passer les récifs et échouer sur la terre ferme. Aussi, le système d’accès d’Utopia, le principe qui fait communiquer l’intérieur avec l’extérieur, ne fonctionne pas dans les deux sens, il se loge dans l’espace fermé qu’il doit ouvrir et fonctionne de l’intérieur.
Et on comprend maintenant pourquoi l’expérience de la mer leur est si nécessaire, pourquoi il leur faut en permanence sortir de leur île. En effet, si la mer qui entoure Utopia, constitue l’unique passage vers le dehors, elle peut aussi enfermer les habitants s’ils n’actualisent pas constamment leur savoir-faire maritime. Voilà pourquoi les Utopiens, comme More le souligne, sortent vendre et acheter pour des raisons extrinsèques au pur commerce, pour acquérir en fait plus que des marchandises mais un savoir sur l’extérieur, sur le dehors qui les entoure. Dans la mesure où la mer est à la fois passage et obstacle, ou dit autrement, forme un seuil, pour eux-mêmes comme pour les autres, les Utopiens doivent conserver dans et par la navigation le pouvoir d’ouvrir leur terre pour eux-mêmes. La serrure du coffre doit être fréquemment utilisée pour continuer à fonctionner.
La même structure est encore visible dans la pratique de la guerre : quand « quelque prince prend les armes contre eux et menace d’envahir un des pays de leur domination », ils « sortent aussitôt de leur territoire pour se porter en force à sa rencontre. Car ils évitent avant tout de faire la guerre sur leur sol et aucune nécessité ne les déterminerait à ouvrir leur île à des auxiliaires étrangers »[5]. Les guerres comme les échanges sont quasiment toujours accomplis à l’extérieur, comme si les Utopiens ne pouvaient rencontrer les autres, qu’à distance de leur terre, laissant, amis ou ennemis, irrémédiablement étrangers à leur sol.
Le cas est un peu plus complexe quand « la population totale de l’île dépasse le niveau qu’on estime convenable » et qu’on « lève dans chaque ville des citoyens qui vont établir une colonie réglée d’après leurs lois », les Utopiens « vont partout où sont des terres vacantes laissées en friche par les indigènes. Ceux qu’ils trouvent favorablement disposés, ils se les associent en une communauté de vie et d’usages, et c’est pour le plus grand bien des deux peuples. (…) Mais si les indigènes refusent d’accepter leurs lois, les Utopiens les chassent du territoire qu’ils ont choisi et ils luttent à main armée contre ceux qui leur résistent »[6]. Les mouvements de population se font, selon la structure que nous avons déjà dégagée, vers l’extérieur, Utopia ne semble pas être une terre d’immigration. Mais dans la mesure où, d’une part, comme nous venons de le voir, les Utopiens autochtones défendent avec beaucoup de vigueur les terres conquises, comme s’ils leur accordaient quasiment la même valeur qu’à leur terre d’origine et d’autre part, les indigènes sont sommés de ressembler aux Utopiens pour vivre dans la colonie ; qu’en est-il des mouvements en sens contraire, des colons peuvent-ils venir sur la terre utopienne, même sans s’établir ? Il nous faudra encore d’autres recherches pour éclaircir cette question, et notamment sur le statut des esclaves qui composent la population utopienne. Néanmoins, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que les Utopiens ne se rapprochent pas des autres en les accueillant, en les laissant venir vers eux, mais en se portant à leur rencontre, en se mettant à distance d’eux-mêmes. Cette affirmation, quelque peu catégorique, peut être éprouvée sur un autre cas qui semble contraire au premier abord.
Car bien sûr, des étrangers, des membres de peuples voisins pénètrent sur le sol utopien, sans qu’on sache bien d’ailleurs comment s’effectue leur entrée sur l’île. Le texte décrit ainsi la venue des ambassadeurs d’Anémolie, une contrée voisine, dans la capitale d’Utopia. Fait important, il fallut deux jours à ces messieurs « pour voir en quelle quantité l’or se trouvait là, considéré pour rien, tenu en un mépris égal à l’honneur qu’on lui faisait chez eux »[7]. Car les Utopiens « en effet s’étonnent qu’un mortel puisse tant se complaire à l’éclat incertain d’une petite gemme, alors qu’il peut contempler les étoiles et le soleil »[8]. Ces diplomates, pourtant versés dans les relations délicates entre peuples différents, ne comprirent la méprise de leurs tenues d’apparat « qu’après qu’ils se furent entretenus un peu plus familièrement avec les Utopiens et qu’ils se furent initiés à leurs coutumes et opinions »[9]. Les mœurs utopiennes sont loin d’être immédiatement compréhensibles, certes les anémoliens « habitent plus loin et ont moins de relations avec l’Utopie »[10], mais leurs coutumes gardent même pour leurs proches valeur de distance. Passés l’obstacle des récifs, acceptés parmi les Utopiens, une distance éthique se fait jour au sein de la proximité géographique. Il ne s’agit pas d’une distance qui se développerait en dépit du voisinage spatial mais d’une répétition, d’une division permanente qui renaît à chaque proximité qui s’établit, excluant ainsi toute proximité. C’est ce que Raphaël avait bien compris en déclarant que « ce nouveau monde qui est séparé du nôtre par l’équateur », l’était « bien davantage encore, par la différence des coutumes et des mœurs »[11]. Aussi, faudrait-il reformuler notre précédente affirmation comme suit : s’il est vrai que le premier mouvement des Utopiens est de se mettre à distance d’eux-mêmes pour rencontrer les autres, ils ne se rapprochent guère moins d’eux en les accueillant, car en restant au plus près d’eux-mêmes, ils instaurent une nouvelle distance avec les autres. Avec eux, l’étranger ne cesse d’être étranger.

 

C’est probablement cette disposition très particulière de la civilisation utopienne qui a permis à Raphaël d’être accueilli, lui le parfait étranger, sur le sol utopien. Le texte l’établit parfaitement : ceux « qui arrivent chez eux pour voir le pays, ils les reçoivent à bras ouverts si leur esprit se recommande de quelque mérite particulier ou s’ils ont acquis de grandes connaissances par de longs voyages à l’étranger, ce qui précisément fit que notre visite fût bienvenue »[12]. La chance ou l’adresse du philosophe-navigateur a été de comprendre que si la suppression des distances géographiques rapproche les hommes, elle jette également entre eux le tranchant de la différence, de l’étrangeté. Aussi, même arrivé à bon port, le voyage ne peut et ne doit s’achever, le voyageur doit continuer sa course sans nostalgie pour sa terre d’origine, sans épouser les coutumes utopiennes pour se sentir chez soi. Il doit maintenir une équivoque telle qu’il ne puisse être tout à fait (de) là-bas sans être vraiment (d’)ici. Ainsi, en gardant son étrangeté sans tenter de l’effacer, en apportant un savoir du lointain et d’autres lointains que le sien, les portes d’Utopia se sont ouvertes tant les Utopiens « aiment être renseignés sur ce qui se passe dans le monde »[13].

 

Notes :

1. Pour plus de clarté envers le lecteur, nous notons « Utopia » pour le nom de l’île, « Utopie » pour le nom du texte de More, « utopie » sans majuscule pour le nom du genre littéraire qui rassemble bien d’autres œuvres. Retour au texte
2. Nous avertissons le lecteur que l’ordre du raisonnement qui sera utilisé ici n’est pas celui d’une hypothèse que l’on chercherait progressivement à vérifier, ni même de prémisses dont on déduirait les conclusions. Nous avons privilégié un ordre d’exposition essayant tant bien que mal de faire apparaître les tours et les détours par lesquels l’enquête est passée. Aussi, les propositions émises n’ont pas valeur de thèse et peuvent donc être confirmées ou infirmées à chaque moment du raisonnement. La recherche ne s’apparente pas à un mouvement menant vers une certitude d’où toute erreur serait bannie mais plutôt à un exercice de rectification continue où la présence de l’erreur est tout à la fois irréductible et nécessaire. Retour au texte
3. MORE Thomas, L’Utopie, Garnier-Flammarion, Paris, 1966 (Réed. 1987), p 138. Retour au texte
4.ibid, p. 189.Retour au texte
5. ibid, p. 212. Retour au texte
6.ibid, p. 155. Retour au texte
7.ibid, p. 169. Retour au texte
8.ibid, p. 169. Retour au texte
9. ibid, p. 169. Retour au texte
10. ibid, p 167. Retour au texte
11. ibid, p. 199. Retour au texte
12. ibid, . 189. Retour au texte
13. ibid, p. 189. Retour au texte

 

 

Magdalena Bay

Image

 

Magdalena Bay, vue prise de la presqu’île des Tombeaux, au nord de Spitzberg ; effet d’aurore boréale

François Auguste Biard – Lyon, 1798 – Les plâtreries, près de Fontainebleau, 1882

Technique/Matière : huile sur toile. Hauteur : 1,3 m.

Année : vers 1841. Il a été présenté au Salon des artistes français par Biard en 1841 et acheté par l’État à cette occasion.

 ♦

L’intérêt de ce tableau réside dans l’effet d’écartèlement qu’il produit sur le regard : où nos yeux doivent-ils s’arrêter, se fixer pour délimiter l’objet dont il est la représentation ? Naufrage ou aurore boréale ? Est-ce la narration d’un drame, celui de naufragés échoués sur les terres glaciales de l’arctique, ou la peinture d’un paysage peu commun, touchant au sublime, marquant la démesure des forces naturelles face aux pouvoirs de l’imagination ?

Pour certaines œuvres, savoir ce qu’elles représentent, revient à décider du genre pictural auxquelles elles appartiennent, comme si la nature de l’objet peint commandait la forme de la peinture elle-même. Sans doute, mais qui croire pour savoir au juste quel est l’objet de ce tableau ? Faut-il s’en tenir à ce qu’on voit, à ce que d’autres ont vu, aux brèves formules qui présentent le tableau ? À nous donc de rechercher le rapport qui unit ces deux événements pour comprendre la tâche que s’est donné le peintre.

Le titre du tableau ne nous aide guère : « Magdalena Bay, vue prise de la presqu’île des Tombeaux, au nord de Spitzberg ; effet d’aurore boréale ». La mention finale, « effet d’aurore boréale », semble renvoyer à un élément ornemental, indiquer un effet de style, quasi rhétorique, comme si l’artiste avait choisi de peindre le naufrage sous un jour particulier sans que cela soit pour autant essentiel. En revanche, le nom du lieu représenté se réfère clairement au drame des naufragés. Des tombeaux, voilà sans doute ce qui se prépare sur ce sol gelé où déjà quelques hommes étendus, disparaissent, doucement recouverts par la neige. Entre l’effusion éthérée de l’aurore dans le lointain et la blanche sépulture qui se dessine au premier plan, le titre de l’œuvre a semble-t-il fait son choix : ce tableau représente un lieu dont le nom même évoque ce qu’on voit. À prendre au sérieux la légende qui accompagne le cadre, il faudrait alors faire du naufrage l’objet du tableau.

Mais les légendes qui entourent les images sont parfois plus bavardes que l’on ne croit, comme en témoigne ce bref compte-rendu de l’œuvre, donné dans l’Artiste, revue du XIXe siècle de littérature et de Beaux-Arts : « la Vue prise de la Presqu’île des Tombeaux, à Magdalena-Bay, avec cet éclatant et magnifique effet d’aurore boréale qui répand une si effrayante lueur sur ces immenses amoncellements de glace et sur ce malheureux Lapon accroupi auprès des cadavres de ses frères » 1. Nous n’en saurons pas plus. Juste assez pour comprendre que cette aurore que le titre nous présentait comme simple effet pictural peut se charger d’autres valeurs sous d’autres regards. Si la peinture de ces hommes abandonnés dans le froid évoque clairement le malheur qui les accable, l’aurore boréale provoque une autre émotion. Son « effrayante lueur » transporte le spectateur vers une équivoque terreur : est-ce la peur qui l’envahit et le paralyse, ne sent-il pas confusément les effets de la glace qui peu à peu l’entraînent lui aussi sur les rivages glacials du Spitzberg ?

Et comment faire si des divergences naissent entre la vision et le texte ? La décision, nous semble-t-il, ne pourra venir que des profondeurs du tableau.

Décrivons la différence de représentation des deux figures. La présentation de l’aurore boréale, phénomène courant mais irrégulier, connu des habitants des zones polaires, ne durant pas plus d’une dizaine de minutes, donne au tableau l’image d’une rencontre fortuite. Que le peintre ait lui-même vu un tel phénomène, qu’il l’ait gardé en mémoire ou tenté de l’esquisser à partir de récits ou d’images déjà peintes, l’effet de capture n’est pas pour cela effacé. Car il faudrait, même pour un habitant de ces latitudes, familier d’un tel spectacle, une certaine acuité du regard pour saisir et retenir cette forme évanescente. Le côté merveilleux et rare du phénomène, sûrement accentué pour un individu étranger à ces latitudes, confère donc au spectateur un savoir intuitif sur le caractère passager et précaire de cette vision. L’aurore passe alors dans le tableau, comme saisie et arrêtée à son apogée, cependant que la fatalité aveugle et muette des lois qui la gouvernent l’amène irrésistiblement à disparaître.

Muni de ce regard, le spectateur peut ainsi atteindre la dimension fantastique du tableau, car en croisant cette image, une heure plus tôt ou plus tard, l’aurore aurait été invisible, encore enveloppée ou déjà effacée dans l’obscurité de la nuit polaire. Le tableau nous fait donc coïncider avec l’événement : il présente un phénomène comme un accident et fait également de la vision un second événement tout aussi essentiel. La formation d’aurores boréales n’est pas exceptionnelle mais en apercevoir une par soi-même est déjà plus rare. Par ce jeu référentiel entre deux instants, celui du spectateur et celui du lieu représenté, le tableau nous rend contemporain du phénomène lui-même.

L’autre figure relève déjà du passé. Un mat et des cordages flottant dans les eaux glacées, indiquent bien sûr le désastre du naufrage ; un homme vivant accroupi, à côté de corps gelés et recouverts d’une fine couche de neige, signalent également la proximité de l’accident – puisqu’on ne peut vivre longtemps sous ces températures par la seule chaleur des corps.

Le nom de la presqu’île, les « Tombeaux », fait de ce naufrage le membre forcé d’une série qui se répète. Il est loin d’être le premier et rien ne dit qu’il sera le dernier. Et pourtant, la catastrophe n’est pas encore consommée, tous les hommes ne sont pas encore morts. Le titre du tableau anticipe alors sur ce qui est représenté, annonçant la mort prochaine des hommes échoués sur la glace. Ou inversement, il réduit, par la fréquence du phénomène, l’importance de l’issue pour cet homme encore vivant, d’autres sont déjà morts et d’autres mourront encore sur cette terre sépulcrale. Dans les deux cas, le nom du lieu représenté fait référence à une histoire invisible dans le tableau, une histoire qui pourrait tout autant se développer sur d’autres toiles enveloppant celle-ci de l’extérieur.

Dans la mesure où le tableau ne représente pas tout, où une partie du sujet est hors cadre et seulement nommé et suggéré par l’intermédiaire du titre, plusieurs questions se posent. Le sujet du tableau est-il ce qui nécessairement reste enfermé dans les limites physiques du cadre ? Ou bien la définition du sujet doit-elle déborder vers une extériorité non-picturale dans la mesure où le tableau fait glisser les yeux du spectateur vers les livres qui le documentent et l’informent ? L’absence de documentation ne nous apparaît pas nécessairement comme une faiblesse tant elle incite à rechercher toutes les ressources du visible et les manières dont la peinture aménage elle-même sa référence à l’invisible (que cet invisible soit dans ou hors du cadre). Dans tous les cas, l’effet aurore boréale, la vue choisie qui fait se rencontrer un événement naturel et un drame humain ne sont pas anecdotiques et ne peuvent être déjouée par une séparation abstraite entre le fond et la forme.

 Lignes et plans

Le tableau étale sa profondeur sur trois plans distincts qui sont délimités par des lignes progressivement étagées dans la hauteur.

Au plus loin, partant du coin supérieur gauche et fuyant vers l’horizon, une chaîne de montagnes s’étire tout au fond de l’image. Se découpant directement dans le ciel, elle baigne dans le rayonnement diffus d’une aurore boréale. Au milieu du tableau, délimité à gauche par la base des monts rocheux et à droite par deux blocs de pierre formant un couloir, s’écoule un glacier. Son lit s’élargit sur toute la partie gauche du plan en une grande vasque de glace, rompue sur une large étendue, et continue sa course vers l’horizon caché par la chaîne de montagnes. A l’opposé des monts rocheux qui donnent la verticalité de l’image, la rivière de glace compose un plan quasi-horizontal, aménageant de manière efficace le volume fictif du tableau – l’amont et l’aval du glacier n’apparaissent pas, bien que le dénivelé soit rendu. Le premier plan se détache grâce à un bloc rocheux, aux détails plus fins et à la teinte plus claire, qui surplombe des pentes douces et neigeuses dévalant vers les eaux glacées du second plan. Deux lignes faiblement incurvées – celle de la colline du tout premier plan et celle qui prolonge le bloc rocheux – contiennent la ligne brisée que décrit un pan de plaine aux bords fracturés.

Les trois plans se chevauchent légèrement créant des replis dans la profondeur : le bloc rocheux du second plan masque le point d’horizon où les montagnes et le lit de glace se rejoignent ; sur la droite, un second bloc, extrêmement sombre, escamote l’amont de la rivière de glace ; enfin, le surplomb de la colline de neige, au premier plan, voile une partie des bords de la terre gelée. Ces obstructions et ces replis permettent de rendre les effets induits par la vue d’un paysage et justifient le titre de l’œuvre : le spectateur ne domine pas la scène, il est nécessairement située dans un espace qui seul lui débloque une vue. Cette visibilité trouée dessine en pointillé les mouvements que le spectateur se trouve contraint de faire pour apercevoir les parties qui lui sont inaccessibles. Changements de point de vue que le tableau lui impose tout en lui retirant bien sûr cette possibilité. Il ne peut passer d’une vue à l’autre sans que le tableau ne se transforme. D’où les transports constants du regard : au lieu de se déporter de droite à gauche pour atteindre d’autres perspectives – réaction, bien sûr, irréfléchie, mais qui démontre l’effet trompe-l’œil du tableau – le spectateur tend à se rapprocher pour voir ce qu’il peut bien y avoir derrière cette colline. La composition des lignes et des plans dessine donc des mouvements à l’intérieur de l’image mais aussi entre le tableau et l’œil qui le perçoit.

 Matières et couleurs

Du premier à l’arrière plan, des plaques de neige claires du coin inférieur droit jusqu’aux bords supérieurs d’un bleu profond, l’espace s’assombrit progressivement. Cependant, suivant la distance à laquelle le spectateur se place, les teintes s’organisent différemment. À quelques mètres, effet retenu par de nombreuses reproductions, c’est ce bleu infiniment étiré qui frappe, tendant d’un côté vers le blanc, de l’autre vers le noir, mimant ainsi la profondeur virtuelle du tableau. S’avançant déjà quelque peu, les valeurs extrêmes du noir et du blanc semblent se mélanger pour se répandre dans l’image, formant alors des nuances de bleu-gris.

Plus près encore, plusieurs éléments viennent brouiller cette disposition fondamentale. Situé à quelques pas du cadre, surgissent de la partie inférieure du tableau des verts et des jaunes. Jouant sur les surfaces, creusant le relief des roches et l’ondulation des eaux, ils font saillir des figures dans l’image. Les verts s’éclaircissent ou se jaunissent par légères touches donnant aux eaux des éclats émeraude et presque une structure translucide. Les jaunes sales – des beiges – balaient la surface neigeuse du premier plan jusqu’aux visages des naufragés : effet rouge du bonnet, brun et ocre des peaux et des vêtements.

De plus, le long de l’axe médian et vertical du tableau, deux effets de clarté apparaissent : au plus loin, dans le ciel, semblant venir de très loin derrière les montagnes, le halo blanc et diffus de l’aurore boréale se répand dans l’atmosphère en s’effilochant ; puis, dans les eaux libres de la rivière de glace, émerge une autre auréole de lumière, dont la source reste problématique mais dont la diffusion semble limitée à la surface. Aux points de plus intense clarté, quand la lumière vire au blanc, on discerne, en s’approchant de très près, des dépôts de pigments, la matière même de la couleur, comme si le tableau s’épaississait aux points exacts où le paysage s’embrase.

Ainsi, à mesure que le regard s’engage dans la profondeur virtuelle du tableau, le paysage se déploie du clair vers l’obscur. Et dans le même temps, plus le spectateur s’approche réellement du tableau, plus le spectre se diversifie, plus les couleurs deviennent vives, denses, modelant ainsi les volumes.

Entre les masses grises et les reliefs colorés, l’aurore étale sa blancheur. Surgissant du fond du tableau dans l’horizon du spectateur, elle décrit le mouvement inverse du regard, avançant insensiblement vers le centre de la perspective, cheminant vers l’origine du point de vue. Et bien que sa diffusion soit globalement contenue dans le seul arrière-plan, simulée dans la seule verticalité du tableau, figurant son mouvement sur le mode d’une ascension ou d’une élévation, l’aurore réussit tout de même à déposer à la limite du premier plan un reflet d’elle-même. Au bord des vastes étendues de neige blanchâtre, sur les eaux glacées mais libres qui baignent le Spitzberg, brille donc un modeste halo dans lequel le seul survivant encore dressé découpe sa sombre existence. Cette lumière, dont la source, mythique ou physique, reste invisible à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur du tableau, répercute confusément ses rayons sur le drame des naufragés. Enveloppés, cernés ou auréolés par cet étonnant miroitement, les survivants sauraient seuls nous dire quelle est au juste l’étoffe dont est faite cette lueur. Mais justement à l’inverse de nous qui les regardons en même temps que l’aurore qui vient, ils lui tournent le dos insensibles peut-être à sa présence.

 Valeurs et mouvements

Dans la description de la composition, nous avons laissé dans l’ombre une dernière ligne, sinueuse et discontinue, située dans le coin inférieur droit de la toile. En effet, à quelques pas du tableau, on aperçoit sans savoir encore où elles se dirigent des traces de pas laissées sur la neige. Cette ligne pointillée fonctionne comme un vecteur mobile, changeant d’orientation suivant la perspective ou la distance, et avec elle bien sûr, le sens du drame, le déroulement de l’intrigue.

Regardez, l’homme, accroupi à côté de ses compagnons déjà morts, est-il revenu après avoir tenté de trouver des secours, un abri, quelque chose qui pourrait reculer l’instant de la mort ? Cette posture ne marquerait-elle pas, plus qu’une manière de se protéger du froid, une attitude de résignation devant la mort ou pire, l’abattement redoublé par le spectacle de ses compagnons gelés après son retour et sa quête stérile ? Mais, si ses traces étaient les siennes, si cette piste neigeuse pointait vers l’intérieur du tableau et guidait le regard vers les hommes échoués, comment se fait-il qu’un double jeu de traces n’apparaisse pas ? A-t-il emprunté les mêmes traces, se sont-elles effacées après quelque intempérie récente, n’a-t-il pas fait un long détour depuis les berges et au-delà des collines laissant sa marche à travers les glaces imperceptible ? À la distance où nous sommes, le paysage ne répond pas à ces questions, faisons donc un pas de plus.

Si de loin, la ligne indiquait des allers ou des retours, de près, l’examen des traces de pas ne laisse pas de doute, c’est bien la flèche d’un départ qui est inscrite dans la neige. Un de leurs compagnons est peut-être parti, seul, ayant harangué en vain ses camarades de le suivre, les pressant de mourir en marchant vers une vie improbable plutôt que dans l’attente d’un mort certaine. Peut-être est-il parti chercher un refuge sans être encore revenu, ne sachant qu’à son retour, un seul homme aura survécu pour entendre la brève histoire de son errance dans les glaces.

Sans doute, cette nouvelle perspective pose encore des questions sans réponse mais ces vues obstruées appartiennent tout autant au paysage que les échappées qu’il peut ouvrir. Mieux, elles le dessinent en creux : la ligne orientée vers l’intérieur du tableau étalait le spectacle du gel saisissant les hommes, figés dans la certitude de leur mort ; la ligne de fuite ouvre, quant à elle, une échappée encore incertaine, un lieu hors-cadre où la vie et la mort ne peuvent pas se décider, le drame se poursuivant vers une issue invisible.

Et là encore, le rapport temporel entre le paysage et le spectateur s’en trouve modifié. Si le spectateur attend, comme le fait peut-être aussi le seul survivant, que l’homme solitaire revienne avec quelques-uns des rares habitants du Spitzberg, s’il attend que la décision heureuse du drame se déroule sous ses yeux, la venue de l’aurore boréale prendra valeur de signe. Entre le regard qui découvre ce spectacle et le naufragé qui lui tourne le dos, quelque chose se lève qui ne peut laisser indifférent. L’aurore est-elle un signe pronostique, l’annonce d’une issue heureuse que le naufragé ne connaît pas encore ? Vision divinatoire. Ce halo, réfléchi dans les eaux mortelles, qui, par un écrasement soudain de la perspective, flotte au-dessus des hommes, figure-t-il l’âme fantomatique des hommes en train de s’élever vers le ciel pour rejoindre dans une nouvelle vie les élus? Vision rédemptrice.

Nous voudrions croire, plus simplement, que le spectateur découvre dans cette aurore un espace fantastique : la scène qu’il voit, cet homme accroupi et ses compagnons morts, les glaciers et les cieux éclairés, n’était visible pour autrui qu’à la faveur de cet événement rare. Bientôt, la nuit polaire que l’aurore boréale a su repousser et repoussera encore quelques minutes, reprendra ses droits. Lentement, elle envahira et noircira la toile d’un rideau aux teintes gris-bleu sales. La survie indécise de cet homme, que le spectateur espérait venir de l’extérieur invisible du tableau, deviendra définitivement indiscernable. Seulement cette fois, ce sera de l’intérieur même de la toile : personne ne pourra connaître ce que la glace a réservé à cet homme solitaire, une issue, un tombeau.

Voilà comment cette aurore si mystérieuse vient à la fois donner et reprendre la vie et la mort des hommes, appelant et refusant tout secours d’autrui, laissant le regard du spectateur impuissant, immobilisé lui aussi dans les glaces.

 

1. L’artiste, Journal de littérature et des Beaux-Arts, Paris, Sér. 2 / T. 7, 1841, p. 299. Retour au texte