Utopies. V

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En quoi le récit de Dulaure est utopique, nous n’en savons pour l’instant rien. Je parcours cet espace réputé sans espace depuis bientôt trois ans, point par point, d’île en île, seulement guidé ou égaré par les rumeurs qui désignent tel ou tel lieu comme utopique. La seule chose que nous savons, que nous tirons de nos voyages précédents, est qu’Utopia, l’œuvre de Thomas More, est désignée sans faillir comme utopique. À son endroit, les doigts ne tremblent pas, l’accusation est formelle. Peut-on avoir la même certitude avec ce texte ?

Alors sans être sûr que les deux textes appartiennent au même espace, sans préjuger de leurs rapports, rapprochons-les, confrontons-les et voyons ce qui en sort.

Derrière les nuages

Si l’on demandait où se trouve Utopia, nous n’aurions que le récit assez vague d’un marin rapporté par les deux hommes qui dialoguèrent avec lui, un jour, sur cette terre que l’on ne nommait pas encore les Pays-bas mais les Provinces-Unies. Si l’on se demandait où peut bien être la lune, la question ne manquerait pas de paraître stupide tant sa présence quotidienne se rappelle à nous si l’on veut bien prendre la peine de lever la tête vers les nuages. La lune n’a nul besoin d’être découverte, aucun voyage n’est exigé pour la rendre visible. Aussi aux doutes qui ne manqueront pas de naître du récit fait par un autre d’une terre que nous n’avons jamais vue s’oppose manifestement l’expérience simple, offerte à tous, que constitue la vision de la lune dans le ciel. L’astre a beau être beaucoup plus lointain qu’une utopie terrestre, il offre quelque chose de beaucoup plus certain. La distance à laquelle se tient la lune, hors de la portée des hommes, intouchable sans être intangible, lui donne même un aspect rassurant de veilleur impassible : n’est-elle pas la clarté dans la nuit, le guide lumineux des voyageurs et des revenants ? La lune ne se cache donc dans aucune nuit, pas même celles de terres qui nous seraient encore inconnues : si le jour ternit parfois son éclat, il ne parvient jamais à l’effacer.

À première vue donc, si les utopies comme celles de More sont des espaces dont on prend bien soin, quant on révèle leur existence, qu’ils se tiennent au-dessous ou au-delà de l’horizon, dans un lointain invisible que les yeux du commun ne peuvent pénétrer ; la présence familière de la lune devrait la tenir à l’écart de tout destin utopique. À moins que l’Incroyable en cette fin de XVIIIe siècle soit moins le fait d’avoir trouvé une terre que celui d’y avoir posé les pieds.

De la Lune à la Terre

Se demander où se situe la lune, dans quel lieu elle repose, quel genre d’espace peut-elle bien être ? n’est pourtant pas absurde, ce sont ces questions simples qui ont animé pendant des siècles le travail scientifique le plus rigoureux. Comme pour de nombreux autres phénomènes célestes, l’objectivation de la lune eut une histoire longue et mouvementée : entamée dès l’Antiquité, c’est aux XVIIe et XVIIIe siècles que fut franchi le seuil irréversible qui modifia radicalement l’existence du satellite terrestre : si le calcul de sa taille et de sa distance à la terre préoccupaient les esprits savants depuis le XVIe siècle, ce fut en 1610 que Galilée – après bien d’autres – publia et rassembla ses observations dans Le Messager des Étoiles ; en 1647 qu’Helvétius fit paraître un atlas lunaire et en 1651 que le père jésuite Riccioli eut l’idée d’attribuer des noms d’astronomes aux reliefs individualisés du satellite.

Au nord de la mer de la Tranquillité
Pline
Au sud du lac de la Mort
Aristote, Hercule et Atlas
Au sud-sud du golfe du Centre
Ptolémée
À l’ouest de l’océan des Tempêtes
Kepler
Sous la mer des Pluies
Timocharis et Archimède
Lambert, lui
Échappe de tout juste au marais de la putréfaction.

À la fin du XVIIIe siècle, au moment donc, où Dulaure publie sa Relation de voyage dans la lune, cela fait plus d’un bon siècle déjà que l’astre lumineux est devenu un lieu à part entière, avec un espace où demeurer – le vide ou l’éther selon l’option que prenaient les physiciens –, une position calculable et prévisible dans l’univers, une topographie faite de paysages et de reliefs, une toponymie racontant la chronique de ses découvertes. De cet accroissement et décroissement permanent de jour dans le ciel dont on ne savait s’il s’agissait d’une apparence ou d’une illusion, d’un solide ou d’un gaz, d’un disque ou d’un globe, d’une surface lisse ou rugueuse, l’astronomie fit un espace familier aux humains, une nouvelle terre. Sans doute a-t-il fallu tout ce travail pour que la lune puisse prétendre au rang de sol, pour que des hommes, un jour, puissent s’imaginent pouvoir la fouler.

Être dans la lune

Il existe d’autres traits qui rendent difficilement compréhensible la transformation de la lune en utopie. L’île d’Utopia était un espace inouï, jamais vu, une découverte pour les Européens, même et surtout si, comme il est mentionné dans le récit de More, les utopiens apparaissaient comme des descendants lointains des Grecs, découverte d’une histoire que la mémoire même ne possédait plus. Certes, Utopia, dans le récit de More, a bien été vue un jour par les ancêtres des Européens mais la découverte n’exclut pas la re-découverte, elle suppose seulement le manteau lourd d’une longue nuit. La lune, on vient de le voir, ne gît pas dans l’invisibilité que ménage la distance. Elle affiche plutôt les manières effrontées avec laquelle elle circule au bout de la terre : le mouvement par lequel elle passe au-dessus de l’horizon pour bientôt disparaître et revenir (où se trouve la lune quand elle n’est pas visible ?) et celui par lequel son apparence terrestre varie, métamorphose qui d’accroissements en décroissements la conduit d’une simple fente de lumière à la nitescence d’un disque plein et inversement. Étrange tournée que celle de la lune où chaque étape transforme l’aspect du voyageur.

Si la lune a pu devenir utopie, il a donc fallu que l’espace décrit par Thomas More se transforme en un lieu tout à la fois fixe et mobile, familier et constamment transfiguré. Condition exorbitante ? Événement improbable ? Non car l’existence d’un lieu fixe et mobile à la fois n’est pas nouvelle, la relation étroite qui a longtemps subsisté entre l’île et le vaisseau en témoigne [1]. Le navire fut longtemps en effet la terre mobile, la planche de salut livré aux forces de la mer, la terre pour laquelle le ciel est tantôt un allié (les marins qui attendent une éclaircie, qui se guident avec les étoiles, qui attendent un signe du Très-Haut), tantôt un adversaire (les tempêtes, les gouffres et les monstres, aussi larges que des îles, à la fois bouches et estomacs-tombeaux) ; l’île, en ce sens, c’était la terre victorieuse mais constamment menacée, la terre au repos mais sujette à disparaître. À la lettre, l’île était le navire le plus solidement ancré et la terre qu’il fallait constamment arracher aux ténèbres des océans. La première utopie connue, en prenant délibérément la forme d’une île – on se rappelle qu’Utopia tire son nom du souverain Utopus qui a détruit le cordon, l’isthme qui la rattachait encore au continent –, baignait dans toute une géographie, devenue pour nous en grande partie irréelle, dans laquelle la Terre et la Mer étaient en grand conflit. Pour la lune, disparaître n’est pas une menace, aucune nuit ne la guette pour l’emporter définitivement hors des regards. Quand dans le ciel, je ne la vois plus où à peine, un autre que moi au même moment m’assure qu’il la voit ; il suffit d’un peuple de sédentaires dispersant et reliant sur leur territoire quelques lunettes pour la parcourir de bout en bout. Elle n’invite même pas au voyage puisque c’est elle qui fait le mouvement. À quoi bon alors partir sur la lune s’il n’y a rien à y découvrir ?

Troubles optiques

Que verrais-je alors là-bas que je ne vois déjà ici ?

Ce qu’on voit du point de vue de la lune et qu’on ne voit pas de là où l’on est, la Terre elle-même sous un jour sans cesse éclipsée. Réponse courante, paradoxale mais qu’il faut bien entendre car, paraît-il, on voit mieux ici de loin que de près.

Pourtant, ce n’est pas la terre que Dulaure critique à travers les récits de Oë et de son hôte plein de sagesse, mais plus précisément la société de cour et le royaume de France. Ce n’est même pas Paris qui est décriée où, comme sur la lune, des équipages luxueux renversent dans la rue les provinciaux et les bourgeois, c’est tout au plus Versailles et ses lieux de plaisirs qui se prolongent en ville. C’est donc aller bien assez loin pour finalement rester aussi près de chez soi que d’aller sur la lune. Prendre de la distance signifierait peut-être alors prendre de la hauteur afin de juger de tout le mépris possible les Grands de ce monde qui s’attribuent tous les mérites mais un tel déplacement, dans le récit de Dulaure, ne donne pas une vue plus perçante ou plus large sur le monde. Le point de vue global sur la terre, l’oncle le possède dès le début de son voyage quand, prenant un délicieux bain d’atmosphère, il regarde les splendeurs de la terre dont il déplore en même temps le bonheur qui n’y a plus cours [2].

La traversée offre de nouveaux paysages mais n’apporte aucune leçon nouvelle : s’il savait en quittant la terre quels malheurs y habitaient, la lune lui confirma qu’ailleurs les mêmes y sévissaient. Admettons, histoire de faire entendre une étymologie fantaisiste qui le rapproche de la vision, que le Voyage définisse ce qu’il est possible de voir à travers et seulement à travers un mouvement (le cinéma fait cela d’une autre manière), il est bien difficile de trouver ce qui devient visible dans ce périple de la terre à la lune. Ce qu’Hythlodée prétendait avoir vu et visité et qu’il décrivit à ses deux amis dans la seconde partie de l’Utopie, c’était une découverte, une terre déjà visible mais rendu à un jour bien précis, ce jour par lequel, en montrant sa supériorité relative sur les grands royaumes d’Europe, une île perdue, renouant avec la splendeur des cités grecques, s’avérait capable de faire de l’ombre à la conduite des souverains du moment. Au bout du voyage, c’est à dire de la longue description d’Utopia, ici devenait brutalement plus étroit et fortement noirci par endroits. Il y avait des choses que l’on ne pouvait plus voir. Vision troublée encore une fois mais qui n’a rien d’un aveuglement et qui ne doit rien, du moins au premier abord, à une sorte d’opacité. Simplement le fait de voir les choses en grand avec ses privilèges et ses périls. Qu’est-ce que la lune montre de la terre qu’elle ne veut pas ou plus voir ?

Peut-être tout simplement cette part d’elle-même qui jamais ne s’offre au regard, qui jamais ne franchit la ligne d’horizon, que la terre ne peut atteindre, la face obscure de la lune. The Dark Side of the Moon ou le lieu où se réfugie la folie ordinaire des hommes.

The lunatic is on the grass
The lunatic is on the grass
Remembering games and daisy chains and laughs
Got to keep the loonies on the path

The lunatic is in the hall
The lunatics are in my hall
The paper holds their folded faces to the floor
And every day the paper boy brings more

And if the dam breaks open many years too soon
And if there is no room upon the hill
And if your head explodes with dark forebodings too
I’ll see you on the dark side of the moon

The lunatic is in my head
The lunatic is in my head
You raise the blade, you make the change
You re-arrange me ’till I’m sane
You lock the door
And throw away the key
There’s someone in my head but it’s not me.

And if the cloud bursts, thunder in your ear
You shout and no one seems to hear
And if the band you’re in starts playing different tunes
I’ll see you on the dark side of the moon.[3]

Pink Floyd, « Brain Damage »,
in The Dark Side of the Moon, Harvest, 1973,
(paroles de Roger Waters).

Conclusion

Si l’on pensait avoir compris quelque chose de l’utopie grâce à la lune, ce serait peut-être ceci : l’utopie c’est la possibilité d’une terre dans un lieu inhabitable, c’est à la fois l’extension de la terre hors d’elle-même et la possibilité d’un séjour humain – ou de toute autre forme d’existence analogue – hors de la terre. Ce n’est pas nécessairement la recherche ou la description d’un lieu meilleur ou parfait mais un lieu purifié (?) de tout ou partie de ce qui n’est plus supportable dans celui dans lequel on vit. Aux révolutions qui détruisent les sociétés (moment de la dissociation) pour en rebâtir de nouvelles sous des constitutions plus solides (moment de l’association), le jeu utopique est un exercice de sécession. Demain commence ici.


1. On lira sur ce sujet Frank Lestringant, Le livre des îles : Atlas et récits insulaires (XVe-XVIIIe siècles), Genève, Droz, 2002. Retour au texte

2. La terre, semble-t-il, ne fut pas toujours ainsi. Si le malheur y règne, c’est à la faveur d’un événement qui n’est pas indiqué, une sorte de chute. S’échapper dans l’atmosphère, c’est échapper à la gravité et à la chute. Tomber sur la lune, c’est reconnaître qu’ailleurs règne l’équivalent du péché originel. Retour au texte

3. Vous trouverez différentes traductions, un peu trop littérale peut-être, mais donnant tout de même une idée si l’on ne parle que peu l’anglais aux adresses suivantes :
http://www.zoldickun.over-blog.com/article-1895873.html
http://www.lacoccinelle.net/traduction-chanson-1816-.html
http://thinkfloyd.free.fr/traductions/darkside_fr.htm (ma préférée). Retour au texte