Frontman

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Quand il chantait, Jim, depuis le Fog, tournait le dos au public. Après bien des semaines au Whisky, en juillet 1966 exactement, un journaliste influent vint assister à un des concerts des Doors. Dans l’article qu’il rédigea, il moqua l’attitude du chanteur. Le spectateur d’un concert rock ne pouvait voir un groupe jouer sans voir le chanteur se tourner vers lui. Morrison, de dos, ouvrait une étrange lacune dans le spectacle offert. Manquait quelque chose. Mais quoi ? Le courage de faire face au public, d’affronter ses regards ? Mais qu’y a-t-il de si dangereux, de si terrifiant dans le fait de tourner son regard au-devant de la scène ? Et Morrison, même de dos, avait-il les yeux clos ? N’était-il pas en train de regarder tout autre chose que l’assistance qui se tenait auprès de lui ? Et s’il se tenait ainsi les yeux fermés demeurait-il immobile durant les chansons ?

Peu d’images, pour ne pas dire aucune, sont restées des premiers mois au Whisky et les témoignages s’attardent peu sur ces points qui paraissent de détail (aveugle ou pas, immobile ou non, toujours de dos ou parfois de face). Probablement que Jim prenait différentes postures durant les concerts, et surtout durant les longs solos de guitare ou d’orgue où, aux dires de nombreux amis, il cherchait activement sa place sur scène. Mais ne posséder que peu d’informations ne nous empêche pas d’essayer de mieux cerner le problème.

L’idiome universel du rock désigne parfaitement ce qui était mis en question par l’attitude de Morrison : le rôle de frontman. Chanter ne suffisait pas, il fallait plus que cela : donner quelque chose à voir. Car le frontman est à la fois celui qui, puisqu’il tient le micro, prend la parole au nom du groupe — de celui auquel il appartient ou du public qui l’écoute et l’acclame —, mais aussi et surtout celui qui, se tenant devant le public, donne à leurs regards le premier support sur la scène. De la paroi invisible qui sépare l’estrade de la fosse, le chanteur debout en est le premier des reliefs. Le plus apparent. La prise où, un à un, s’accrochent les regards qui fouillent la scène. Mais, en même temps qu’il en dessine à l’avant l’invisible périphérie, sillonnant les planches en long, en large et en travers, rejoignant parfois le groupe en arrière, il en indique également la plus ou moins grande profondeur. Si bien que le frontman souligne moins les contours d’une scène déjà inscrite en pointillés sur le sol qu’il n’en arpente et mesure l’espace dans tous les sens. Face au public il bâtit, l’instant d’un concert, le volume même de la scène. La musique n’aura plus qu’à remplir ce volume, et, dans les meilleurs et les plus généreux des concerts, envelopper dans sa sphère la plus grande part du public. Le chanteur donc, que l’on comprenne ou pas ce qu’il dit, ouvre les portes de cette sphère au public. Il en est la clé et la serrure. Aussi, dans une salle où pourtant tout était là : plateau, musiciens, instruments, enceintes ; Morrison immobile et de dos refermait le spectacle sur lui-même. L’auditoire n’avait devant lui qu’une bande de musiciens statufiés, pantins rivés à leurs instruments, leurs micros et leurs câbles : des musiciens sans musique, des musiciens privés de scène. Comme si la musique du rock ne pouvait s’entendre, le concert véritablement commencer, qu’à partir du moment où une part d’elle-même se détournait de sa source pour affronter le public, le faire rentrer dans le cercle. C’est donc au chant que le rock, comme tant d’autres musiques, demandait d’accomplir ce mouvement, de se mettre en avant. Jim venait seulement de découvrir que l’on pouvait aussi bien le faire à l’endroit qu’à l’envers.

Tandis que le critique rock attendait que Jim se tourne vers lui, le concert continuait de battre son plein, et les fêtards du Whisky n’arrêtaient pas pour cela de danser. Eux qui étaient habitués à remuer sur des disques sans se demander d’où provenait la musique qu’ils entendaient — tant qu’elle soulevait leur corps et jetait des flammes sous leurs pieds —, pourquoi demander au chanteur de ce groupe obscur de les regarder ?! Et que chercher de si important du regard ? La musique ne se suffit-elle pas à elle-même ? Y a-t-il quelque chose qu’il faut absolument voir si on veut tout entendre du concert ? Il fallait sans doute que le critique avisé soit plus auditeur que danseur, c’est-à-dire spectateur, pour faire reproche ainsi au chanteur de lui tourner le dos. Car Jim ne lui faisait pas volte-face, du moins en premier lieu [1], il se tournait simplement vers la source même de ce qui rassemblait ainsi les habitués du Whisky : les messes enflammées que célébraient en musique les Doors. De nombreuses images montrent en effet Jim aux côtés de Ray ou de Robby suivant avec attention leurs doigts en train de s’agiter sur leurs instruments [2]. Propulsé au-devant de la scène mais ne jouant lui-même d’aucun instrument — ne sachant pas chanter il forgea peu à peu sa voix de baryton —, Jim se rassurait peut-être en regardant jouer les musiciens dont il admirait tant le talent. Mais il continuait également de se situer dans les conditions mêmes de leurs premières répétitions — prestations publiques du Fog incluses. Jim montrait bien son dos aux spectateurs qui scrutaient la scène mais comment aurait-il pu faire autrement s’il souhaitait se tenir au plus près de ses camarades, réconfortant son corps, chauffant sa voix au foyer même d’où fusait la musique ? Dans une salle de concert équipé d’amplification on sait que se dessinent différents territoires sonores : le son que diffusent les enceintes et qui se répand dans le public n’est pas le même que celui qu’entendent les musiciens directement sur la scène ─ même quand ils ne sont pas équipés d’un système de retours. Se forme entre et autour d’eux une espèce d’aura sonore, la présence immédiate de la musique, que seuls les spectateurs des premiers rangs peuvent prétendre connaître tant il arrive parfois qu’elle morde quelques mètres au-devant de la scène. C’est la première sphère musicale, celle qui ne s’étend pas plus loin que sa source.

Au Whisky, quand Morrison regardait attentivement Krieger faire ses solos, quand il plongeait son regard dans la profondeur de la scène au lieu de le porter sur la piste de danse, la scène rock des Doors n’était pas encore ouverte, elle ne montrait pour ainsi dire au public que son envers – ou son derrière.

 


1. Comme si se mettre de face au public était la posture immédiate et naturelle de celui qui doit prendre la parole ou chanter alors que l’usage du micro en avait, depuis, éludé la nécessité et fait de cette posture une pure convention. D’une certaine façon, Jim dissimulait aux yeux du public le lieu d’où sortait la voix qu’il entendait durant le concert, comme s’il avait voulu mêler sa voix à celles des instruments, la fondre en eux et cacher cette bouche qui parle dont on attend qu’elle dise quelque chose au lieu de seulement chanter. Jim a fait plus que préparer sa voix dans cette cache maintenue sur scène, il l’a armé de tous les discours qu’il allait tenir ensuite. Retour au texte

2. Dès leur première rencontre, Jim fut fasciné par le jeu au bottleneck de Robby Krieger. Cette fascination déclarée dès les premières répétitions des Doors jouera un rôle essentiel dans les futures inculpations pour obscénité que Jim et les Doors auront à essuyer. Quand Jim fut accusé d’avoir mimé une fellation à son guitariste sur scène, il répliquera de cette même fascination, seulement atténuée : il regardait seulement de près l’habileté des doigts de son ami musicien. En vérité, il ne tranchait pas le problème. Retour au texte

 

Whisky-a-Go-Go

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Puis du Fog ils passèrent au Whisky-a-Go-Go — ils y restèrent trois mois avant d’obtenir leur première proposition d’enregistrement chez Elektra. Ce lieu, célèbre un moment pour ses danseuses en mini-jupes — les fameuses go-go danseuses connues aujourd’hui pour un minimalisme plus extrême encore —, offrait aux fêtards et aux branchés de Los Angeles un espace où l’on pouvait à la fois s’enivrer, écouter de la musique et surtout danser : sur de la musique enregistrée — le club possédait un disc-jockey — ou sur de la musique jouée en direct. Entre la scène et les tables s’ouvrait un espace où l’on pouvait laisser son corps s’exprimer, laisser l’ivresse jouer au son de la musique. Bien connue des français, où un club du même nom existait déjà, mais inédite aux Etats-Unis, ce genre de discothèques se répandit tout le long du Sunset Boulevard. Conséquence immédiate pour les groupes qui jouaient dans ces clubs : ils n’avaient plus seulement à attirer l’attention du public, voire à attirer du public, ils devaient aussi les faire bouger sur la piste de danse. To rock and to roll. La musique pouvait vérifier sa puissance directement sur les corps : tout était là devant elle.

Bien longtemps après que les Doors aient quitté cet endroit, Jim reviendra y vider quelques verres. Et après avoir insulté les serveuses et pincé quelques fesses, il lui arrivera bien souvent de monter sur scène avec des artistes auxquels il n’avait pas demandé leur avis. Pour Jim le showman la piste de danse n’existait pas. Le bar menait tout droit à la scène. Ivresse et musique ne se rejoignaient que là.

La scène

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Faire de la scène l’essence du rock, le lieu du véritable rock’n’roll, ne dit rien encore du rapport que cette essence entretient avec le studio, cet espace rival d’où la musique sourd également et dont le disque est issu. La fidélité entre ce qui est joué sur scène et ce qui enregistré en studio n’est pas une valeur importante dans les musiques populaires et le rock, dans une large mesure, obéit à cette règle. Le disque n’y fonctionne pas comme une œuvre écrite, une partition, qu’il faudrait représenter devant le public de la manière la plus exacte possible, que ce soit à la lettre ou dans l’esprit. Certes, il existe des groupes qui cherchent longtemps à reproduire l’énergie qu’ils déploient sur scène, ce que l’enregistrement live ne parvient pas systématiquement à faire. D’autres produisent des albums tellement complexes, ou à l’orchestration si chargée, qu’ils cherchent par tous les moyens à rendre leur musique un tant soit peu audible sur scène. Mais il ne me semble pas pour autant que sur la scène rock on cherche à respecter l’intégrité d’une œuvre dont le disque serait soit la forme véritable, soit la copie la plus fidèle. Si le concert est raté, il ne dénature pas une œuvre comme cela est le cas pour la musique savante depuis l’âge romantique. Le souci de fidélité s’exprime plutôt envers soi-même, dans le maintien d’une certaine réputation par exemple, ou envers le public devant lequel on cherche à tenir un certain niveau de performance : ce qui implique au moins d’égaler le niveau de ce que l’on peut entendre sur le disque. Et même dans le cas où l’on donne au disque un rôle de jalon, de repère dans le processus créateur, la scène pourra encore apparaître comme un enrichissement, une sublimation de ce qui s’écoute en audio, c’est-à-dire une version différente mais supérieure. Aussi, quand, à proprement parler, la scène est sentie comme la forme véritable, la seule et unique réalité de la musique rock, le disque n’en étant qu’un lointain écho, ce dernier reçoit alors une valeur essentiellement nostalgique. Entre le moment de l’écoute pure par l’intermédiaire d’une machine et celui où la musique se donnait sur scène, baignant tout le corps à la fois, le disque fait obstacle : il est l’épaisseur du temps lui-même ; et la possibilité de le racheter encore et encore à chaque fois qu’il s’use ne fait qu’aggraver cette fuite du temps.

On comprend alors la fonction purement compensatoire des concerts enregistrés, surtout des enregistrements pirates d’ailleurs dont le mauvais grain ajoute encore en authenticité. Il suffit d’entendre ce que disait Vince Treanor après qu’il vit les Doors pour la première fois en août 1967 au casino d’Hampton Beach : « Je suis revenu de ce spectacle persuadé d’avoir vu les Beatles américains. Convaincu d’avoir vu le groupe qui allait devenir le n°1 aux Etats-Unis. J’étais impressionné par la musique, impressionné par les orchestrations, impressionné par la manière de jouer… c’était une expérience vraiment stupéfiante, électrique…ah… une expérience impossible à décrire. Il fallait être là. » [1] Tenir entre les mains un enregistrement de ce genre de concert, regarder la pochette et chercher la date et le lieu où il s’est déroulé vous jette instantanément dans un temps dégradé, un temps de retard : le disque vous touche, certes, mais vous traverse comme une occasion éternellement manquée ; la musique vous atteint mais vous n’êtes plus là pour l’entendre, véritablement, telle qu’elle était le jour du concert. En tournant et retournant ce disque sur la platine, vous découvrez l’irréversibilité de la perte, romantique beauté.

 


[1] Frank Lisciandro, Morrison. Un festin entre amis, Le Castor Astral, 2001, p. 19.