Les voyageurs

les voyageursLes voyageurs transportent clandestinement des miroirs.

À ceux qui ne sortent jamais du giron de leur patrie, à ceux qui ne tournent jamais le dos aux colonnes de leur pays : à ceux-là ils portent, enfermé dans l’épaisseur de surfaces mates, tendues et mille fois repliées – les visages, peaux, tissus et langues qui enveloppent leurs corps – l’éclat sombre de ce qu’ils ont vu autre part. De ce qui en eux s’est fait jour loin. Un geste qui se déploie et qui s’embrouille. Une langue qui se dénoue jusqu’au balbutiement. Un trait qui s’efface sans rien laisser d’autre qu’une fente, une ride, un orifice ouvert : un œil vague pour les choses alentour pointant malgré tout vers on ne sait quoi avec précision. Vers cette lueur qui les regarde encore – même une fois revenus – cette lumière sur les hommes, les êtres et les choses qu’auparavant ils n’avaient jamais vus. Une aube interminable qu’ici n’a jamais connue. Qui les aurait sur place, d’un coup, dépaysés.

L’histoire ne retient de tout cela que chocs, impressions et blessures : ce qui frappe. Ce qui laisse des traces plus ou moins visibles mais toujours marquantes. C’est la figure enfantine du pirate : jambe de bois et bandeau sur l’œil. Des rencontres merveilleuses, il est vrai, on ne sort pas indemne. À peine aperçu, le monstre vous fait monstre. Sans pitié. Il y a cependant sous ces marques apparentes des miroirs opaques, des surfaces sombres, qui agissent dès le retour des voyageurs, et qui vident l’évidence de ses pouvoirs de compréhension immédiats, qui brouillent la transparence des figures et des heures : ce sont ces gestes, ces attitudes, ces expressions qui désorganisent le corps de ceux qui font retour ; ces mêmes gestes, allures et manières dont on ne peut plus dire « ce sont les nôtres, ce sont les leurs » et qui ternissent la présence de ceux qui fuient en regardant vers ailleurs, s’éclairant seulement de ce qui fut perçu là-bas. Airs sombres et aspects qui tranchent de l’obscurité qu’ils répandent, qu’ils attirent, qu’ils renvoient. (Ces paysages interdits à ceux qui demeurent.) Des écrans qui arrêtent et coudent le regard. Qui ne sont pas tout à fait des images et pas encore des souvenirs, loin de là. Pour cela il faudra attendre que les paroles recueillies durant le périple, celles que les voyageurs ont aussi soupçonnées, et celles qu’ils ont inventées ─ tournant et retournant leurs yeux autour de leur langue ─ soient rassemblées et tramées entre elles, livrant alors les coordonnées nécessaires pour que, au lieu où ces paroles auront été été déposées (cartes, livres ou gravures), sortent des images. Vues imprécises de ce que les voyageurs ont embarqué à leur insu dans leurs cales. Des visions qui, sur le pont, s’embrasent, se consument, et déposent des cendres verbales qui partent en fumée. L’irrépressible vent de fiction qui anime les relations de voyage. Qui fait battre les voiles d’un vaisseau incendié.

Des mirages éphémères jaillissent ainsi, à la lecture, d’entre les récits. Qu’on les écoute ou qu’on les lise, examinant les images peintes, gravées, imprimées. Et ce faisant soulèvent, entraînent et dégagent dans le verbal l’invisible écran – le fond tout sauf évident – sur lequel (et par lequel) les phrases s’ordonnent, se répondent et prennent consistance. Parlent tout simplement. Sur fond de nuit étoilée. Disant de ce que le voyageur fut seul à voir en face – il y a une solitude de la vision dans le voyage, une solitude telle que tout ce que l’on montrera au retour, en paroles et en images, ne fera que montrer et dissimuler l’évidence du spectacle perdu, la fissure d’un regard toujours porté sur vous, ouvert en vous, par un monde que l’on n’habite plus désormais. Ce sont de ces brèches, de ces failles du cœur noir interdit, que sortent et se déplient les images.

De leurs expéditions, les voyageurs ne rapportent pas ces mots qui expriment brillamment une image (artifice rhétorique), même pas ces images qu’un coup d’œil suffirait à décrire (illusion naturaliste). Les récits ne sont pas des coffres dans lequel seraient conservées les vues les plus flamboyantes du lointain – leur incendie se propagerait sur tout le vaisseau. De même, planches et tableaux ne retiennent aucun des propos lumineux qui font sauter aux yeux ce qui pourtant ne se laisse que difficilement approcher du regard. Aucun, de l’image et du mot, ne sont le refuge, le reflet, le véhicule l’un de l’autre : trésors transportés et stockés ensemble dans la fuyante et inaccessible clarté d’une mémoire. Mots et images ont d’autant moins de rapport immédiat que durant le voyage, ils n’ont pas d’existence séparée. Bien avant d’être déposés sur la blancheur d’une page ou d’être soufflés dans le timbre d’une voix, les mots se dispersent et s’absentent le long de certaines surfaces usées, vieillies, élimées : paysage rebattu, visage défiguré, motif zoomorphe ou structure végétale, etc. Mires dans lequel sans cesse le regard se plonge et se perd et ne ressort chaque fois qu’en y ayant laissé un peu de lui-même. Objets sans éclat, sans reflet, qui forment pourtant de véritables miroirs. Capteurs, conducteurs et diffuseurs de lumières. Blanches merveilles.

Les relations de voyage étirent et étalent ces surfaces miroitantes dans lesquelles, à la file, les phrases prennent place et s’installent parfois. Le récit, alors, donne l’impression de revoir ce qui a été vu là-bas. Il transmet la blessure. Communique une passion. Entretient une lueur. Mais en aucun cas ne reflète ce qui a été vu au loin. Seul scintille avec lui l’éclat d’une obscure vision qui ouvre, depuis, l’horizon bâti par tant de regards. Les voyageurs reviennent chez eux chargés d’aurores nouvelles. Et dans la nuit qu’ils surprennent fatalement au retour parviennent au port comme les aubes d’un jour encore en sommeil.

Ils transportent des miroirs clandestins. Plus profonds que mots et images. Des miroirs sans tain dans lesquels, au retour, nous puisons des images innombrables. Des images d’où les histoires s’élèvent et dans lesquelles elles s’emmêlent.

Miroir, mire opaque, aire et site de tout verbe. Débordant tout regard. Excédant tout reflet. Puits inondant d’images.

Hippies

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La génération que les beatniks des années 50 nommèrent Hippies (du même sobriquet que leur avaient donné les jazzmen noirs quand ces blancs-becs venaient les voir jouer) se trouva sans épreuve fatale. Jeunesse indéfinie qui à ses aînés n’avait rien à prouver. Jeunesse sans leur expérience de la mort et bien decidée à rester ainsi. Jeunesse, enfin, sans nécessité ni pouvoir de vieillir.

Dans le San Francisco des années 60, ces jeunes infinis s’inventèrent des épreuves : vagabondage motorisé, vie commune dans l’oisiveté, sexualité ultra-conjugale ou non-conjuguée, acides et LSD, Folk et Rock’n’roll. On a dit, on dit encore cette génération sans contrainte ; elle se fixa elle-même des limites qu’elle put franchir et dépasser. Expérimenter : ne pas laisser sa jeunesse dans la seule adolescence. Grandir sans forcément décliner. Traverser des épreuves au lieu d’attendre l’âge d’avoir de l’expérience.

La guerre du Viêt Nam eut bien des raisons qui étaient toutes mauvaises. Elle fut aussi imposée pour corriger, redresser, liquider ces jeunes sans âge ; les faire passer, au prix de la mort, à cette vie d’adulte qu’à plus de vingt ans ils auraient déjà dû embrasser.

« Notre génération était la première d’Europe qui, à dix-huit ans, n’était pas prise par la peau du cou et envoyée à la guerre contre une autre jeunesse ennemie, dit Erri de Luca dans la Jupe bleue, c’était la première qui s’affranchissait des conséquences catastrophiques du mot patrie. C’est ainsi que nous étions patriotes du monde et que nous nous mêlions de ses guerres ». Cette délivrance mena, je crois, au-delà des déchirures de l’histoire et de sa géopolitique : une génération eut la possibilité d’être virile sans en trouver la force nécessairement dans le meurtre et la guerre ; une génération put devenir masculine loin des images écrasantes, obsédantes, du Père ; une génération d’hommes et de femmes furent délivrés ainsi d’une ancienne nature.

 

Foudre et tonnerre

En passant

Quelles sont les propriétés les plus propres du son ? La manière dont il exprime, même en dehors de toute écoute, les dimensions visuelles, tactiles, olfactives du monde perçu. Le son n’est pas destiné, soit comme réalité physique, soit comme phénomène du monde, à devenir audible, c’est-à-dire passer d’un état sonore à un autre. Il est d’abord et avant tout, comme vibration ou oscillation, en prise avec d’autres dimensions du monde. Ses propriétés ne s’ancrent, ni ne dérivent d’une matière qui lui serait propre. Le son, bien avant l’oreille, est toujours l’opérateur d’une synesthésie. Observez ensemble foudre et tonnerre.