Interférences

En passant

Le capitalisme n’est-il pas l’ajustement permanent, récurrent, d’une économie de prédation et d’une économie de production ? Ne fait-on pas bâtir d’un côté pour mieux piller de l’autre ? Peut-être. À condition de ne pas voir dans ce processus une volonté réfléchie et consciente d’elle-même, seulement une pratique dont l’opacité sur les fins, les effets à long terme, est une des règles permanentes. Le marché n’est pas, on le sait, un facteur de transparence, les repères économiques qu’il donne (des prix au statut des agents) émargent au milieu d’un océan de signes contradictoires et brouillés. Cette liberté-là n’éclaire plus, elle ne fait que sombrer, et peut-être de plus en plus, dans l’interférence.

La pharmacopée des pauvres

Pourquoi êtes vous pauvres ?

William T. Vollmann
Traduit de l’américain par Christophe Claro et Estelle Degez
[Poor People, Ecco/Harper Collins, New York, 2007]
Actes Sud, 2008, 410 p.

 

Il y a quelques années déjà, Actes Sud publiait le dernier ouvrage de celui que l’on considère volontiers comme un des plus grands écrivains américains en activité : William T. Vollmann. Intitulé « Pourquoi êtes-vous pauvres ? », ce livre, plus court qu’à l’accoutumée, à peine trois cents pages flanquées d’une bonne centaine de photos, relate les multiples voyages et rencontres de l’écrivain dans le monde de la pauvreté. Aussitôt la rumeur a couru autour de l’ouvrage, et munie de cette maigre question : l’écrivain aurait-il réussi à éviter les pièges que la misère, paraît-il, ne manque pas de susciter à qui s’en occupe : d’un côté, la froideur distante de l’observateur pour qui la pauvreté se dépouille dans les chiffres et les questionnaires ; de l’autre l’éphémère compassion du citoyen scandalisé qui ne voit que les mains qui se tendent vers lui.

Un tel voyage, avec cette volonté d’interroger les pauvres, ce n’est pas bien sûr la première fois qu’on le voit à l’œuvre. Cela fait bien deux siècles maintenant que l’Europe a lancé cet appel à toutes les consciences sensibles et éclairées : « Allez voir directement chez les pauvres ce qui s’y passe pour espérer un jour ne plus en voir. Séjournez auprès d’eux ! ». Car derrière le décor des grandes avenues et des parvis de cathédrales où perpétuellement se jouait la tragi-comédie de la mendicité, une nouvelle scène s’était peu à peu depuis dessinée : c’était dans les quartiers populaires, au fond des ruelles boueuses, le long des escaliers branlants, que les visiteurs des pauvres maintenant devaient s’ouvrir un chemin. se sont ouverts un chemin[1]. En établissant la vérité de la pauvreté précisément au foyer des pauvres et non dans la rue passante, ces curieux philanthropes ont renouvelé les procédés anciens par lesquels on distinguait les vrais des faux, les méritants honteux des quémandeurs paresseux. Par l’observation méticuleuse de leurs habitudes, le recueil de leurs confidences, la détermination de leur responsabilité dans leur malheur, la distribution de conseils pour prévenir la fatalité et y faire face, ils ont élaboré un patronage qui, même s’il s’est considérablement transformé, existe encore aujourd’hui[2]. L’enquête de Vollmann, pourtant dépourvu de toute volonté d’assistance – « Comment pourrais-je avoir la vanité d’espérer « changer les choses » ? » (p. 14) – ­, s’inscrit pourtant dans cette opération. Et c’est à l’aune de cette longue histoire que j’aimerais saisir la position que cet essai occupe dans les marges depuis longtemps quadrillées de la pauvreté.

Car vu sous cet angle – les techniques utilisées par le visiteur du pauvre, sa quête spécifique, les questions qu’il pose, le savoir qu’il mobilise et extrait – le sens de cet essai devient brutalement plus incertain, l’ouvrage que vous tenez en main, que vous venez de finir de lire devient plus problématique. Les points d’interrogation fusent : Qu’est-ce que j’ai lu au juste ? Quelque chose comme une enquête de sociologie spontanée ? Un reportage ? Une intervention politique ? Le témoignage d’une quête spirituelle ? Une entreprise de moralisation ? Et puis, les questions que ce texte soulève, les réponses qu’il obtient, sont-elles aussi bouleversantes et étonnantes qu’on se plaît à le dire ? Quelle valeur peut avoir un savoir obtenu de cette manière face aux travaux autorisés des sciences humaines ? Non décidément, ça ne va pas, il va falloir le relire…

Les questions

Questions de besoin, questions d’envie

L’édition française a pour titre « Pourquoi êtes-vous pauvres ? » tandis que l’édition originale se nomme plus sobrement Poor People. La première interroge, la seconde désigne. Qui des traducteurs[3], de l’éditeur ou de l’auteur a fait ce choix, nous n’en savons rien : toujours est-il que nous avons là, comme pour toute traduction qui véritablement réécrit ce qu’elle lit, une manière singulière d’éclairer ce livre. Car des questions, en effet, l’écrivain ne cesse d’en poser, aussi bien aux personnes pauvres qu’il interviewe qu’aux lecteurs forcément riches qui liront son livre : « Quand ce livre sera publié, j’en donnerai de nombreux exemplaires, comme je le fais toujours, à tous ceux qui vivent sur le parking à côté de chez moi. Quel que soit son prix de vente, il sera probablement excessif pour que ces pauvres puissent avoir une chance de le lire » (p. 274). Et beaucoup de ces questions restent sinon, difficiles à comprendre, du moins bien énigmatiques.

Celle-ci « Êtes-vous riche ou pauvre ? », en soulève déjà beaucoup d’autres. Pourquoi, alors même que le corps du livre s’ouvre sur un tableau de revenus, d’indices de développement de différents pays établi par l’ONU et un lexique définissant de manière assurée et laconique ce qu’est le pauvre, le riche, le respect, le marché, la normalité, etc. ; pourquoi donc la première partie du livre s’intitule-t-elle « Définition par les intéressés » ? En effet, ce tableau comprend les estimations des revenus quotidiens des personnes interviewées et les niveaux de vie moyens des pays où elles vivent. Ces estimations calculées d’après des témoignages et des suppositions, traduites ensuite en dollar, permettent au lecteur de saisir, même de manière limitée et approximative, ce qui le sépare en tant que riche de ces pauvres. Ainsi José Gonzalez vivant au Mexique gagnait 100 pesos par jour, ce qui correspondait entre 1998 et 2005 à 9,52 dollars : avec ce qu’il gagnait, il serait bien difficile de dire de José qu’il n’était pas pauvre. Alors pourquoi demander à tous ces individus s’ils sont pauvres si plusieurs indices, collectés parfois de la bouche même des interviewés, montrent de manière plus ou moins évidente qu’ils le sont ? Pourquoi Vollmann insiste-t-il autant alors même qu’il éprouve des difficultés à le faire : « Je lui posai la question nécessaire que je détestais toujours poser : Vous décririez-vous comme étant pauvre maintenant ? » (p. 69) ? D’accord, la conversion en signes monétaires ne dit pas quelle quantité de biens il est nécessaire pour vivre et combien cette somme permet d’en consommer. Et il est vrai que l’on ne sait pas en procédant ainsi dans quelle mesure nous sommes plus riches que José. Mais c’est pour une autre raison que l’écrivain s’acharne, une raison qui constitue, si l’on peut dire, le plaisir et la chance propre de l’art de questionner : on ne sait jamais tout à fait à l’avance ce que l’on va nous répondre. La preuve : José estimait « « vivre normalement » et gagnait cet argent en faisant la manche et en jouant de l’accordéon « seulement de temps en temps » » (p. 279). Ainsi le tableau de revenus objectifs, même corrigé en fonction des économies locales, ne peut identifier à lui seul qui est pauvre et qui ne l’est pas.

Pour une sociologie de la pauvreté, il n’y a là rien de bien nouveau tant on sait depuis longtemps compléter et même insérer au sein des mesures de la pauvreté les représentations que les individus se font eux-mêmes de leur situation et de ceux qui les entourent. La statistique des pauvres n’est plus depuis longtemps confinée aux calculs des revenus, des budgets, mais se fonde tout aussi bien sur le vécu des personnes interrogées. Mieux, on sait que les différents types de mesure donnent des résultats tout aussi fiables : « D’une façon générale, on peut dire que la visibilité sociale de la pauvreté dans les pays européens est globalement assez convergente avec la mesure objective et subjective de ce phénomène. Dans les pays où la population voit à l’échelon local une forte proportion de pauvres, il existe aussi un taux de pauvreté objective et subjective élevé.[4] » D’une façon générale, la sortie du modèle statistique afin d’accéder à un autre point de vue sur l’expérience de la pauvreté n’a jamais été une nécessité ; déjà les premiers textes du xixe siècle sur le paupérisme combinaient tableaux de revenus, peintures de la misère et portraits moraux des pauvres : nul besoin de lucidité ou de génie particulier pour opérer ce déplacement. Comme le répète à sa manière la sociologie, il n’y a pas de définition substantielle de la pauvreté, il n’existe pas un groupe de personnes aisément identifiables dont on puisse dire avec certitude : « ils sont pauvres ». Ce n’est donc pas sur ce point que cet essai pourrait s’avérer décisif.

Et pourtant, il y a quelque chose dans la manière dont Vollmann interroge la relativité de la pauvreté qui reste étrange, une manière d’épouser au plus près les contours du savoir établi tout en les répudiant : « Pour moi, la pauvreté n’est pas le simple dénuement ; car des personnes peuvent posséder moins de choses que moi et êtres plus riches ; la pauvreté c’est la misère. Ce doit donc être une expérience, davantage qu’un état économique. Il s’ensuit donc qu’elle demeure relativement non mesurable. Si les statisticiens nous assuraient qu’est malheureux tel pourcentage d’êtres humains, nous douterions de leur exactitude » (p. 51). Comment comprendre cette sortie à reculons de l’univers relatif de la pauvreté ?

On le sait, tous les traités de sociologie ou d’économie distinguent pauvreté absolue et pauvreté relative. La première est renvoyée à la physiologie afin qu’elle situe les conditions minimales (chaleur, espace, nourriture, défense immunitaire, etc.) qui permettent à un organisme de subsister ; la seconde à l’économie ou à la sociologie se disputant l’intelligibilité des modes de répartition des richesses – frontière académique que l’économie sociale née au début du xixe siècle, dans lequel à sa manière Marx s’inscrivait, ne connaissait pas. Parler de pauvreté absolue reste néanmoins un terme trompeur car les conditions définies par la biologie sont également variables : tous les facteurs qui peuvent se combiner ne permettent pas d’établir avec certitude pour chaque individu quand le besoin devient dangereux pour l’organisme. Comme pour la sociologie et ses seuils de pauvreté, les quantités de calories, d’eau, etc., sont également des normes établies statistiquement. De ce fait, plurielles, révisables et objets de consensus le plus souvent tacites, les normes sociales ou physiologiques suivant lesquelles chacun se définit comme pauvre ou riche seront dites relatives. La pauvreté n’est donc pas plus relative au niveau des populations rapportées à leur milieu écologique restreint qu’au niveau de leur milieu socio-économique. Je ne sais pas plus exactement quelles ressources le corps que je suis possède pour résister à la faim, la soif et la maladie que je ne sais lesquelles il me faudrait pour résister au désir qui m’étreint quand je rencontre un autrui plus beau, plus fort, plus riche, bref plus nanti que moi. Le besoin n’est pas plus absolu que l’envie ou le manque[5].

La relativité de la pauvreté, c’est la virtualité irréductible qu’existent plusieurs normes agissantes au sein d’une société, au sein d’un groupe, dans la conscience d’un seul et même individu, simultanément et successivement. C’est l’envers positif de ce que Durkheim définissait négativement comme anomie, la liberté laissée à chacun de définir l’objet et les limites de son désir. D’où la définition du lexique qui passe de la privation de biens au rapport vital à la norme : « Pauvre – Qui n’a pas ou désire ce que j’ai ; malheureux dans sa propre normalité » (p. 19). Interrogeant des hommes et des femmes qu’il suppose être pauvres, l’écrivain ne remet pas en cause les mesures existantes, il vérifie si lui et ses interviewés s’accordent bien sur les mêmes normes.

Témoignages de gratitude

À côté de ces questions que l’on ne dira pas factuelles puisqu’elles autorisent plus de conjectures qu’elles ne génèrent de certitudes, on trouve un autre pôle d’interrogation. Il s’agit cette fois-ci de questions, disons d’ordre juridico-moral, que le narrateur se pose à lui-même et qu’il adresse en même temps au lecteur : dans quelle mesure les pauvres sont-ils responsables de leur malheur ? « Quelle est la meilleure façon d’aider les pauvres ? » (p. 39). Pourquoi certaines personnes sont-elles à ce point condamnées ? (p. 40). Le pêcheur de thons du Yémen est-il à l’abri de la pauvreté parce qu’il est heureux ? (p. 49)… Que la pauvreté pose, dans la moindre de ses situations, des problèmes de justice et de destin, il n’y a là rien d’étonnant mais au regard du projet énoncé par Vollmann – « Cet ouvrage n’est pas un livre « pratique ». Personne n’y apprendra ce qu’il faut faire, et encore moins comment s’y prendre » (p. 236) – ce genre d’interpellations ou d’examens de conscience a de quoi surprendre. Comme certains critiques l’on fait remarquer, il ne recherche auprès de ses lecteurs ni compassion, ni exaltation de sa culpabilité d’homme riche. C’est même pourquoi d’ailleurs il lui est possible de poursuivre son interrogatoire bien au-delà du moment où la peur, les sanglots, viennent noyer la parole de ses interlocuteurs, choquant parfois au passage ses propres interprètes : « aurais-je dû arrêter ? Mais c’était elle qui avait littéralement sollicité ma pitié dès le début en parlant de ses enfants disparus. Et je la payais pour me raconter les détails de son malheur, afin de nous édifier, vous et moi » (p. 72). Vollmann peut donc bien dire qu’il cherche simplement à nous éclairer sur les différences, les ressemblances que présentent la pauvreté à travers le monde ; son enquête, on le voit, n’exclut pas une certaine visée morale. Mais de quoi cherche-t-il alors à nous édifier ? Quelle vertu appelle-t-il en nous en interpellant ainsi toute cette misère ?

Il est clair qu’il cherche à repousser ce qui accompagne le plus souvent la commisération que l’on éprouve pour les pauvres, c’est-à-dire leur culpabilisation, la conviction qu’il existe à l’origine de leur malheur une faute de leur part. S’il ne partage plus l’évidence qui montre les pauvres forcément malheureux, il tente de faire taire, en lui et en nous, l’opinion qui clame que leur malheur est le signe et le châtiment de leurs fautes ; manière de dire qu’il n’y a pas derrière la pauvreté un mal plus grand encore qui aurait précipité leur chute, que s’il faut bien aller voir, et entendre, les pauvres pour saisir les maux qui les accablent, ce n’est pas pour recueillir les signes bavards de leur déréliction morale. Car c’est ainsi que les visiteurs des pauvres établissaient au xixe les portraits moraux des hommes et femmes qu’ils patronnaient. Bien loin de réduire leurs fautes aux seules infractions de la morale religieuse et civile, ils en multipliaient au contraire les indices. Tout ce qui pouvait être glané de la bouche des voisins, des enfants, des parents : correction du langage, usage du salaire, choix des lieux et moments de plaisir, assiduité au travail ; tout ce qui pouvait être observé dans le logis occupé : type et état du mobilier, propreté des lieux et des linges, répartition des espaces d’intimité et d’accueil, etc. ; tout cela signait à la fois la liberté des pauvres et la voie fatale de leur chute. Là où le prochain avait pu ou aurait pu être le bras qui soutient et la voix qui console, les philanthropes usaient des proches et du plus proche (l’habitat, le foyer) comme un moyen de débusquer les causes morales de la pauvreté : alcoolisme, adultère, analphabétisme, paresse, insolence, inceste, rébellion, etc. Vollmann discute moins ces opinions et les jugements qu’elles informent qu’il en sape le bien-fondé par toutes ses questions. Comment ? Eh bien en tirant le lecteur bien au-delà des difficultés matérielles que rencontrent les interviewé(e)s pour le hisser jusqu’à la difficulté même de juger : « Quel est le degré de responsabilité de Dinah quant à la saleté des toilettes qu’elle utilise ? Quel est celui de Natalia quant à la perte de ses enfants ? En admettant que je connaisse en détail ce qu’il en est, en toute authenticité, de la division des droits et des obligations, jusqu’à la moindre règle, qu’elle soit formelle ou tacite, pourrais-je pour autant juger une personne ? » (p. 247). Vollmann ne visite pas les pauvres d’aussi près pour s’assurer qu’ils témoigneront bien contre eux en ne lui cacheront rien de leur misère morale, il les interroge pour qu’ils répondent et témoignent, même naïvement, de l’arrogance du jugement. Chaque question est aussi bien un aveu d’humilité qu’un défi lancé au lecteur.

Mais s’il refuse de faire des pauvres les artisans honteux ou effrontés de leur malheur, ce n’est pas pour dissoudre leurs actes dans la responsabilité d’un autre. Il est vrai qu’il nous arrive parfois, pour lutter contre la compassion qui nous étreint, de nous dire en voyant une personne qui mendie qu’elle mérite, d’une façon ou d’une autre, ce qu’il lui arrive. Il nous arrive tout aussi fréquemment d’accepter d’entendre une plainte sortir de sa bouche mais comme destinée, renvoyée à quelqu’un d’autre : l’État, le capitalisme mondialisé, la crise, l’égoïsme petit-bourgeois, bref quelqu’un dont la faute serait suffisamment importante pour innocenter les pauvres. Deux des enquêtes qu’il a menées, l’une en Russie en 2005 (chap. Les enfants de Natalia), l’autre au Kazakhstan en 2000 (chap. Crimes sans criminels), questionnent cette attitude. Quand le fils d’une mendiante lui raconte comment il a été employé pour enfouir sous du béton le réacteur de Tchernobyl, comment, quand il est arrivé sur le lieu du désastre, les radiations étaient si fortes que son seul travail de la journée consistait à passer en courant dans la zone contaminée pour y jeter une pelletée de sable, Vollmann, malgré tous les problèmes de santé que cet homme rencontrait et qu’il attribuait au gouvernement criminel et menteur, continue à faire la part des choses : « La perte des cheveux, la perte de poids, les migraines et les nausées étaient certainement des manifestations typiques d’empoisonnement par radiations. Mais le reste ? » (p. 84). De même quand, confortant les craintes des habitants d’une petite ville du Kazakhstan où un consortium international ­(TCO) s’est implanté pour extraire du pétrole, il met le doigt sur une probable intoxication massive de la population par des effluves de soufre, son cynisme le prévient de se lancer dans de grandes diatribes : « Il eût été facile de tout mettre sur le dos de Chevron et du gouvernement Kazakh. Un fumeur invétéré sait que son addiction peut lui coûter cher. Un homme qui met sa santé en jeu pour gagner de l’argent issu du pétrole fait un choix similaire. Dans toutes les régions du monde, j’ai entendu cette plainte : Que pouvons-nous faire d’autre ? […] Si vous pensez, comme moi, que chacun – même un prisonnier qui croupit dans le couloir de la mort – conserve une parcelle de liberté de choix, alors les habitants de Sarykamys qui ont décidé de s’en remettre à l’argent du pétrole (et je n’ai pas entendu une seule personne au Kazakhstan refuser explicitement cette manne financière) deviennent complices de leur propre destruction » (p. 187). Pour l’écrivain, la question n’est pas de savoir s’il vaut mieux innocenter les pauvres, les pleurer comme des victimes, ou accepter qu’ils soient toujours libres et donc agissant de leur malheur ─ son choix en la matière est déjà fait ─, le problème est de déterminer et d’assumer sa propre responsabilité dans une telle situation : « Si vous n’êtes pas d’accord avec moi quant à votre propre responsabilité, lisez cette histoire jusqu’au bout, et demandez-vous ensuite si vous seriez prêts à renoncer à votre addiction au pétrole pendant une seule journée ? » (p. 187-188).

Des questions pour ne plus s’ériger en juge, des histoires pour ne pas fuir ses responsabilités, Vollmann donne à son enquête une curieuse tournure judiciaire. Que cherche-t-il en définitive sinon faire de nous des témoins ? Témoins, non pas d’une Loi qui nous obligerait à donner, ni même de fautes qu’il faudrait déposer devant un Tribunal, mais d’une Parole fait de visages et de lieux, d’histoires et de pays que pour notre plus grand bonheur (et notre petit malheur) nous ne connaissons pas ou ne souhaitons pas connaître : « Je vais vous raconter une sale petite histoire, une histoire qui m’écœure et me met la honte au cœur ; mais heureusement elle se déroule dans un pays dont la plupart d’entre nous n’ont jamais entendu parler » (p. 173). Façon d’instiller dans le cœur des lecteurs la pointe acérée de la mauvaise conscience ? Non. Vollmann trouve du malheur dans sa richesse et du bonheur dans la pauvreté et c’est pourquoi il préfère témoigner aux pauvres, plus que son affliction ou son éphémère solidarité, sa gratitude envers le fait qu’eux répondent à ce que lui-même ne voudrait pas avoir à faire face.

On disait naguère, hors de toute justification savante, que les riches étaient riches d’appauvrir les pauvres (le trésor des hommes était constant, ce qui était donné aux uns était forcément pris aux autres). On pouvait dire à présent que les riches étaient riches d’être protégés par les pauvres des conséquences de leur enrichissement. Les pauvres économisent aux riches la pauvreté en dépensant toutes leurs forces à résister à la misère. Les pauvres investissent tout ce qu’ils ont et sont pourtant les meilleurs épargnants.

Les réponses

Les réponses ─ les réponses verbales tout du moins ─ paraissent beaucoup moins riches que les questions : le destin, la perte d’un travail, l’incurie des gouvernements, un mauvais état de santé, le décès d’un compagnon, l’avarice des riches, sa conduite dans une vie antérieure, etc., toutes ces raisons amassées forment paradoxalement un bien maigre butin. Du moins si l’on considère chaque réponse pour elle-même tant on devine en avançant dans le livre que cette liste pourrait indéfiniment s’allonger. Voyage sans fin, sans but, on sort de cette lecture un peu comme prématurément expulsé(e) d’une quête qui tout à la fois n’aurait pas encore atteint son terme mais n’aurait pas non plus véritablement commencé. Sensation étonnante surtout quand on voit tout le chemin que l’écrivain a parcouru. Car si ses voyages dans l’espace s’étalent de 1995 à 2005, son périple dans le temps remonte plus haut, jusqu’en 1846, au moment où le philosophe américain Thoreau partit s’isoler dans la forêt de Walden pour faire l’expérience de l’isolement, de la simplicité et de l’immanence. Mais le fait est là : Vollmann a beau rencontrer des pauvres au Cambodge, au Japon, aux Philippines, aux États-Unis, au Yémen, au Mexique, en Écosse, leur pauvreté est toujours perçue comme un phénomène transculturel, visible et accessible en droit où qu’il se trouve. De même, si, dans la seconde partie de son livre, il refond les caractéristiques arrêtées par l’ONU pour définir la pauvreté (vie brève, illettrisme, exclusion, absence de ressources matérielles) dans une série qui lui est propre et qu’il pourra explorer à sa guise : invisibilité, difformité, rejet, dépendance, vulnérabilité, douleur, indifférence, aliénation (p. 107), ses critères restent identiques quelle que soit l’aire culturelle considérée. Il ne s’agit pas de dire que la pauvreté n’existe pas de fait dans certaines régions mais de faire remarquer combien il est étrange de penser  que ce phénomène enjambe d’emblée et aussi facilement toutes les frontières, qu’elles soient étatiques ou culturelles. Aucun perspectivisme n’intervient dans son investigation, les dimensions absolues de la pauvreté sont tout bonnement étirées à l’échelle du monde comme si on touchait là à un phénomène universel : « Je pense qu’il y aura toujours des gens pauvres, comme cela existe depuis une éternité » (p. 214). C’est cette transcendance qui d’une certaine façon rend son voyage possible puisqu’il est assuré bien avant de partir qu’il trouvera ce qu’il cherche et que les questions qu’il posera trouveront réponses. Des pauvres, on en trouvera donc toujours et partout. Or, c’est justement cela qui déçoit, de voir tant de réponses se mêler et s’emmêler sans que résonne entre elles différentes expériences. Mais après tout, n’est-ce pas le programme qu’il annonce dès l’introduction de son essai : « Bien que les réponses diffèrent selon les régions, leurs spécificités peuvent fort bien ne rien vouloir dire. Parfois c’est le sens lui-même qui peut faire défaut, pas seulement les biens matériels » (p. 13). Seulement, s’il y a si peu à trouver, que cherche-t-il alors à travers le monde ?

Trop fausse conscience

À sa façon d’insister « Êtes-vous pauvre ? » puis « Pourquoi êtes vous pauvre ? » et enfin « Pourquoi y a-t-il des riches et des pauvres ? », on sent bien qu’il s’efforce – malgré tout ce qu’il a pu entendre et lire ici et là, malgré ce que son interprète peut lui suggérer, en dépit de tout ce qu’il voit devant lui qui rend la pauvreté tellement réelle – de maintenir la possibilité toujours ouverte qu’il y ait dans la parole de ses interlocuteurs quelque chose qui éparpille toute cette objectivité trop facilement constituée. Il y a bien quelque chose dans les lieux, les décors, les abris où se réfugient et se montrent les pauvres, dans cette visibilité ostensible ou reculée que contemple le riche visiteur[6], qui détient une vérité sur leur expérience qui échappe à celle de la science ; une vérité que détient le pauvre sur sa pauvreté et que la raison du riche ne soupçonne même pas ou peine à traduire :  quel « que soit le savoir que ce livre s’imagine détenir sur la pauvreté, ces gens qui liront auront d’elle une connaissance plus intime et plus authentique, à défaut d’être aussi étendue » (p. 274). Le savoir que détiennent les pauvres sur eux-mêmes n’est donc pas totalement confisqué par le regard observateur que portent les riches sur la misère. Il doit se trouver ailleurs.

Soit. Mais à entendre leurs réponses, si monotones, si banales, si fantasques parfois, il est difficile de croire qu’ils puissent atteindre à une véritable compréhension de leur situation. Ont-ils vraiment quelque chose à dire de plus que leur pauvreté ? Ce peu de sens, Vollmann, on l’a vu, ne l’élude pas. La pauvreté est probablement bien assez têtue, bien assez tenace pour atteindre jusqu’aux rivages de sa compréhension ─ même s’il n’est jamais garanti que le concept de pauvreté puisse se produire au lieu même où se réalise son expérience. Pourtant, et bien que son essai ne défende aucune théorie en particulier, l’écrivain refuse tout au long de son enquête les possibilités qu’offre le concept de fausse conscience, qu’il voit comme une facilité que le marxisme s’accorde pour atténuer le décalage entre les conditions dans lesquelles vivent les pauvres et les raisons qu’ils en donnent. La fausse conscience ou l’aliénation qu’il décrit pourtant comme une des dimensions caractéristiques de la pauvreté ne peut être élevée au rang de principe : d’une part tous les pauvres n’ont pas forcément une conscience mutilée de leur situation et du monde ; d’autre part, ce qui paraît absurde et vain produit parfois du sens. C’est pour cela que quel que soit le niveau de conscience des individus sur leur état, leur expérience, il est nécessaire de les entendre, de recueillir leurs réponses : après tout « la prescription victorienne du renoncement muet demeure l’élixir le plus vendu dans notre pharmacopée de remèdes pour pauvres » (p. 28).

Récits d’insignifiance

On finit alors par se dire que Vollmann est là où il est pour une raison simple : celle de recueillir des récits. Et ce qu’il obtient n’est pas toujours très construit. Certains développent leurs histoires aussi bien que Natalia qui « raconta sa biographie sous forme narrative complète, avec présages, complications narratives et paroxysme » (p. 62) mais le plus souvent les souvenirs sont grevés d’incohérences. Après tout, l’activité de « Natalia consistait à provoquer la pitié des riches, projet qui ne pouvait être mené à bien qu’au moyen d’une narration suffisamment au point » (p. 63). Il faudra donc quelquefois, pour préserver la valeur de ce que l’on entend, se refuser de sonder plus profondément un récit dont les versions s’emmêlent et se contredisent jusqu’à la ruine : « Je n’affirme pas que tous les aspects de son autobiographie étaient faux, seulement que, telle une toile d’araignée poisseuse, chacun de ces aspects se trouvait mal d’un examen répété » (p. 73).

Là encore, ce geste d’écoute fait partie depuis bien longtemps du répertoire des premiers visiteurs des pauvres. Eux aussi s’intéressaient à la cohérence des récits que ces derniers donnaient de leur malheur mais pour mieux saisir leur culpabilité morale. Même sans chercher au fond à tout vérifier de leurs histoires (ce qu’ils faisaient pourtant par ailleurs), ils tendaient volontiers l’oreille : premièrement pour voir si les pauvres avaient confiance en celui qui les patronnait, s’ils lui ouvraient bien leur cœur, prémisses à une vie de rédemption et de tiédeur ; deuxièmement pour voir jusqu’à quel point chacun d’eux supportait le poids de ses fautes sans vouloir s’en défaire sur autrui. Aussi, le type de récit, la manière dont chaque indigent s’impliquait dans l’histoire de ses malheurs, plainte, fatalité, courage, amertume, espoir, tout cela devait indiquer au philanthrope comment diriger le malheureux pour qu’il avance dans la voie de la pauvreté normalisée, c’est-à-dire l’abandon de sa vie misérable (comprenons une vie tumultueuse, malhonnête et séditieuse) pour embrasser une vie humble, besogneuse et docile. Non pas la soumission à la fatalité du mal mais le consentement libre à l’irréductible condition du malheur : « C’est comme ça. C’est la crise » dirait-on aujourd’hui.

Et c’est une attitude analogue qui, je crois, font que les recherches de Vollmann dépassent la simple enquête journalistique. Certes, comme dans un reportage, les conditions d’enquête sont apparentes jusque dans les détails : paiement des interviewés, recherche et commentaire des interprètes, réaction de l’interviewer, description du décor de l’entretien, etc. ; les dates et les lieux individualisés comme de marquants événements : Bosnie-1994, Yémen-2002, Kazakhstan-2000, etc. ; et pourtant les témoignages ne sont pas forcément vérifiés, ni mis en position d’être vérifiables. C’est le cas du texte « La peur du Snakehead » relatant l’obscure et impénétrable mafia chinoise : « plus encore que les autres, ce chapitre, dont l’écriture m’a coûté entre cinq et huit mille dollars, échoue à décrire d’une manière objective la réalité » (p. 198). Alors si certaines de ses enquêtes, toutes peut-être, tournent ainsi à l’échec, que ce soit en raison de l’opacité d’un milieu, de la peur des informateurs, des souvenirs incohérents des interviewés ou de lui-même, « raisons pour lesquelles ce livre ne peut se contenter d’être un recueil d’histoires orales » (p. 107), c’est que le sens de ces histoires, les vérités transportent, se trouvent en deçà de toute vérification empirique. Le voyageur ne trouve pas de grands récits épiques mais seulement des ébauches romanesques. D’obscures histoires dans lesquelles on prend et perd la mesure de son effroyable quotidien : « Cet ouvrage n’est pas un livre « pratique ». Personne n’y apprendra ce qu’il faut faire, et encore moins comment s’y prendre. Tout ce que je sais, c’est que la normalité de notre époque rend quasiment impossible le partage des ressources. Mais qu’y a-t-il de plus grand ou de plus courageux que de dépasser l’infortune, ou au moins tenter de le faire ? » (p. 236)

Ce sont donc ces efforts, ces expériences dont la grandeur peine aussi à se dire, à se voir ─ la pauvreté recouvre autant le corps que la parole ─ que cet essai rassemble et rapporte. Et ce qui aurait pu n’être qu’une longue plainte, qu’une longue récrimination, un geste d’apathie et d’impuissance, se révèle, grâce au cynisme de Vollmann, tout autre chose. Car si les discours des pauvres sont si minces, si décousus, si plats parfois, c’est tout simplement parce que l’on a par avance réduits à rien une grande partie des réponses qu’ils apportent à leur situation : condamnées « les façons par lesquelles il arrive à cette pauvreté de s’enrichir en s’annexant davantage de bonheur ? » (p. 228). Tous les comportements dénoncés comme illusoires, comme des fuites ou des manières de reconduire sa pauvreté doivent être en effet envisagés comme de réelles tentatives de solution : « Le jeu, la drogue et l’amour : tous trois peuvent être considérés comme des rituels d’espoir » (p. 217), une façon de se forger un abri, aussi dérisoire qu’il soit, contre la noirceur maculée du malheur. Certes, ces conduites, dans la majorité des cas, ne bousculent en rien la solide objectivité de la pauvreté – du moins pas sans augmenter les risques de chuter plus bas encore – mais l’issue que l’on nous propose depuis deux siècles pour sortir de l’assistance n’est pas moins illusoire : le travail n’a jamais procuré richesse, santé et honneur à celui qui l’accomplit. Nous savons bien aujourd’hui que ce n’est pas le travail qui nous protège contre certains risques mais la part que l’on cède de cette manière à la société pour qu’elle nous protège. Pour Vollmann, et bien qu’il le soutienne avec la même espérance un peu folle, le mot d’ordre des Nations-Unies, « Plus d’aide et mieux répartie ! » est tout autant qu’une drogue une forme d’espoir (chap. XVII).

S’il y a donc si peu de sens dans les réponses des pauvres, ce n’est pas parce que leur subjectivité demeure enfouie, écrasée sous le poids d’une objectivité désastreuse, ce n’est pas que la vérité de leur situation peine à remonter jusqu’aux cimes de leur cerveau, c’est parce qu’il se trouve là où on ne veut pas le voir, dans les moments de bonheur et non dans les richesses : « L’ivrognerie de Sunee me semble donc être une rébellion entièrement naturelle – par conséquent, bénéfique pour elle, à défaut de l’être pour sa fille » (p. 41). Qu’importe donc les réponses où perce un certain fatalisme, une négligence, une colère impuissante, les individus expérimentent ici et là en toute « conscience » leur misère. Et pourtant ce n’est pas la logique du pire qui les conduit à boire, à jouer, à se prostituer, à se mettre en danger, etc. ; ce n’est même pas la seule contrainte des conditions dans lesquelles ils se trouvent, c’est la recherche de moments aussi brefs, aussi funestes qu’ils soient, qui lèvent pour un temps le cours quotidien du malheur. Entre la résignation et l’accusation, entre l’excès de lucidité et l’aveuglement, se tient cette volonté de rompre avec ce qui ne peut pas l’être et d’expérimenter déjà cette sortie de la misère.

Mesuré aux dimensions morales et scientifiques que la raison accorde au phénomène de la misère, les efforts des pauvres sont vains, leur bonheur illusoire et passager. Et pourtant, les actes qu’ils racontent, s’ils ne mènent pas loin, s’il les ramènent souvent au même point ou pire, sont les issues réelles qu’ils inventent chaque jour : la matière sombre et crasse de romans écrits sans narrateur.

Aiguiser le partage

Ce que nous avons fait ? Suivre et creuser plus encore l’incertitude que tout au long de sa quête Vollmann a maintenue et répandue : incertitude du lieu, du savoir, de la vérité où peuvent bien nous mener des rencontres si disparates, si troublantes, gaies ou tristes, avec tant de pauvres. Ce qu’on y a appris, c’est qu’à la différence du sociologue, l’écrivain, dans sa façon de questionner, ne pratique pas l’art des détours, de la patiente collecte d’indices. C’est directement, abruptement, qu’il demande aux intéressés s’ils sont pauvres, comme si une vérité sur la pauvreté, si petite qu’elle soit, n’avait de valeur que délivrée par ceux qui la vivent. Non pas parce que cela garantirait une plus grande fiabilité des réponses mais parce qu’il est nécessaire qu’eux-mêmes affirment, même au prix de l’illusion, d’un espoir sans avenir, ce qu’il en est pour eux du partage entre les riches et les pauvres. Aussi Vollmann n’attend pas des réponses qu’elles lui permettent d’évaluer la misère, il ne tend la parole aux pauvres telle une lame pour qu’eux-mêmes devant lui établissent le partage : « Je suis pauvre : es-tu riche ? » Donner la parole pour fixer un instant la norme.

C’est pourquoi malgré ses prétentions à mettre un peu d’ordre, un peu de sérieux, dans les différentes expériences de pauvreté, il n’établit aucun fait, aucune cause qui ne soient déjà connus. Sa quête, nous l’avons vu, est avant tout d’ordre littéraire. Seulement il n’est pas sûr, loin de là, que dans la grisaille des réponses, sous la caution d’autorités savantes appuyés par ses indiscrétions de reporter, il ait réussi à faire entendre de façon distincte cette voix des pauvres qu’il souhaitait recueillir. Le tranchant d’aussi minces réponses, fragiles aussitôt que prononcées, à peine audibles, éminemment contestables, n’a-t-il pas fini au bout du compte par l’émousser : un jour qu’il était à Belgrade, il donna un billet de cinq dinars à un infirme qui le remercia « d’une voix profonde et basse » : « ce transfert d’argent entre nous deux correspondait à une simple poignée de main, guère plus, entre deux citoyens du monde, dont chacun eût pu être le donneur ou le receveur. C’était de part et d’autre, une transaction dépourvue de dimension égotique. En s’abstenant d’insister, il avait exprimé mon droit à ne rien lui donner et le peu que je lui avais donné n’était vis-à-vis de lui qu’un simple signe de reconnaissance du fait que je le reconnaissais pour ce qu’il était. Plus j’écris à propos de cet instant, plus je le dégrade : essayer de donner du sens à ce geste, c’est affirmer ma générosité ou ma supériorité, ou tout du moins magnifier sa difformité. Mais le sens de ce geste, justement réside dans son insignifiance même. Nous nous sommes croisés ; je lui ai donné ; il a accepté ; nous nous sommes oubliés. » (p. 257). Il a beau dire que « Pauvres ou riches, nous avons en commun notre mortelle insignifiance » (p. 274), son écriture, malgré elle, semble accuser cette  différence et réduire le sens même de cette parole qu’elle se chargeait pourtant de communiquer.

Une fois le livre refermé, les pauvres qu’il a rencontrés, lui et nous n’en saurons plus rien, ils rejoindront ce monde qui nous paraît si loin, qui est pourtant le nôtre : « Gary remit ses chaussures et salua l’assistance. Dans la matinée, il apprendrait que les deux nombres sur lesquels il avait parié s’étaient encore révélés perdants. La moto se mit à descendre la route en ronronnant. Au fur et à mesure qu’elle avançait, sa lumière devint de plus en plus faible, avant de disparaître abruptement dans la jungle » (p. 226).

Bibliographie disponible en langue française

Les nuits du papillon, Robert Laffont, 1998.

Des putes pour Gloria, coll. Fictives, Christian Bourgois, 1999.

Récits-arc-en-ciel, coll. Fictives, Christian Bourgois, 2000.

Treize récits et treize épitaphes, coll. Fictives, 1999.

La Famille Royale, Actes Sud, 2004.

Les Fusils, Babel, Actes Sud, 2007.

Central Europe, Actes Sud, 2007.

Biographie de William T. Vollmann

Auteur d’une dizaines d’ouvrages de fictions et de nouvelles, William T. Vollmann, né à Los Angeles, est également peintre, photographe et journaliste. De l’histoire du continent américain qu’il a entrepris sous le nom de Seven Dreams, un seul des quatre déjà écrits, Les Fusils, a été pour l’instant traduit en langue française.

 


[1]. Cf. Jacques Donzelot, La Police des familles, Paris, Minuit, 1977. On peut aussi lire directement sur Gallica de Joseph-Marie Gérando, Le Visiteur du pauvre, puisque la réédition de 1989 de J-M Place ne semble plus disponible.

[2]. Les multiples conseillers emploi-formation-insertion qui œuvrent  au carrefour des pôles emploi, associations ou autres officines privées en sont les modernes descendants.

[3]. Christophe Claro, qui a collaboré cette fois-ci avec Estelle Degez, a traduit tous les ouvrages de Vollmann publiés chez Actes Sud, aux Éditions Le Cherche midi et Christian Bourgois. Pour un rapide aperçu de son travail d’écrivain et/ou de traducteur, voir http://www.editions-verticales.com/auteurs_fiche.php?rubrique=4&id=23

[4]. Serge Paugam, Les formes élémentaires de la pauvreté. Appendice, Paris, PUF, p. 242.

[5]. C’est cette expérience de privation qui fait apparaître l’existence hors de moi d’une propriété privée, cette expérience par laquelle je suis dépossédé de ce qui n’est pas mien et ne m’a pourtant jamais appartenu. Pourquoi je fais l’expérience de cette privation comme d’une perte et sous l’égide d’un désir de possession ? Réponse : Un jour j’ai été complet, un jour ceci m’a appartenu en propre. Nostalgie absolue du désir.

 

[6]. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur les clichés pris par Vollmann qui est aussi photographe, notamment sur la manière dont chacune agence paysages de misère et portraits de pauvres. On pourra toutefois méditer ceci, à propos des pauvres de Nanning en Chine : « Pour moi, ils étaient aussi visibles que de vagues halos dans une chambre noire, et maintenant tout ce que je peux voir d’eux ce sont des instantanés de ces halos, à ce point flous qu’on pourrait douter de leur réalité. » (p. 202)

Qui impose mes intérêts de classe?

Un livre vient de sortir. Il appartient à une lignée si vieillissante que je ne croyais plus devoir, un jour, annoncer la venue d’un nouveau membre de cette espèce. Le nom de ce nouvel avorton : « Marx, prénom : Karl » dont deux hommes, époque oblige, assurent la paternité : Pierre Dardot et Christian Laval. Félicitons donc les nouveaux parents. Et longue vie à l’enfant.

Je lui resterai étranger pourtant pendant quelques temps. Et peut-être toujours. Pour de bon. Car c’est déjà assez pour l’homme que je suis d’en faire remarquer ou d’en signaler la naissance. Pourquoi ? Une mise au point de plus sur le capital et la lutte des classes : comment pourrais-je parrainer un tel livre ? Surtout qu’il semble, à lire seulement la couverture, partir du point même où nous tournions en rond il y a maintenant trente ans (où j’étais moi essayant de ressaisir d’un seul regard l’étendue du problème) : la difficulté d’intégrer dans un même ensemble les deux théories les plus abouties de l’œuvre marxienne : l’analyse socio-historique de la lutte des classes et la critique du système économique capitaliste. Ce problème, récurrent pour un marxisme qui cherchait à dire son mot sur tous les fronts (philosophie, histoire, sociologie, critique littéraire, politique, économie) ne s’épuisait pas dans les interminables discussions autour de la classe en soi et pour soi, il y trouvait seulement la première, et la plus superficielle, de ses formulations. Et bien sûr la preuve évidente de son existence. Mais, une fois que le marxisme fut rabattu dans ses prétentions – les exégètes ayant cessé de chercher dans le texte de Marx une philosophie, une théorie sociale, une théorie de l’histoire, les signes d’un avenir radieux – l’acuité du problème semblât s’émousser. Quand, au seuil des années 80 je crois, Étienne Balibar essaya de cerner au plus près le marxisme en le définissant comme l’analyse historique du capitalisme et des luttes et contradictions qu’il engendre, cette définition, qu’il voulait aussi plate et aussi étroite que possible, ne semblait plus laisser place au problème. Mais même la longue barbe du marxisme raccourcie, ne laissant plus paraître que le visage du seul Marx, jeune ou vieux peu importe, les points de jonction entre les deux théories demeuraient pourtant toujours aussi délicats à saisir.

Avant d’imaginer me pencher sur le berceau de ce nouveau-né marxien – de peur d’y voir la peau ridée d’un ange flétri – il me faut savoir comment je posais le problème et quelle solution je lui assignais. D’où la mise au point de ces notes, très anciennes. Prenant le problème sous un angle sociologique, je m’attachais au refus suivant : on ne pouvait définir une classe sociale par ses intérêts, ni même expliquer leur conflit par une divergence sur ce point. Ce concept d’intérêt, en apparence banal et platement matérialiste, me semblait clairement mis en avant pour des raisons politiques. Il permettait aux militants de supposer que les stratégies qu’ils définissaient ou défendaient étaient les mêmes que le groupe qu’ils représentaient. Le champ politique et le champ social semblaient ajustés l’un à l’autre par ce biais, et, passant de l’intérêt à la stratégie, il n’y avait plus, disait-on alors, qu’une différence de prise de conscience. C’est pourquoi ce principe théorique m’évoquait l’image de masses aveugles que rassemblaient néanmoins des intérêts que le Parti, guide et éclaireur, se chargeait de recueillir, de signaler autour de lui et de viser a travers une tactique réfléchie. Bref, je n’y voyais que des facilités politiques que de nombreux critiques qui m’avaient précédé avaient déjà signalées. Et pourtant, je creusais encore le sillon.

On ne peut définir une classe par ses intérêts. Pourquoi ?

1. Le capitalisme définit formellement des classes – qui à ce niveau n’ont aucune existence sociale ni épaisseur historique – au sein même de son mode de production selon la façon dont on s’approprie les moyens de production (appropriation qui, on le sait, renvoie aussi bien à un régime juridique de propriété qu’à des savoir-faire techniques ou des modalités d’usage du corps). L’examen de cette distribution différenciée s’oppose à deux types d’identification des classes. Le premier est celui par lequel on définit chaque classe indépendamment des autres en supposant toujours identifiables les intérêts qui lui sont propres. Or le fait qu’une classe se constitue en groupe social et se conduise effectivement selon des intérêts rationnellement définis en fonction de sa situation économique ne peut être établi qu’au sein d’une conjoncture précise dont il faut à chaque fois expliciter les rapports de force et les conditions d’exercice. Si l’on peut déduire un intérêt de classe du point de vue formel (la complète maîtrise du procès de travail par exemple), on ne peut en inférer que cet intérêt sera nécessairement pris en vue par un groupe réel. Le second type d’identification auquel s’oppose l’analyse formelle des classes est celui qui déduit du fonctionnement capitaliste tel que l’on peut le décrire au seul niveau économique la nature du rapport de force et les modalités de lutte entre les classes. C’est souvent sur ce point que les formules toutes faites de l’hégélianisme fusent : des formules qui établissent la nécessité d’une lutte entre groupes sociaux ou d’un certain type d’opposition (lutte à mort, lutte pour la reconnaissance, lutte entre ses intérêts privés et généraux) au simple motif d’une nature soit-disant dialectique de l’histoire ou du réel. Or, il est politiquement aberrant d’imaginer qu’existe, même en pointillés, une ligne de front claire et stable au milieu de l’enchevêtrement de conjonctures que propose régulièrement le temps propre de l’action politique. Combien de fois l’histoire ne nous a-t-elle pas montrée ces mêmes classes que l’on supposait forcément hostiles passer entre elles, plus que des compromis, des alliances fortes et stables ? Le rassemblement des forces sociales en 1914 sous la bannière nationale a sans doute été une tragique erreur mais sûrement pas une trahison – puisque celle-ci supposerait a priori que les groupes sociaux ne pourraient pas, ou plutôt ne devraient pas, s’entendre. D’une certaine façon, la lutte des classes telle qu’on la vise (comme un grand affrontement ouvert entre groupes sociaux irréconciliables) est plutôt le résultat à atteindre, l’objectif des partis révolutionnaires, qu’une donnée de l’histoire ou même de la raison. C’est donc bien au mépris du travail politique – celui par lequel on rassemble des groupes entre eux, à coups de compromis, d’alliances, d’accords, de subordinations (et pas seulement au niveau des partis) – que l’on suppose, espère, affirme que les classes sont déjà constituées socialement et qu’elles sont déjà en lutte. Ne suffirait, on le sait bien, qu’une prise de conscience ou, si l’on est moins idéaliste, une étincelle. La politique anticapitaliste selon cette manière de définir les forces en présence se résumerait ainsi à l’agitprop ou à l’attente, voire la provocation, de conflits fatals. Or les luttes sociales qui existent incessamment, et beaucoup plus qu’on ne le croit (il suffirait de rassembler au même moment l’ensemble des nouvelles qui font part de conflits sociaux sur un territoire donné pour croire qu’il est à feu et à sang : ce que faisaient Marx et Engels, d’une certaine façon, dans leur travail de journaliste : répandre l’incendie par la parole) ne dessinent pas nécessairement des clivages sociaux correspondant aux classes définies par l’analyse économique. Ce brouillage entre le tableau économique et la carte stratégique est essentiel : le premier ne servant qu’à orienter l’action au principe qu’il est le facteur de constitution des classes le plus important. Mais si néanmoins on persiste à vouloir discerner un ligne de front dans l’ensemble des luttes sociales existantes, il faudra toujours se rappeler que celle-ci est constamment remodelée par des luttes partielles, ressemblant à la crête d’écume de vagues se formant et se reformant sans cesse. Cette ligne, bien visible, sera toujours moins importante que la puissance, la hauteur, la vitesse et le rythme des vagues. Et puis bien sûr, quitte à voir la politique comme un grand assaut, l’issue du conflit devra être toujours envisagée en fonction des digues étatiques et de ce qu’elles peuvent opposer à ces vagues. Il y aurait toute une analyse (ou une fiction) à faire de la Louisiane et de l’ouragan Katrina selon ce point de vue.

2. Si le capitalisme est une détermination essentielle de la lutte des classes, autrement dit si l’on peut déterminer : d’une part que le conflit principal qui anime les dissensions sociales est de nature économique, d’autre part que cette économie trouve sa forme  principale dans le système capitaliste (ce qui n’est bien sûr pas toujours le cas suivant les formations sociales et les époques), alors on peut le considérer comme un processus social. Mais il y a bien des manières de comprendre cette dimension socio-économique du capitalisme. Et beaucoup nous mènent à des impasses. La première erreur consiste à faire de l’économie le fondement, l’infrastructure comme on disait naguère, des sociétés affectées par une prolétarisation croissante et une capacité d’échange grandissante de la monnaie. L’argument majeur qui est avancé pour justifier cette proposition (outre la profession de foi matérialiste dont elle découle) tient en deux phrases : une société avant d’être un ensemble de relations entre les hommes est une population, c’est-à-dire un rassemblement d’êtres vivants, donc une société qui ne peut exister si les hommes qui la composent ne sont pas en mesure de subsister. L’argument se tient mais si vraiment l’on tenait à justifier le caractère fondamental de l’économie par le fait que les hommes sont des êtres vivants, il faudrait aussi bien placer la médecine, ou du moins toutes les activités thérapeutiques, les actes de soin, de salut, au nombre des pratiques fondamentales ; ou même les institutions militaires ou guerrières qui, tout en tuant des hommes et d’autres espèces vivantes, assurent la protection et la subsistance de certains membres de ces sociétés. Bref, si l’on réduit le capitalisme à une forme d’économie tout en cherchant à mettre celle-ci au fondement du social, on ne voit pas pourquoi il ne céderait pas cette place si privilégiée à d’autres phénomènes majeurs que sont le développement du pouvoir médical et les mutations dans la conduite des guerres. On voit bien le point où s’assemblent économie et société mais on ne voit pas pourquoi la première occuperait seule ce lieu. La seconde erreur consiste à voir l’économie dans la seule dimension du profit et d’imaginer que le capitalisme introduit dans une société existante une nouvelle forme de lutte pour l’appropriation de la richesse. Certes, ces conflits existent dans toutes les types de société, mais sous un régime dans lequel la répartition des richesses est sciemment laissée libre (entre certaines limites juridiques), la lutte est plus âpre encore. Pourtant le caractère essentiel que l’on cherche à donner au capitalisme dans les sociétés qui le connaissent ne peut se fonder sur la seule intensité des conflits, intensité qui serait fonction d’un niveau supérieur dans la quantité de richesses produites. Le capitalisme n’est pas un processus extérieur aux sociétés et ne se contente pas de modifier les rapports existants au sein de celles qu’il investit. Au contraire, il produit lui-même des types de rapports sociaux. Et ce processus, à mesure qu’il s’étend, non seulement dissout certains rapports anciens (ou les relance sous une forme nouvelle), mais en induit également de nouveaux (qui peuvent lui échapper mais aussi bien le servir). Cet ensemble de rapports sociaux constitue les conditions même de son fonctionnement et non de simples effets – ou symptômes – de son développement. Ils sont pour ainsi dire l’élément même dans lequel le capitalisme se forme et se transforme, élément qui ne doit rien aux rêves atomistes et puristes d’un matérialisme suranné mais qui regorge plutôt de flux de matière disparates et bigarrés. Quand par exemple on lance une activité économique à partir des conditions suivantes : regroupement des activités de production au sein d’entreprises, endettement constant des ménages, effort d’éducation technique des populations, développement des moyens de transport et des communications, répartition géographique des masses, entassement dans des logements, exode rural, alcoolisme, misère sexuelle, construction du corps en force utile, etc. (données que je cite au hasard mais qui ont eu chacune une incidence dans plusieurs conjonctures de l’histoire du capitalisme européen), on voit bien que les obstacles matériels auxquels les capitalistes et ses adversaires ont eu affaire sont d’un autre ordre qu’une simple diversité de positions économiques et sociales qui ferait obstacle à une prise de conscience de classe. Bâtir une économie qui soit en même temps une forme de société (avec ses riches et ses pauvres, ses producteurs et ses consommateurs, ses investisseurs et ses thésauriseurs, etc., le tout réparti selon une extrême diversité de conditions) est une activité qui est loin de ressembler au simple rassemblement d’individus dans une rue, ou à la mobilisation d’un peuple déjà constitué en pseudo ou en infra classe. Le statut du capitalisme en tant que formation économico-sociale n’est pas à chercher du côté des rapports qu’entretiennent les individus aux richesses existantes (non seulement de par leur niveau de revenus mais également par leur mode d’appropriation, de consommation, de « libération » de ces richesses), rapports dont la distribution pourrait être ensuite modélisée sous la forme d’une simple échelle ou d’un nuage de points statistiques. Ces modèles que diverses sociologies, depuis le XIXe siècle, ont fait jouer comme image du véritable ordre social ne proposent en fait que le reflet d’une société dont la nature capitaliste resterait encore extérieure. Il faut peut-être comprendre le capitalisme alors au sens classique d’économie, c’est-à-dire d’oïkos, de maisonnée habitée, remplie, d’hommes et de biens. Or, le problème qui se pose au capitaliste à chaque époque, à chaque moment, est justement d’arriver à faire de l’argent avec ce qu’il peut dans le monde tout en continuant à vivre au sein de ce même monde devenu grenier, magasin, entrepôt, trésor.

La politique d’obédience marxiste (mais était-ce bien celle des responsables politiques communistes ?) qui consistait à définir sa stratégie d’action en fonction d’intérêts de classes, ou même d’intérêts tout court, ne pouvait pas manquer d’échouer. Car d’une certaine façon, elle se donnait la part trop belle et ne gardait du monde dans lequel elle vivait (et pourtant la globalité du capitalisme est dénoncée de partout) qu’une image trop réductrice. Il ne suffisait donc pas, comme on a pu le faire durant les années 80 à l’occasion des événements de Pologne, de dépouiller le concept de classe des aspects ontologiques et eschatologiques dont Marx avait revêtu le prolétariat. La prolétarisation est une tendance socio-économique fondamentale, présente aux quatre coins du monde, et qui n’annonce aucun renversement du cours du monde, ni même la pleine réalisation d’une humanité enfin réconciliée avec elle-même. Il fallait aussi se défaire de la tentation naturaliste consistant à ordonner le monde capitaliste en classes, qu’elles soient sociologiques ou économiques, de nature empirique ou formelle, en gésine ou déjà en acte, en guerre ou en paix. Ainsi, plutôt que de se demander pourquoi les ouvriers en tant que classes économiques, empiriques, ne répondent pas à leur vocation historique, ou pourquoi la réalité de leur être de classe anticipe leur conscience d’être de classe, il vaut mieux s’interroger sur les formes extrêmement variées de prolétarisation actuelles, quelle que soit la position économico-sociale des groupes affectés, et leur conduite face aux richesses produites (car le capitaliste comme personnage social se recrute aussi et peut-être surtout parmi ces prolétaires). Il vaut mieux s’interroger sur la classe comme forme parmi d’autres de combat contre le capitalisme (hors des images de la troupe, de la horde, du peuple en marche). C’est peut-être ce que font certains penseurs actuels mais bien souvent en ne faisant que déplacer les anciens schémas (Négri ?). Peut-être le livre de Dardot et Laval en fera-t-il autrement ?
On verra.
Peut-être qu’on verra.