La terre des signes

En passant

Les formes géométriques ne sont nulle part visibles dans le monde. Le rond approche peut-être du cercle, il lui est irréductible. Rien ne conduit de l’un à l’autre. Ce n’est qu’une fois la relation établie que quelque chose s’en déduit. Les cercles, carrés, triangles et cônes sont issus d’une manipulation de signes et de leurs instruments d’écriture : mathématiques. À un langage fut donné les formes par où saisir, accueillir et décrire ce qui lui était étranger, formes qu’il pouvait déployer au loin dans le monde, sans plus aucune trace de lui-même, ou dans lesquelles il pouvait se recueillir et y poser ses marques : cieux zodiacaux ou plans sur le sol. Le langage installa, habita, un espace qui demeura inassimilable au reste du monde. Malgré la pérennité et la prétendue universalité du langage mathématique, rien n’indique que son espace géométrique soit le plus profond ou même le premier, il faut compter avec les atlas anatomiques, les cartes de navigation et les peintures rupestres.

Curiosités

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La curiosité est l’art de porter son regard – œil et oreille – là où il est défendu de le faire. Elle est voyage au sein du secret. Des murs, des plafonds, des planchers : décryptage et percée. Derrière les portes, elle fait se lever les mystères.

La Renaissance pourrait être renommée l’âge de la Curiosité tant celle-ci fit gagner de mondes à l’Europe. Jeu et accès. Elle n’était pas encore, cependant, cette disposition psychologique que nous supposons plus ou moins développée suivant les personnes. Pas encore pure chose humaine : cette attitude face au monde qui, parmi tant d’autres, est réputée soutenir ou générer l’esprit scientifique. La Curiosité fut le dispositif majeur par lequel les Européens trouvèrent la force d’approcher l’inconnu. Celui que l’on sait être là. Ils installèrent la curiosité – et s’y installèrent eux aussi – partout autour d’eux : sous leurs doigts, sous leur nez, sous leur toit, jusqu’à leurs fenêtres et leurs portes. Le long du chemin de ronde. Le regard tendu vers ces terres que les légendes les plus merveilleuses situent au-delà de l’horizon. Le mystère le plus absolu est celui que cerne l’horizon : c’est la terre qui nous dissimule la terre au-delà, c’est le ciel d’où on tombe vers où on ne sait pas remonter. La curiosité n’est pas tant un regard que l’on porte sur les êtres et sur les choses qu’une disposition transitoire de l’espace-temps qui les assemble. C’est d’abord le monde qui paraît curieux et c’est pourquoi de nombreux princes de la Renaissance rassemblaient les curiosités qu’on y trouvait en cabinets du même nom. Ces institutions n’étaient pas des musées : elles ne conservaient pas les ruines qu’un Temps architecte façonnait chaque instant ; elles donnaient consistance, stabilisaient une image, une vision du monde en sa plus grande variété : l’infini des merveilles était recueilli en un lieu, saisissable d’un coup d’œil, magnifié. D’une autre façon que les planisphères et les globes, les cabinets de curiosités portaient le monde au regard et démontrait en dépit, en raison, de toutes ses merveilles, sa possibilité d’unité. La Curiosité fut, à son insu et après bien des hasards, des mésaventures, le principe d’unité du monde et la folle raison d’y porter partout un seul et même regard.

La curiosité est l’œuvre d’un désir qui brave dans l’ombre, en silence, toute parole qui maintient quelque chose au secret. Elle ouvre les livres et les referme une fois leur secret éventé. Car le curieux est prudent, ménage son adversaire, et garde peu d’intérêt pour ce qui s’offre à lui durant son périple au travers du mystère. Ses yeux, ses oreilles, ne demeurent perçants qu’au regard du secret. Il ne peut s’arrêter et s’émerveiller au regard des choses étonnantes qu’il n’a pas lui même découvertes. Ses exclamations de bonheur dénonceraient sa présence, lui retirant ombre et silence où il avance en douceur. C’est pourquoi l’on pense volontiers la curiosité insatiable, en cause cette indifférence devant tant de choses si belles, si étranges, mais qui ne sont en fait que forcément décevantes.

Le curieux voit et entend de manière oblique, détournée. Jamais de face. Et cherche à vider cette parole des merveilles inouïes qu’elle interdit d’aller voir, cette parole qui dit « j’ai tout vu », « je sais tout » : le savoir est tout entier dans mon verbe infini. La curiosité ne peut être dialectique puisque tout est dit, tout est vu, quelque part. Le curieux est une ombre muette qui indique dans sa folie qu’il reste toujours quelque chose à écouter et à voir.

La curiosité nous maintient en vie, promettant à chaque nouveau livre la découverte de nouvelles valeurs. Coffre dont on brûle de savoir quel trésor il recèle. La curiosité nous tue aussi, usant nos prunelles jusqu’à ce que n’en jaillisse plus aucune étincelle. Globes que l’on consume dans les flammes de l’éveil.  

Naufragé volontaire

En passant

IcarieMarx n’a pu critiquer les utopies de son temps qu’en les assimilant à des îles – ce site longtemps privilégié de l’ensauvagement européen – celles-ci ne pouvant plus demeurer à ses yeux le possible départ d’une contre-société. Cabet n’était dès lors pour lui qu’un nouveau Robinson et son Icarie l’aventure tragique et naïve d’un naufragé volontaire.