Là où hier

Mis en avant

Maintenant que l’histoire de notre espèce, et même de notre genre, a été encore une fois réécrite – cela dit pour ceux qui clament, pauvres d’esprit, que l’histoire se rédige une fois pour toutes – admettre qu’une séquence évolutive mènerait, directement ou pas, des « lois » biologiques aux règles socio-culturelles est de plus en plus difficile. Que l’on conçoive cette suite comme un simple transfert (les valeurs guerrières comme transposition sociale de pulsions masculines) ou comme une superposition déformante (les coutumes culinaires comme stylisations de besoins et de ressources alimentaires) ou même comme transformation (à la supposée promiscuité sexuelle primitive la loi de prohibition de l’inceste), nous avons affaire désormais, là où hier encore on s’imaginait trouver nos racines, à une culture pour deux espèces d’hominidés. De ce que les paléontologues peuvent à présent exhumer de la terre, il ressort en effet que Cro-Magnon et Neandertal partageaient la même culture, une seule et même technologie dite moustérienne (abris, outillages, inhumations, etc.).

 

 

Les Politiques

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Il n’est pas rare de voir des populations entières d’êtres humains prendre la liberté ou éprouver la nécessité de confier la conduite de leurs affaires à des sages, des esprits, des astres, à leurs rêves, la providence d’un dieu ou leur nature première. À la Renaissance, les Européens ont fait un pari tout différent. Ils ont fait appel aux Politiques : des sensibilités, des façons d’agir, des institutions, portées par des hommes et quelques femmes se consacrant spécifiquement, ouvertement ou non, aux affaires humaines sous un angle, du moins à l’origine, un peu particulier : essentiellement militaire et financier. Guerre et Trésor, voilà ce qui pendant longtemps semblât suffire aux Européens pour régler leurs problèmes. La liberté et nécessité d’action des politiques en était justifiée. Et cela dure encore. Mais combien de temps va-t-on encore croire qu’il suffit de s’en remettre à eux pour faire face à ce qui monte, à ce qui tombe, à ce qui vient droit sur nous ?

— Tu veux dire que c’est à nous de faire face ? que bien des problèmes relèvent de notre responsabilité individuelle ? que c’est à nous, citoyens, qu’il revient de se retrousser les manches et non à ceux, du moins en premier lieu, qui peuplent les assemblées et président les bureaux ?

— Mais tu m’as écouté ? Je te dis qu’il faut aller jusqu’à questionner la nature politique du problème pour pouvoir le poser dans toute son étendue. Que rêver d’une politique mondiale ne mène pas encore assez loin. Et que je sache, ton titre de citoyen et les honneurs (mais les maigres pouvoirs) que tu sembles retirer d’avance de ta responsabilité individuelle sont une institution politique au même titre que le plus insignifiant des cabinets ministériels…

— Mais comment tu veux aborder nos problèmes autrement que politiquement ?

— C’est vrai que beaucoup préparent une réponse théologique à l’effondrement en cours. Et pas les plus religieux que l’on pense. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas clairement fixer les limites des réponses que l’on donne aux épreuves qu’on rencontre. Citoyens et États, Nature sacrée et sagesse des Primitifs, forment deux réponses distinctes, parfois adverses, parfois alliées. Montrer clairement dans quelles limites, domaines ou périmètres, elles agissent (sans préjuger de la qualité de leurs effets), est une manière de mettre à nu les lieux et les temps où l’on peut poser les problèmes autrement.

— Mais qu’est-ce que tu racontes encore ? Ça sonne toujours aussi fumeux, même inquiétant. Tu as au moins un exemple ?

— Je crois que c’est dans la sauvagerie, extérieure à toute cité (même si elle s’est souvent retrouvée enfermée dedans) et dangereuse à toute vénération (même s’il y en a toujours qui tendent la main) que je zone depuis longtemps. Car on en est là, aujourd’hui, à l’heure des portes fermées de clim’ de magasins et des aides à la pompe, à ne plus pouvoir se contenter de chercher des réponses mais à devoir, au contraire, commencer à chercher les problèmes. 

Out Pictoura Poezis

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La célèbre formule d’Horace est soudain renversée à la Renaissance. La Peinture se voit non seulement haussée au niveau de la poésie – d’où le fait que la Poétique, ou système des arts, se nomme dorénavant Poétique et non pas Esthétique – mais également mise en communication avec la poésie par un système d’analogies, autorisant tout à la fois différence et hiérarchie. De La poésie est comme la peinture qui dénote une ressemblance occasionnelle dans les traités de poétique de l’Antiquité, on passe à une analogie dans laquelle la peinture affirme sa primauté. Ce n’est plus une communauté des arts mais la substitution d’un art à l’autre dans la position de l’art supérieur. Néanmoins cette doctrine constituée, à laquelle peu d’œuvres ont répondu réellement, a été contrebalancée par l’action de poèmes faisant parler l’un et l’autre arts réconciliés par l’Amour. Parfaite idylle dans laquelle, chacun parlant après l’autre, on pouvait néanmoins entendre la peinture parler,  mais un ton plus bas que celui que lui autorisait la doctrine.

Dans son ouvrage rare sur les livres d’artiste, Peinture et poésie. Le dialogue par le livre (1874-2000), le bibliothécaire et poète, Yves Peyré, parle également d’amour, même d’étreinte, et voit dans le livre leur lieu de rencontre. Mais avec, comme à l’Âge classique, un déséquilibre certain. Car dans le dialogue nourri d’égalité qu’imagine Peyré, c’est malgré tout sur le terrain de la poésie-texte que la rencontre s’effectue, celle-ci cédant habituellement une page au trait et à la couleur tout en conservant ses aises et affinités avec la feuille du livre. 

Si à l’époque classique on avait concédé à la peinture la capacité de dire quelque chose, sans avoir l’air de le faire et surtout sans le dire – fondant ainsi la nécessité de toute iconologie –, celle-ci désormais mise en regard des poèmes, ou même mêlée à eux, se jouant elle aussi de lettres-graphismes – balbutiement du trait entre écriture et dessin –, semble au contraire devenue muette. Moins un mutisme peut-être, une douloureuse retenue des mots que la joie d’être elle aussi occupée à ce qu’elle sait très bien faire. Entendre et voir et pas seulement faire voir. Sans doute est-ce pour cela que dans ce silence contemplatif entre poésie et peinture, depuis au moins Mallarmé et Manet, Peyré voit beaucoup d’amour. Et d’autant plus que leur intimité, leur proximité se fait à partir d’une extrême hétérogénéité de départ. L’approche amoureuse comme aventure du voyage. Ainsi, avec Baudelaire, puis Apollinaire, Reverdy et tant d’autres, la peinture est non seulement devenue un objet poétique mais une source, également, de langages. Langages littéraires. Langages qui ne cesseront de s’inventer, de s’exercer, de se relancer depuis, avec et contre la peinture. 

D’où cette question terrible pour nous (car je suis loin d’être seul dans cette drôle d’affaire même si je ne sais rien, ou si peu, de ceux à qui ces phrases parlent): qu’est-ce qu’une rencontre réussie entre texte et image ? Suffit-il qu’il y ait coexistence, proximité, coïncidence, même quelques minutes, entre les deux ? Un contact suffit, même sans aucune reconnaissance, sans même que chacun sache qui se tient à ses côtés, derrière ou même devant soi ? Et la violence que peut occasionner ce rapport ? Une certaine violence de l’image est-elle essentielle au texte et inversement ? Doit-on faire appel aux images pour couper les textes, les sectionner, les raboter, les effilocher, les rendre incisifs ? La critique des textes ainsi accomplie par les images vaut-elle un mauvais éditeur ?  

En tout cas, ce n’est pas sur cette page que sera résolu le problème.