Guerre des mémoires III

Guerre des mémoires

Nous ne sommes plus à l’âge où l’Histoire, pour s’affirmer en tant que science, devait impérativement s’arracher, s’écarter, des mémoires qui voilaient ou ternissaient l’événement qu’elle prenait pour objet. Les témoins pour un temps ne professent plus, désormais, de vérités à leur insu. Hier interrogés par d’autres qui savaient quoi faire de leur frêle ou rageuse parole, ils revendiquent désormais un droit de regard sur ce qui en sera fait. L’Histoire est devenue une mémoire parmi d’autres, et l’historien un témoin singulier. Car le moindre érudit, le plus petit possesseur d’une archive, orale ou écrite, incarnée ou objectivée dans un document, est désormais en mesure de contester l’histoire, du moins celle écrite, en continu, par les historiens. Rassembler et transmettre une mémoire, aujourd’hui, tend à devenir un acte d’Histoire, un geste historial comme le disent certains.

Mais malgré ces transformations, ces remaniements entre expérience et savoir, une certaine opposition demeure entre Histoire et Mémoire (pourtant d’ores et déjà déjouée par l’étude des lieux de mémoire). Au mieux ce dualisme se présente comme un seuil, primordial, sur le long chemin qui mène à la science historique ; au pire comme le signe d’une division originaire, récurrente, dont notre présent aurait la conscience la plus aiguë, la plus vive – dramatique époque que la nôtre, il nous faut bien l’avouer, déchirée entre le traumatisme de l’oubli et le trop-plein de mémoire, souvenirs coincés entre charnier et musée. Il me semble pourtant que la Mémoire était, bien avant que l’on ne l’oppose à l’Histoire, un champ d’étude, une possibilité d’investigation immanente à la pratique de l’histoire ; et non une lutte, éternelle, entre deux principes étrangers, ou un combat, politique, entre deux groupes au statut et finalité étrangères : l’un professionnel et scientifique, l’autre amateur et partisan. C’est Georges Duby qui nous en donne l’énigme et l’exemple :

« Les événements sont comme l’écume de l’histoire, des bulles, grosses ou menues, qui crèvent en surface, et dont l’éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. […] Ces traces seules lui confèrent l’existence.

Des traces, il en est de deux espèces. Les unes diffuses, mouvantes, innombrables, résident, claires ou embrouillées, fermes ou fugaces, dans la mémoire des hommes de notre temps. De ces traces actuelles, impalpables, mais qui s’intègrent à la représentation d’un passé collectif, il serait tentant de dresser l’inventaire, de mesurer, aux divers niveaux d’une culture, la vigueur, la précision et les résonances affectives. Une telle enquête préparerait l’étude, passionnante, d’une conscience de l’histoire ; mais elle requiert des méthodes et des instruments qui ne me sont pas familiers. Historien, ce sont les autres traces qui me concernent, celles du second genre. Celles que nous appelons, nous, des documents.

Présentes elles aussi, actuelles. Mais d’une actualité, d’une présence celle-ci matérielle, et par conséquent tangibles, cernables, mesurables. Mortes cependant : ce sont les concrétions du souvenir. Elles constituent l’assise, solide encore, bien que fort abîmée ici et là, fissurée, effondrée, sur quoi prennent appui les autres traces, celles qui vivent dans les mémoires. Un répertoire, une ressource, une couche mère. Une réserve de matériaux dont le nombre est fini et n’a plus désormais de chance de s’accroître. En effet, le travail des érudits est achevé. Patiemment, ils ont peu à peu repéré tous ces vestiges ; ils les ont recueillis, époussetés, embaumés, catalogués, étiquetés. Rangés. Afin que, portant à jamais témoignage, ils fussent comme le cénotaphe de l’événement. Tous sont usés, racornis, troués, élimés. Quelques-uns sont peu lisibles. Sur certains se voit encore l’empreinte originelle. Beaucoup ne montrent que la trace d’une trace première, aujourd’hui disparue. »

Duby, Le dimanche de Bouvines, 1973

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L’historien de métier, au moment même où il écartait l’examen des faits de mémoire, admettait la possibilité, autant que l’intérêt, de mener une enquête de ce type. Il ne lui semblait tout simplement pas être assez familier des méthodes requises pour analyser ces traces bien particulières. Il avait donc le choix, facultatif mais bien réel, d’étendre son champ d’investigation au-delà de l’Histoire proprement dite. Seulement ce dernier comprenait la mémoire comme conscience – savoir partiel, situé et confusément clair – et de plus uniquement, semble-t-il comme conscience du passé, sur le modèle dont le temps des hommes, sans cesse, nous retient et nous tient à l’un de ses moments toujours singuliers. Conscience-souvenir, donc, qui pouvait bien être celle de ce témoin particulier qui s’appelle l’historien – et ce sera l’ancrage de son historicisme, de la refondation incessante de son savoir –, mais aussi bien de ceux, témoins également, qui non seulement vivent l’Histoire mais la disent, la transmettent (sans entreprendre, pour autant, de le faire avec tout le sérieux, toute la minutie, de la science). L’étude de l’Histoire, celle de la Mémoire, pouvaient par conséquent se compléter, la seconde pouvant prolonger et même éclairer la première, mais celle-ci ne faisait pas partie de celle-là : l’Histoire se constituait hors de toute Mémoire. La science admettait les deux mais pas au même niveau de son activité.

Duby, en effet, ne s’en remettait pas aux témoins pour pénétrer l’Histoire, il laissait le champ libre aux archivistes, aux érudits, qui lui préparaient le terrain. Sans doute les rivages de la Mémoire lui semblait trop proches des océans de l’éventuel, et y naviguer, même dans les eaux calmes et limpides d’une mémoire transmise et filtrée, lui semblait trop dangereuse ; il préférait voyager sur la terre ferme de l’accompli, marcher à pas lents entre des ruines humaines. Contempler les hauts faits mémorables que le temps n’avait pas abattu. L’Histoire en ces temps était une archéologie toute empreinte de géologie : les événements ne s’observaient réellement qu’au pied d’une falaise, au bas d’un promontoire, au milieu de monuments écroulés. C’était déjà mener une autre archéologie que de rejoindre la plage, de s’y mouiller un peu. On pouvait alors toucher l’Histoire qui ne se vivait pleinement qu’en haute mer.

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La mémoire fut ce qui se logeait, emportée et roulée, dans les anneaux réguliers de la mer. Noyade du temps.                                                                                                         L’histoire était cet îlot qui, émergeant au-dessus des flots, venait en briser le mouvement saccadé. Elle rendait inoubliable sa Terre.

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Bergson tenait à nous avertir de la perte que nous subissions lorsque nous percevions ou représentions le temps au travers de l’espace. Plus d’intuition possible de la durée quand celle-ci est spatialisée en points, lignes, flèches, cercles et courbes. Mais sans doute faudrait-il raffiner encore cette nuance et faire la différence entre cette géométrie au sein duquel on compte, accumule et prévoit le temps, et cette géographie, ou plutôt cette cartographie de paysages qui ne rendent pas sensibles les manifestations du temps sans indiquer simultanément le lieu où il est possible de les percevoir. La mer, la terre, les vagues et les sommets ne sont pas des images, de fausses ou approximatives représentations, elles indiquent les formes mêmes de la perception coutumière du temps. Sites d’appréhension familiers, fréquentés, et non métaphores usées, éculées, trop courantes. 

Qui impose mes intérêts de classe?

Un livre vient de sortir. Il appartient à une lignée si vieillissante que je ne croyais plus devoir, un jour, annoncer la venue d’un nouveau membre de cette espèce. Le nom de ce nouvel avorton : « Marx, prénom : Karl » dont deux hommes, époque oblige, assurent la paternité : Pierre Dardot et Christian Laval. Félicitons donc les nouveaux parents. Et longue vie à l’enfant.

Je lui resterai étranger pourtant pendant quelques temps. Et peut-être toujours. Pour de bon. Car c’est déjà assez pour l’homme que je suis d’en faire remarquer ou d’en signaler la naissance. Pourquoi ? Une mise au point de plus sur le capital et la lutte des classes : comment pourrais-je parrainer un tel livre ? Surtout qu’il semble, à lire seulement la couverture, partir du point même où nous tournions en rond il y a maintenant trente ans (où j’étais moi essayant de ressaisir d’un seul regard l’étendue du problème) : la difficulté d’intégrer dans un même ensemble les deux théories les plus abouties de l’œuvre marxienne : l’analyse socio-historique de la lutte des classes et la critique du système économique capitaliste. Ce problème, récurrent pour un marxisme qui cherchait à dire son mot sur tous les fronts (philosophie, histoire, sociologie, critique littéraire, politique, économie) ne s’épuisait pas dans les interminables discussions autour de la classe en soi et pour soi, il y trouvait seulement la première, et la plus superficielle, de ses formulations. Et bien sûr la preuve évidente de son existence. Mais, une fois que le marxisme fut rabattu dans ses prétentions – les exégètes ayant cessé de chercher dans le texte de Marx une philosophie, une théorie sociale, une théorie de l’histoire, les signes d’un avenir radieux – l’acuité du problème semblât s’émousser. Quand, au seuil des années 80 je crois, Étienne Balibar essaya de cerner au plus près le marxisme en le définissant comme l’analyse historique du capitalisme et des luttes et contradictions qu’il engendre, cette définition, qu’il voulait aussi plate et aussi étroite que possible, ne semblait plus laisser place au problème. Mais même la longue barbe du marxisme raccourcie, ne laissant plus paraître que le visage du seul Marx, jeune ou vieux peu importe, les points de jonction entre les deux théories demeuraient pourtant toujours aussi délicats à saisir.

Avant d’imaginer me pencher sur le berceau de ce nouveau-né marxien – de peur d’y voir la peau ridée d’un ange flétri – il me faut savoir comment je posais le problème et quelle solution je lui assignais. D’où la mise au point de ces notes, très anciennes. Prenant le problème sous un angle sociologique, je m’attachais au refus suivant : on ne pouvait définir une classe sociale par ses intérêts, ni même expliquer leur conflit par une divergence sur ce point. Ce concept d’intérêt, en apparence banal et platement matérialiste, me semblait clairement mis en avant pour des raisons politiques. Il permettait aux militants de supposer que les stratégies qu’ils définissaient ou défendaient étaient les mêmes que le groupe qu’ils représentaient. Le champ politique et le champ social semblaient ajustés l’un à l’autre par ce biais, et, passant de l’intérêt à la stratégie, il n’y avait plus, disait-on alors, qu’une différence de prise de conscience. C’est pourquoi ce principe théorique m’évoquait l’image de masses aveugles que rassemblaient néanmoins des intérêts que le Parti, guide et éclaireur, se chargeait de recueillir, de signaler autour de lui et de viser a travers une tactique réfléchie. Bref, je n’y voyais que des facilités politiques que de nombreux critiques qui m’avaient précédé avaient déjà signalées. Et pourtant, je creusais encore le sillon.

On ne peut définir une classe par ses intérêts. Pourquoi ?

1. Le capitalisme définit formellement des classes – qui à ce niveau n’ont aucune existence sociale ni épaisseur historique – au sein même de son mode de production selon la façon dont on s’approprie les moyens de production (appropriation qui, on le sait, renvoie aussi bien à un régime juridique de propriété qu’à des savoir-faire techniques ou des modalités d’usage du corps). L’examen de cette distribution différenciée s’oppose à deux types d’identification des classes. Le premier est celui par lequel on définit chaque classe indépendamment des autres en supposant toujours identifiables les intérêts qui lui sont propres. Or le fait qu’une classe se constitue en groupe social et se conduise effectivement selon des intérêts rationnellement définis en fonction de sa situation économique ne peut être établi qu’au sein d’une conjoncture précise dont il faut à chaque fois expliciter les rapports de force et les conditions d’exercice. Si l’on peut déduire un intérêt de classe du point de vue formel (la complète maîtrise du procès de travail par exemple), on ne peut en inférer que cet intérêt sera nécessairement pris en vue par un groupe réel. Le second type d’identification auquel s’oppose l’analyse formelle des classes est celui qui déduit du fonctionnement capitaliste tel que l’on peut le décrire au seul niveau économique la nature du rapport de force et les modalités de lutte entre les classes. C’est souvent sur ce point que les formules toutes faites de l’hégélianisme fusent : des formules qui établissent la nécessité d’une lutte entre groupes sociaux ou d’un certain type d’opposition (lutte à mort, lutte pour la reconnaissance, lutte entre ses intérêts privés et généraux) au simple motif d’une nature soit-disant dialectique de l’histoire ou du réel. Or, il est politiquement aberrant d’imaginer qu’existe, même en pointillés, une ligne de front claire et stable au milieu de l’enchevêtrement de conjonctures que propose régulièrement le temps propre de l’action politique. Combien de fois l’histoire ne nous a-t-elle pas montrée ces mêmes classes que l’on supposait forcément hostiles passer entre elles, plus que des compromis, des alliances fortes et stables ? Le rassemblement des forces sociales en 1914 sous la bannière nationale a sans doute été une tragique erreur mais sûrement pas une trahison – puisque celle-ci supposerait a priori que les groupes sociaux ne pourraient pas, ou plutôt ne devraient pas, s’entendre. D’une certaine façon, la lutte des classes telle qu’on la vise (comme un grand affrontement ouvert entre groupes sociaux irréconciliables) est plutôt le résultat à atteindre, l’objectif des partis révolutionnaires, qu’une donnée de l’histoire ou même de la raison. C’est donc bien au mépris du travail politique – celui par lequel on rassemble des groupes entre eux, à coups de compromis, d’alliances, d’accords, de subordinations (et pas seulement au niveau des partis) – que l’on suppose, espère, affirme que les classes sont déjà constituées socialement et qu’elles sont déjà en lutte. Ne suffirait, on le sait bien, qu’une prise de conscience ou, si l’on est moins idéaliste, une étincelle. La politique anticapitaliste selon cette manière de définir les forces en présence se résumerait ainsi à l’agitprop ou à l’attente, voire la provocation, de conflits fatals. Or les luttes sociales qui existent incessamment, et beaucoup plus qu’on ne le croit (il suffirait de rassembler au même moment l’ensemble des nouvelles qui font part de conflits sociaux sur un territoire donné pour croire qu’il est à feu et à sang : ce que faisaient Marx et Engels, d’une certaine façon, dans leur travail de journaliste : répandre l’incendie par la parole) ne dessinent pas nécessairement des clivages sociaux correspondant aux classes définies par l’analyse économique. Ce brouillage entre le tableau économique et la carte stratégique est essentiel : le premier ne servant qu’à orienter l’action au principe qu’il est le facteur de constitution des classes le plus important. Mais si néanmoins on persiste à vouloir discerner un ligne de front dans l’ensemble des luttes sociales existantes, il faudra toujours se rappeler que celle-ci est constamment remodelée par des luttes partielles, ressemblant à la crête d’écume de vagues se formant et se reformant sans cesse. Cette ligne, bien visible, sera toujours moins importante que la puissance, la hauteur, la vitesse et le rythme des vagues. Et puis bien sûr, quitte à voir la politique comme un grand assaut, l’issue du conflit devra être toujours envisagée en fonction des digues étatiques et de ce qu’elles peuvent opposer à ces vagues. Il y aurait toute une analyse (ou une fiction) à faire de la Louisiane et de l’ouragan Katrina selon ce point de vue.

2. Si le capitalisme est une détermination essentielle de la lutte des classes, autrement dit si l’on peut déterminer : d’une part que le conflit principal qui anime les dissensions sociales est de nature économique, d’autre part que cette économie trouve sa forme  principale dans le système capitaliste (ce qui n’est bien sûr pas toujours le cas suivant les formations sociales et les époques), alors on peut le considérer comme un processus social. Mais il y a bien des manières de comprendre cette dimension socio-économique du capitalisme. Et beaucoup nous mènent à des impasses. La première erreur consiste à faire de l’économie le fondement, l’infrastructure comme on disait naguère, des sociétés affectées par une prolétarisation croissante et une capacité d’échange grandissante de la monnaie. L’argument majeur qui est avancé pour justifier cette proposition (outre la profession de foi matérialiste dont elle découle) tient en deux phrases : une société avant d’être un ensemble de relations entre les hommes est une population, c’est-à-dire un rassemblement d’êtres vivants, donc une société qui ne peut exister si les hommes qui la composent ne sont pas en mesure de subsister. L’argument se tient mais si vraiment l’on tenait à justifier le caractère fondamental de l’économie par le fait que les hommes sont des êtres vivants, il faudrait aussi bien placer la médecine, ou du moins toutes les activités thérapeutiques, les actes de soin, de salut, au nombre des pratiques fondamentales ; ou même les institutions militaires ou guerrières qui, tout en tuant des hommes et d’autres espèces vivantes, assurent la protection et la subsistance de certains membres de ces sociétés. Bref, si l’on réduit le capitalisme à une forme d’économie tout en cherchant à mettre celle-ci au fondement du social, on ne voit pas pourquoi il ne céderait pas cette place si privilégiée à d’autres phénomènes majeurs que sont le développement du pouvoir médical et les mutations dans la conduite des guerres. On voit bien le point où s’assemblent économie et société mais on ne voit pas pourquoi la première occuperait seule ce lieu. La seconde erreur consiste à voir l’économie dans la seule dimension du profit et d’imaginer que le capitalisme introduit dans une société existante une nouvelle forme de lutte pour l’appropriation de la richesse. Certes, ces conflits existent dans toutes les types de société, mais sous un régime dans lequel la répartition des richesses est sciemment laissée libre (entre certaines limites juridiques), la lutte est plus âpre encore. Pourtant le caractère essentiel que l’on cherche à donner au capitalisme dans les sociétés qui le connaissent ne peut se fonder sur la seule intensité des conflits, intensité qui serait fonction d’un niveau supérieur dans la quantité de richesses produites. Le capitalisme n’est pas un processus extérieur aux sociétés et ne se contente pas de modifier les rapports existants au sein de celles qu’il investit. Au contraire, il produit lui-même des types de rapports sociaux. Et ce processus, à mesure qu’il s’étend, non seulement dissout certains rapports anciens (ou les relance sous une forme nouvelle), mais en induit également de nouveaux (qui peuvent lui échapper mais aussi bien le servir). Cet ensemble de rapports sociaux constitue les conditions même de son fonctionnement et non de simples effets – ou symptômes – de son développement. Ils sont pour ainsi dire l’élément même dans lequel le capitalisme se forme et se transforme, élément qui ne doit rien aux rêves atomistes et puristes d’un matérialisme suranné mais qui regorge plutôt de flux de matière disparates et bigarrés. Quand par exemple on lance une activité économique à partir des conditions suivantes : regroupement des activités de production au sein d’entreprises, endettement constant des ménages, effort d’éducation technique des populations, développement des moyens de transport et des communications, répartition géographique des masses, entassement dans des logements, exode rural, alcoolisme, misère sexuelle, construction du corps en force utile, etc. (données que je cite au hasard mais qui ont eu chacune une incidence dans plusieurs conjonctures de l’histoire du capitalisme européen), on voit bien que les obstacles matériels auxquels les capitalistes et ses adversaires ont eu affaire sont d’un autre ordre qu’une simple diversité de positions économiques et sociales qui ferait obstacle à une prise de conscience de classe. Bâtir une économie qui soit en même temps une forme de société (avec ses riches et ses pauvres, ses producteurs et ses consommateurs, ses investisseurs et ses thésauriseurs, etc., le tout réparti selon une extrême diversité de conditions) est une activité qui est loin de ressembler au simple rassemblement d’individus dans une rue, ou à la mobilisation d’un peuple déjà constitué en pseudo ou en infra classe. Le statut du capitalisme en tant que formation économico-sociale n’est pas à chercher du côté des rapports qu’entretiennent les individus aux richesses existantes (non seulement de par leur niveau de revenus mais également par leur mode d’appropriation, de consommation, de « libération » de ces richesses), rapports dont la distribution pourrait être ensuite modélisée sous la forme d’une simple échelle ou d’un nuage de points statistiques. Ces modèles que diverses sociologies, depuis le XIXe siècle, ont fait jouer comme image du véritable ordre social ne proposent en fait que le reflet d’une société dont la nature capitaliste resterait encore extérieure. Il faut peut-être comprendre le capitalisme alors au sens classique d’économie, c’est-à-dire d’oïkos, de maisonnée habitée, remplie, d’hommes et de biens. Or, le problème qui se pose au capitaliste à chaque époque, à chaque moment, est justement d’arriver à faire de l’argent avec ce qu’il peut dans le monde tout en continuant à vivre au sein de ce même monde devenu grenier, magasin, entrepôt, trésor.

La politique d’obédience marxiste (mais était-ce bien celle des responsables politiques communistes ?) qui consistait à définir sa stratégie d’action en fonction d’intérêts de classes, ou même d’intérêts tout court, ne pouvait pas manquer d’échouer. Car d’une certaine façon, elle se donnait la part trop belle et ne gardait du monde dans lequel elle vivait (et pourtant la globalité du capitalisme est dénoncée de partout) qu’une image trop réductrice. Il ne suffisait donc pas, comme on a pu le faire durant les années 80 à l’occasion des événements de Pologne, de dépouiller le concept de classe des aspects ontologiques et eschatologiques dont Marx avait revêtu le prolétariat. La prolétarisation est une tendance socio-économique fondamentale, présente aux quatre coins du monde, et qui n’annonce aucun renversement du cours du monde, ni même la pleine réalisation d’une humanité enfin réconciliée avec elle-même. Il fallait aussi se défaire de la tentation naturaliste consistant à ordonner le monde capitaliste en classes, qu’elles soient sociologiques ou économiques, de nature empirique ou formelle, en gésine ou déjà en acte, en guerre ou en paix. Ainsi, plutôt que de se demander pourquoi les ouvriers en tant que classes économiques, empiriques, ne répondent pas à leur vocation historique, ou pourquoi la réalité de leur être de classe anticipe leur conscience d’être de classe, il vaut mieux s’interroger sur les formes extrêmement variées de prolétarisation actuelles, quelle que soit la position économico-sociale des groupes affectés, et leur conduite face aux richesses produites (car le capitaliste comme personnage social se recrute aussi et peut-être surtout parmi ces prolétaires). Il vaut mieux s’interroger sur la classe comme forme parmi d’autres de combat contre le capitalisme (hors des images de la troupe, de la horde, du peuple en marche). C’est peut-être ce que font certains penseurs actuels mais bien souvent en ne faisant que déplacer les anciens schémas (Négri ?). Peut-être le livre de Dardot et Laval en fera-t-il autrement ?
On verra.
Peut-être qu’on verra.

Hérédité

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Bien avant d’être une science des sociétés humaines, la sociologie est une entreprise de critique des sociétés démocratiques. Des premiers textes que l’on trouve chez les contre-révolutionnaires français, De Bonald ou De Maistre, où le point de vue est clairement anti-démocratique, aux études de Bourdieu qui sapent d’autant plus les illusions démocratiques qu’elles cherchent à en relancer le processus, on découvre, sous le nom de sociologie, un discours qui ne cesse de faire vaciller l’identité politique des sociétés dans lesquelles nous, Occidentaux, vivons. On appellera volontiers contre-politique un tel discours dans la mesure où il questionne explicitement la légitimité et la possibilité des institutions politiques (Loi, Souveraineté, Représentation, etc.) ou bien de définir, rendre compte, ou même simplement de résumer, les phénomènes sociaux les plus  élémentaires.

C’est selon le droit fil de cette critique que de manière répétée, au travers de l’étude du système scolaire, de la formation des groupes sociaux, des modes de recrutements professionnels, de l’accès à certains fonctions économiques ou politiques décisives, on a pu parler d’hérédité sociale à l’encontre des sociétés démocratiques. Car bien qu’elles acceptent, tolèrent, voire valorisent la mobilité des individus au sein des différents statuts qu’elles proposent à leurs membres, les mouvements que connaissent ces sociétés s’avèrent toujours plus limités qu’on ne le croit ou que les principes politiques mis au fronton de nombre d’institutions le soutiennent. L’histoire étasunienne du Self-made Man ou celle, plus spécifiquement française, d’une République où les fonctions seraient pourvues par le seul mérite, sont d’autant plus édifiantes, attirantes même, que les trajectoires sociales qu’elles relatent sont l’exception statistique. Mais l’on se méprendrait pourtant si l’on pensait qu’il ne s’agit là que d’un état transitoire, l’un des derniers obstacles que nous aurions à franchir avant de connaître les joies d’une pleine et entière démocratie. Car ces histoires, ces récits de vie, qui exemplifient les principes politiques d’une société, deviennent et demeurent valables, crédibles, susceptibles de trouver une fidélité même chez les plus sceptiques d’entre nous, s’ils restent rares. Leur éclat n’est pas d’ordre factuel mais d’ordre romanesque. C’est ainsi que les vies qui connaissent de telles ascensions ne sont pas seulement rares, elles doivent le rester pour que leur récit conserve toute sa puissance. Or c’est cette nécessité en matière de reproduction ou d’hérédité sociale qui est délicate à comprendre, car suivant la manière dont on l’envisage, le type de critique à laquelle donne lieu la sociologie est différente.

En effet, les contre-pieds récurrents que les sociologues tendent à ceux qui accourent au  moindre chant lancé à la gloire d’une démocratie enfin achevée, conduisent ces hommes de savoir à de curieuses démarches sur le plan scientifique. C’est ainsi que les constats ponctuels pourtant dûment vérifiés qu’ils peuvent émettre au sujet de telle ou telle situation s’avèrent difficiles à transformer en lois sociologiques. La vérité critique de ces analyses s’épuise généralement dans la conjoncture même où elles sont nées et c’est une erreur de vouloir les généraliser comme telles directement. Et il ne s’agit pas seulement d’être prudent en cherchant à induire une proposition générale de faits particuliers : savoir si le nombre de cas examinés est suffisant, si ces mêmes cas font bien partie d’une même classe de faits et jusqu’où la généralisation peut être poussée ; non, il s’agit de transformer l’examen d’un cas, d’une conjoncture, d’un moment de l’histoire, en l’énoncé d’une loi, d’une règle, d’une disposition permanente. Ainsi, voit-on régulièrement resurgir  la justification d’une loi de reproduction des sociétés, présentée de manière analogue en quelque sorte à celle que connaissent les êtres vivants ou les ensembles physiques. Mais qu’il y ait des formes sociales qui se reproduisent, quelle que soit l’identité de leurs membres, comme les castes, les corporations, les classes, etc., on ne peut en conclure que l’on aurait là une des lois générales de toute société. Ce qui est visible, et à des degrés divers, pour certains groupes sociaux ne trahit pas l’exercice souterrain d’une fonction générale, d’une finalité immanente au système social, et qui serait seulement, à certains moments de l’histoire ou dans certains univers sociaux, contrariée dans son exercice. Qu’on examine ce qui fut longtemps un des objets majeurs de la sociologie : les classes sociales. Qu’il y ait de tels groupes dans une population donnée, n’implique ni une homogénéité des membres qui les composent (que ce soit en termes d’âge, de genre, d’origine géographique, de conviction religieuse, d’opinion politique ou je ne sais quoi), ni même une unité dans la façon dont ses groupes se forment et se transforment malgré une existence apparemment stable. En plein cœur du paysage social le plus commun, le plus courant, celui que tout un chacun a loisir de contempler ou d’occuper à titre d’acteur, le sociologue détecte les changements de décor ou de scène quasi-imperceptibles. Mais n’importe quel homme politique qui s’évertuerait, encore aujourd’hui, à réunir hommes et femmes sur la base d’une telle appartenance de classe comprendrait tout de suite l’impossible tâche qui serait la sienne. Aux côtés des similitudes qu’il pourrait percevoir et des solidarités qu’il pourrait inférer, éclaterait sans retard la disparité du groupe auquel il aurait affaire.

Aussi, loin d’être des instances globales, généralisables à une société entière, ou des mécanismes globaux comparables à ceux d’une grande machine, les faits de stabilité, de continuité, d’invariance, supposent la synergie d’un ensemble d’institutions, de pratiques et de processus en cours. Un bel exemple du caractère événementiel de ces phénomènes de stabilité est donné par les grandes industries du XIXe siècle français qui ont, dans une période de forte migration ouvrière, essayé de sédentariser la population qu’elles parvenaient à attirer en créant, mais sur le mode d’un patronage moral, des logements, des coopératives d’achat, des caisses de retraite pour leurs salariés. L’hérédité sociale dans ce cas, c’est-à-dire le fait que les enfants des parents reprennent tendanciellement l’activité de leurs parents, n’est pas analysable selon les termes d’une fonction sociale, mais répond à l’institutionnalisation de rapports de force mettant aux prises patrons d’industrie et populations d’ouvriers. Autre cas intéressant, celui de l’école. Alors même que l’école républicaine française s’était dotée, par la personne de l’instituteur et du boursier, d’un appareil de détection des élèves capables de s’élever dans la hiérarchie scolaire et donc sociale (ce donc contient à lui seul tout une histoire), il fallait encore le concours des parents pour accorder cette liberté, cette chance, cette opportunité à l’enfant de quitter son groupe social. Certaines fois, le père de famille, ou la famille tout simplement, conservait la totalité de ses prérogatives quand au placement de l’enfant et refusait de céder leurs enfants aux études ; d’autres fois, elle suivait l’avis des autorités scolaires. Ainsi la possibilité pour un enfant de voir sa trajectoire professionnelle modifiée par certaines institutions scolaires dépend encore une fois du rapport de force entre deux institutions qui peuvent tantôt marcher ensemble, tantôt s’opposer. On voit bien ainsi que l’égale probabilité pour le mérite de se voir reconnu par le système scolaire (rappelons que l’égalité républicaine est un système de sélection aristocratique) est suspendu à ce « dialogue » entre instituteur et familles. Ce que l’on appelle encore aujourd’hui une chance,  demeurait du ressort de deux prévisions, convergentes ou non, du destin de l’enfant, dont l’une ne pressentait pas dans cette opportunité, forcément, un bienfait.

Bref, la sociologie a su trouver un appui à ses affirmations contre-politiques en usant de modèles (architectures, mécanismes, organismes, moteurs, machines, etc.) venus de différentes sciences, c’est-à-dire en montrant comment l’ordre social, la stabilité sociale ne tenait aucunement à la puissance de l’État ou à sa Constitution. Autrement dit, l’ordre, la stabilité – c’est-à-dire l’état – d’une société n’est pas régi, ou donné, par sa dimension politique (qu’on la comprenne en termes juridiques ou en termes de pure puissance) mais plutôt par des systèmes isomorphes à des systèmes naturels. C’est en quelque sorte un des principes de formation de la sociologie, cette différence essentielle vis-à-vis de la théorie sociale qui fut si importante à l’âge classique, c’est-à-dire la théorie du droit naturel. Mais là où auparavant, il ne pouvait y avoir de société qui ne soit politique (en raison d’un État censé lui confèrer unité et stabilité), la sociologie va tenter de trouver au social un ordre ou une dimension autonome, quitte à passer par des emprunts conceptuels plus ou moins pertinents.

Mais si une société n’est ni une construction, ni un organisme, ni une machine, comment la décrire ?