Whisky-a-Go-Go

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Puis du Fog ils passèrent au Whisky-a-Go-Go — ils y restèrent trois mois avant d’obtenir leur première proposition d’enregistrement chez Elektra. Ce lieu, célèbre un moment pour ses danseuses en mini-jupes — les fameuses go-go danseuses connues aujourd’hui pour un minimalisme plus extrême encore —, offrait aux fêtards et aux branchés de Los Angeles un espace où l’on pouvait à la fois s’enivrer, écouter de la musique et surtout danser : sur de la musique enregistrée — le club possédait un disc-jockey — ou sur de la musique jouée en direct. Entre la scène et les tables s’ouvrait un espace où l’on pouvait laisser son corps s’exprimer, laisser l’ivresse jouer au son de la musique. Bien connue des français, où un club du même nom existait déjà, mais inédite aux Etats-Unis, ce genre de discothèques se répandit tout le long du Sunset Boulevard. Conséquence immédiate pour les groupes qui jouaient dans ces clubs : ils n’avaient plus seulement à attirer l’attention du public, voire à attirer du public, ils devaient aussi les faire bouger sur la piste de danse. To rock and to roll. La musique pouvait vérifier sa puissance directement sur les corps : tout était là devant elle.

Bien longtemps après que les Doors aient quitté cet endroit, Jim reviendra y vider quelques verres. Et après avoir insulté les serveuses et pincé quelques fesses, il lui arrivera bien souvent de monter sur scène avec des artistes auxquels il n’avait pas demandé leur avis. Pour Jim le showman la piste de danse n’existait pas. Le bar menait tout droit à la scène. Ivresse et musique ne se rejoignaient que là.

La scène

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Faire de la scène l’essence du rock, le lieu du véritable rock’n’roll, ne dit rien encore du rapport que cette essence entretient avec le studio, cet espace rival d’où la musique sourd également et dont le disque est issu. La fidélité entre ce qui est joué sur scène et ce qui enregistré en studio n’est pas une valeur importante dans les musiques populaires et le rock, dans une large mesure, obéit à cette règle. Le disque n’y fonctionne pas comme une œuvre écrite, une partition, qu’il faudrait représenter devant le public de la manière la plus exacte possible, que ce soit à la lettre ou dans l’esprit. Certes, il existe des groupes qui cherchent longtemps à reproduire l’énergie qu’ils déploient sur scène, ce que l’enregistrement live ne parvient pas systématiquement à faire. D’autres produisent des albums tellement complexes, ou à l’orchestration si chargée, qu’ils cherchent par tous les moyens à rendre leur musique un tant soit peu audible sur scène. Mais il ne me semble pas pour autant que sur la scène rock on cherche à respecter l’intégrité d’une œuvre dont le disque serait soit la forme véritable, soit la copie la plus fidèle. Si le concert est raté, il ne dénature pas une œuvre comme cela est le cas pour la musique savante depuis l’âge romantique. Le souci de fidélité s’exprime plutôt envers soi-même, dans le maintien d’une certaine réputation par exemple, ou envers le public devant lequel on cherche à tenir un certain niveau de performance : ce qui implique au moins d’égaler le niveau de ce que l’on peut entendre sur le disque. Et même dans le cas où l’on donne au disque un rôle de jalon, de repère dans le processus créateur, la scène pourra encore apparaître comme un enrichissement, une sublimation de ce qui s’écoute en audio, c’est-à-dire une version différente mais supérieure. Aussi, quand, à proprement parler, la scène est sentie comme la forme véritable, la seule et unique réalité de la musique rock, le disque n’en étant qu’un lointain écho, ce dernier reçoit alors une valeur essentiellement nostalgique. Entre le moment de l’écoute pure par l’intermédiaire d’une machine et celui où la musique se donnait sur scène, baignant tout le corps à la fois, le disque fait obstacle : il est l’épaisseur du temps lui-même ; et la possibilité de le racheter encore et encore à chaque fois qu’il s’use ne fait qu’aggraver cette fuite du temps.

On comprend alors la fonction purement compensatoire des concerts enregistrés, surtout des enregistrements pirates d’ailleurs dont le mauvais grain ajoute encore en authenticité. Il suffit d’entendre ce que disait Vince Treanor après qu’il vit les Doors pour la première fois en août 1967 au casino d’Hampton Beach : « Je suis revenu de ce spectacle persuadé d’avoir vu les Beatles américains. Convaincu d’avoir vu le groupe qui allait devenir le n°1 aux Etats-Unis. J’étais impressionné par la musique, impressionné par les orchestrations, impressionné par la manière de jouer… c’était une expérience vraiment stupéfiante, électrique…ah… une expérience impossible à décrire. Il fallait être là. » [1] Tenir entre les mains un enregistrement de ce genre de concert, regarder la pochette et chercher la date et le lieu où il s’est déroulé vous jette instantanément dans un temps dégradé, un temps de retard : le disque vous touche, certes, mais vous traverse comme une occasion éternellement manquée ; la musique vous atteint mais vous n’êtes plus là pour l’entendre, véritablement, telle qu’elle était le jour du concert. En tournant et retournant ce disque sur la platine, vous découvrez l’irréversibilité de la perte, romantique beauté.

 


[1] Frank Lisciandro, Morrison. Un festin entre amis, Le Castor Astral, 2001, p. 19.

L’écriture moderne

En passant

On a longtemps confié à l’écriture la charge de garder le temps, autorisant ainsi tous les phénomènes de mémoire que l’on connaît : rémanence, réactivation, réactualisation, reviviscence, etc. Mais étrangement, la seule écriture que l’on valorise encore aujourd’hui, le seul signe auquel on reconnaît ce pouvoir sur le temps est celui de la lettre. Une forme d’inscription me paraît plus fondamentale encore pour le xxe siècle, elle fait même corps avec lui : sur le disque et ses nombreux avatars repose la littérature de notre temps.