Groupies et idoles

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Les scènes musicales modernes sont des écrans manifestes de désir. Chercher des expressions de désirs dans les paroles et les gestes comme si le désir était muré dans la prison de nos corps est une absurdité. Les corps se sont libérés même s’ils s’enchaînent toujours. On sue, on mouille, on crache, on crie. On s’affole.

Les groupies cherchent à entraîner leurs idoles au dehors de la scène, dans l’ombre, afin de vérifier la raison, l’intensité, le bien fondé de leur désir. Sa valeur pour soi et personne d’autre. Certaines cherchent à faire l’épreuve dans l’intimité des coulisses, dans la lumière douce des alcôves, de quel bois est fait leur idole, si elle est faite de la même substance qu’elle même. Voilà pourquoi elles la touchent, incrédules, leur arrachent un bout de peau : s’assurer qu’elle existe bien et, en poussant plus loin, vérifier de quel bois il les chauffe.

Il y a les filles qui hurlent dans le public et qui poursuivent, en horde, leurs idoles ; il y a celles qui passent la rampe, l’épreuve du feu, montent sur scène, parviennent sous la lumière que projette leur idole. Celles aussi qui, cherchant une illumination de leur étoile, comprennent (il faut savoir pourquoi) que celle-ci ne rayonne pas d’elle-même mais reçoit sa splendeur d’autres gloires. Plus hautes, plus anciennes. Elles tentent alors parfois de soutenir elles-mêmes l’éclat de cette gloire, quelle que soit sa provenance, qu’elle vienne ou pas en droite ligne de l’idole du moment : l’essentiel est de passer dans l’éclat, de sentir le désir envieux des autres sur soi, ce désir homosexuel, groupal, auquel on ne répond pas pour seulement fondre et se fondre dans la lumière.

Ces scènes musicales manifestent la structure actuelle d’un désir. Pas sûr qu’il soit pour autant féminin.

Venice Beach

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Quand Manzarek retrouva Morrison sur la plage alors qu’il le croyait loin de L.A., Jim lui fredonna Moonlight Drive en fermant les yeux. Ray venait d’assister au premier concert des Doors.

Il ne nous reste aucune trace de cette représentation si ce n’est le témoignage de Morrison assurant à Manzarek qu’il entendait le concert tout entier dans sa tête. Le premier concert des Doors eut lieu dans la chambre noire et close du crâne d’un poète errant nourri au LSD. Car pour lui comme pour son ami et unique spectateur, tout se passa dans l’obscurité. Le témoignage de Jim est formel : la seule perception qui l’habitait était celle de la foule et de la musique accompagnant son poème ; perception sonore : une chanson noyée, huée, portée par la foule, que sais-je, mais pas encore de scène où elle put être manifeste, c’est-à-dire visible et audible à tout le monde.

Sous le soleil blanc de l’été californien, Jim noircissait ses carnets à longueur de journée. Sur les toits blanchis par le soleil de L.A., il matait les gens dans les rues, leurs maisons, leurs voitures. Astre sombre et voyeur.

Peut-être la scène de cette musique allait-elle sortir de là, de ces vues clandestines. Mais sortir n’est pas encore naître à soi-même : la jeunesse est tardive. Moonlight Drive, écrite probablement en 1965, apparut seulement sur le second album des Doors, scandée par le jeu bottle-neck de Robbie. Le guitariste fut un des grands artisans de la musique du groupe. Jim était fou de son jeu.

Ce jour inattendu sur Venice Beach, le jour où Manzarek reconnut Morrison, des portes furent ouvertes sur la musique des Doors mais personne, pas même Jim, ne pouvait encore la pénétrer complètement.

Hippies

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La génération que les beatniks des années 50 nommèrent Hippies (du même sobriquet que leur avaient donné les jazzmen noirs quand ces blancs-becs venaient les voir jouer) se trouva sans épreuve fatale. Jeunesse indéfinie qui à ses aînés n’avait rien à prouver. Jeunesse sans leur expérience de la mort et bien decidée à rester ainsi. Jeunesse, enfin, sans nécessité ni pouvoir de vieillir.

Dans le San Francisco des années 60, ces jeunes infinis s’inventèrent des épreuves : vagabondage motorisé, vie commune dans l’oisiveté, sexualité ultra-conjugale ou non-conjuguée, acides et LSD, Folk et Rock’n’roll. On a dit, on dit encore cette génération sans contrainte ; elle se fixa elle-même des limites qu’elle put franchir et dépasser. Expérimenter : ne pas laisser sa jeunesse dans la seule adolescence. Grandir sans forcément décliner. Traverser des épreuves au lieu d’attendre l’âge d’avoir de l’expérience.

La guerre du Viêt Nam eut bien des raisons qui étaient toutes mauvaises. Elle fut aussi imposée pour corriger, redresser, liquider ces jeunes sans âge ; les faire passer, au prix de la mort, à cette vie d’adulte qu’à plus de vingt ans ils auraient déjà dû embrasser.

« Notre génération était la première d’Europe qui, à dix-huit ans, n’était pas prise par la peau du cou et envoyée à la guerre contre une autre jeunesse ennemie, dit Erri de Luca dans la Jupe bleue, c’était la première qui s’affranchissait des conséquences catastrophiques du mot patrie. C’est ainsi que nous étions patriotes du monde et que nous nous mêlions de ses guerres ». Cette délivrance mena, je crois, au-delà des déchirures de l’histoire et de sa géopolitique : une génération eut la possibilité d’être virile sans en trouver la force nécessairement dans le meurtre et la guerre ; une génération put devenir masculine loin des images écrasantes, obsédantes, du Père ; une génération d’hommes et de femmes furent délivrés ainsi d’une ancienne nature.