Volts et sangles

Image

Dissémination Décembre

Raconter une histoire

Raconter, sans doute, fut remis en cause un moment. Je le sais. Je le sais, bien que ce ne fut pas mon histoire, mais celle de l’institution littéraire, un moment, quoique très court, et très localisé au final, peut-être même un moment d’absence. Non que la Littérature qui aurait tenté de ne rien raconter se serait fourvoyée, aurait tenté de passer hors d’elle-même, mais plutôt qu’elle ne l’a jamais fait, réellement. Toujours les romans, même les plus nouveaux d’entre eux, ont raconté quelque chose. Et toujours, comme le sont ces monuments de langage qu’on érige en Littérature depuis plus de deux siècles maintenant, toujours ont été autre chose : pleur, tableau, lettre, glose, diatribe, aveu, témoignage, jugement, farce, et tant d’autres choses encore. Le roman se reconnaît, on le sait, à l’accueil qu’il réserve à toutes les formes qui peuvent le rendre informe, plastique, renouvelable (ce qui n’empêche pas qu’il ait des façons d’accueillir tout cela, qu’il ait des grandes portes, des couloirs, des antichambres, des portes dérobées, des boudoirs et des caves, etc., pour accueillir tous ces hôtes opportuns, indiscrets et roublards).

Ce fut pas mon histoire cette retenue du récit, et pourtant, je n’aime pas, non plus, raconter des histoires. Je n’aime pas. Et peut-être n’ai-je jamais su bien discerner si le désamour se portait plutôt vers la narration elle-même ou sur les histoires, prises comme fables ou fariboles, histoires à dormir debout. C’est même incompréhensible puisque je trouve dans des textes, comme ceux d’Alan Lomax ou de Jorge Semprún par exemple, une beauté que n’ont pas les romans. J’accepte le récit (d’une aventure de collecte de blues, d’une traversée des horreurs politiques du siècle) s’il fait jour à l’expérience d’une vérité se faisant, et je laisse alors volontiers de côté ceux qui assument fièrement leur caractère de fiction. Il ne me semble pas nécessaire que le faux soit mis en histoire et raconté, tant l’opinion publique admet de nos jours la vacuité, l’aspect mensonger, du langage. Peut-être celui-ci est-il mieux adressé à d’autres arts. Peut-être qu’un art verbal du faux, aujourd’hui, est un art pauvre, que ce soit dans les conditions de vie de leurs réalisateurs ou dans les formes qu’ils expérimentent. Peut-être. Mais comme je l’ai dit, les romans font bien plus que narrer. Et puis, j’entends aussi bien que la vérité que les récits dégagent ne se fait pas aux dépens de leur caractère fictionnel mais se trouve au contraire renforcée, enrichie, magnifiée par ce dernier, grâce aux effets de sa rhétorique faussement transparente, silencieuse, et qui ne compte guère sur les supposées lumières du vrai pour lui frayer un chemin dans le brouillard du monde. Et les complications ne s’arrêtent pas là, mais cela devra se simplifier, à coup sûr, puisque l’histoire – celle avec un grand H comme la plus petite anecdote – ne compte pour moi – comme elle a toujours compté finalement pour la critique depuis plus d’un siècle – que transcrite, transposée, recomposée, reconduite sous d’autres modalités que narratives : n’a-t-on pas cherché tant de fois le portrait d’un homme, d’un milieu, d’une époque dans un récit ? Et aussi bien le dessin d’un paysage, d’une structure, d’un schéma de communication ou d’action ? Cela fait maintenant un bon bout de temps qu’on lit et écrit autre chose que du récit dans le récit, que ces derniers finalement ne nous racontent plus d’histoires, même fictionnant à tout va.

C’est pourquoi l’expression « raconter des histoires » témoigne pour moi d’une étrange répétition. Soit le redoublement est redondant, mais efficace et pertinent, alors nous ne racontons que des récits, nous ne faisons que des récits de récits, voix tressée ou perdue, ouverte ou écartelée, tendue en tout cas entre plusieurs versions d’une même histoire (et nous sommes alors dans l’art, admirable !, de la citation, de la reprise, de la variation, du pastiche et de l’hommage) ; soit il est inexistant car se glisse, subrepticement, entre le récit et son objet, une différence de nature qui fait que l’histoire, à proprement parler, ne peut donner lieu à aucun récit, ni intrigue, mais à tout autre chose que la critique sait faire largement apparaître depuis longtemps dans ses lectures. Aussi, tantôt j’accepte le récit, s’il est, en quelque sorte, porté à sa plus haute puissance (récit de récit de récit dont témoigne admirablement le travail de Pascal Quignard), tantôt l’histoire devient tout autre chose qu’une œuvre de langage, de narration, et se reporte plutôt (comme l’indique encore la langue et son étymologie) vers sa fonction visuelle, ou sa valeur de témoignage (souvenir du Parc de Sollers et pas d’autre chose).

J’en étais là, je pense, durant un temps incertain ; tandis que la nécessité de raconter montait dans ma gorge sans un goût véritablement prononcé qui puisse en justifier les préférences ; tandis que me venaient des évocations d’expériences que les travaux d’historiens me semblaient laisser par trop dispersés, que me venaient des situations que les romans enfonçaient trop profondément dans la vie de quelques personnages à l’identité trop précise ; accouraient des mutismes aussi, naturels ou contraints, qui appelaient une parole qui dise le temps, de l’Avant de l’Après, du Soudain et du Tard. Je comprenais qu’il soit nécessaire, un moment, qu’un objet puisse parler, ou un animal, un mort, un proscrit, un anonyme, un tableau, aussi bien. Ainsi essayai-je quelques bribes d’histoire, que j’appelais des trames, des formes d’espace-temps capables de retenir, dans leurs « toiles » ou leurs « griffes », de menus événements ou d’autres, oubliés : des temps, des moments de l’histoire, qui me semblaient toujours devoir faire partie du présent. De moi, d’un autre. Et comme, bien entendu, il y a presque toujours d’autres êtres qui vivent eux aussi dans le présent de ces événements, d’autres comme moi qui ne les oublient pas, il est possible de partager avec eux cette frêle existence : témoigner pour moi-même vivant de ces événements qui ne sont pas le fait de tout le monde (bien qu’ils en concernent plus d’un, peut-être beaucoup, la plupart) et en partager le plaisir et la peine. Étrange esthétique, je le reconnais.

Dans le groupe de textes que Pierre Cendrin nomme Orthopédie, je retrouve certains de ces mêmes problèmes, de ces mêmes exigences. Et dans l’état exact où ses textes se présentent. D’abord leur ensemble demeure toujours ouvert et ne s’organise ni en collection (groupe de nouvelles constitué autour d’une même thématique), ni en récit (ensemble d’actions « temporellement » coordonnées entre elles et distribuées ensuite entre plusieurs textes). Le prologue, que je vous invite à lire directement ici, présente un texte sans ponctuation, dont un grand nombre d’éléments dispersés pourraient facilement constituer, s’ils étaient ordonnés de manière visible, le fil continu d’une biographie, professionnelle et sociale. Mais l’architecture de ce récit virtuel a été explicitement mise en ruine et le texte ressemble plutôt à la trame défaite, à la liste déconfite, d’une série d’informations qu’un formulaire administratif détaillé aurait pu recueillir mais dont on aurait retiré et gommé les cases, quadrangles, et laissées telles quelles.

Ensuite, dans la série d’Orthopédie nommée I, II, III et IV, Pierre Cendrin nous déroule une étrange étoffe dont les différents pièces ne s’assemblent que selon des liens assez lâches. Le langage qui s’y essaie, au milieu de multiples et courts récits sortis de la bouche même des personnages, libère très rapidement, brève ou longue, une prose puissamment traversée par ces horreurs affreusement banales que rencontrent les vies même les plus tranquilles, même les plus décentes : suicide, violence conjugale, perte d’un enfant. Le premier de la série, surtout, met à l’épreuve les pouvoirs du récit face à une expérience qui, si elle n’est pas pure, ni bien entendu dépourvue de toute parole qui la porterait au-delà de son cas, demeure assez enfoncée dans les institutions psy(chiatriques et analytiques) pour ne pas être racontée tous les jours et faire partie ainsi de la mémoire commune. Dans ce texte, Pierre Cendrin nous porte au cœur d’une existence à la perception ouatée, au plus près d’un homme dont le corps « médicamenté » ne trouve, comme réponse médicale au souvenir aveuglant qui ne cesse de le retrouver, qu’une série régulière d’électrochocs : volts et sangles :

« On choisit ou non de monter sur une planche savonneuse »

La voix lui parvenait de loin. Pourtant, le corps d’où elle partait était juste là : à deux bras de sa jambe droite, qu’il avait repliée sur la gauche. Il sentait bien ces absences-là le happer, aurait voulu revenir. Rien n’y faisait, dans le tourbillon des choses seule la bouche était fixe. La dernière bouée qui le maintenait au réel. La fixer plus fort pour peut-être ré-entendre. Ré-entendre pour raccrocher le wagon des heures, avec ses mesures si arbitraires. Ces derniers temps, le train des choses passait près de lui sans s’arrêter, l’arrimant toujours au quai de ce souvenir. Il parvenait à entendre cependant, l’absurde raisonnement tenu par ce remplaçant. Le troisième. Le médecin originel avait été éborgné par une balle de golf. Il avait encore oublié comment il était arrivé ici. Quitte la bouche des yeux, se disait-il, tu te rappellera. Mais c’était de cela dont justement, il s’agissait : ne pas se rappeler. Planche savonneuse. Une ombre mouvante sur le mur du fond. Sa vue se brouille. Il se saisit du mouchoir en papier, sent qu’on le saisit. Combien sont-ils ?

Il y a plus de cachets que d’habitude. Grosse paume les lui enfourne dans la bouche tandis que Gros bras lui maintient la mâchoire ouverte et les mains dans le dos.

Le couloir au néon éclairé, sans fenêtre. Les portes épaisses, et derrière elles des hurlements étouffés. Il reconnaît Muriel. C’est elle qui est chargée de contrôler les volts. Francis, lui, c’est le préposé aux sangles. Les deux ont un voile comme de tendresse qui passe dans leurs yeux professionnels.

« Vous êtes encore monté sur la planche savonneuse, Monsieur le veuf ».

Il avoua que oui. Il s’était souvenu juste une seconde la raison de son séjour. Avait vu les images. Des bribes de couleurs violentes venait prendre l’ombre mouvante. Sombre décalque du corps mort d’Armelle, se balançant au bout de draps qu’elle avait noué ensemble. Au-dessus du landau où se trouvait le nouveau-né. La douleur au thorax a alors tout recouvert de rouge.

De ce récit, j’aime infiniment sentir cette trame du corps, cette totalité organique, qui se défait ; le réel renvoyé à sa définition, à sa valeur sensible, de simple constance ; sentir que dans cette bouche commence quelque chose, moins qu’une chose, va passer. Celui qui parle ne peut rien en dire. D’autres en diront un peu plus en recueillant des bribes. On entre dans une aire où le langage n’est plus immédiatement souverain. Même s’il en garde, par-ci par-là, les prérogatives qui se retournent en forces comiques. Regardez comment les formes toujours partielles de ce que nous percevons, le cerveau embrumé, prennent néanmoins statut d’individualité véritable, marquée du sceau d’un nom propre : Grosse Paume et Gros bras sont les personnages d’une intrigue, les repères singuliers d’une trame, qui, se soustrayant à toute réalité qui nous serait commune (le réalisme est notre dogmatisme ordinaire), fait saillir dans un langage accessible la vérité d’une expérience sensible en plein cours.

Quant cet œil qui scrute les bouches, essayant de comprendre ce qu’elles disent, cessera de les boucher d’un regard permanent, l’événement qui remonte, qui insiste, moins qu’un souvenir encore, passera. Mais il arrive, déjà, dans cette sensation de glisse qui fait le quotidien du corps soignant et le symptôme du malade : la planche savonneuse, corrélative d’une ombre qui se projette sur le mur : celle du souvenir qui se déclare peu à peu, inquiétant. La trame se tend sur le mur et se fixe autour du drap noué d’où pend doucement le corps d’Armelle. Puis se rompt, cruellement, dans la tristesse monotone d’un rouge qui repeint le monde de douleur et violence.

Absurdité de cette thérapie qui localise et précise son action sur l’activité électrique du cerveau au motif que certains faits déterminants de la mémoire y sont accessibles pour la science. Comme si faire l’épreuve de la mort d’un proche, affronter l’avenir qu’il vous tend en vous laissant seul ne mettait pas en jeu l’ensemble du corps, un ensemble déchiré, décomposé, perdu dans une situation dans laquelle il n’a plus de prise, plus de repères, plus d’action. La trame rend possible une mémoire de l’événement là où l’automatisme du souvenir-trauma, ce présent récurrent qui jamais ne s’enfuit, n’a pas encore de corps, de plan où se faire histoire, noeud et complication. Et sans doute est-ce dans la trame du cerveau, son réseau physico-chimique, que les psychiatres essaient de faire que cet événement trouve d’autres conséquences que ceux que leurs infirmiers contrôlent et compensent. Mais c’est encore à coups d’impulsions soudaines, brutales, déchirantes, comparables alors aux modes d’action du souvenir, que l’on essaie de rendre vivable cet événement à cet homme.

Il faut lire ce texte bref de Pierre Cendrin en petites visites insouciantes. On y voit dans le noir peu à peu, et, si rien ne s’éclaire à la manière de ces jours d’Idéal où tout est clair dans le ciel et assuré sur la terre, on y découvre néanmoins le coupant d’une parole dont le témoignage et le recueil, comme l’on sait, restent si souvent piégés dans et par l’institution qui les suscitent, à titre de document, de symptôme ou d’aveu. Le récit, ici, aiguise et transporte, nous rapproche, nous éloigne.

De ces volts et sangles.

 

Dial a log

En passant

Je n’entends rien à l’art du dialogue, à la dialectique. Je n’entends que les malentendus qui s’y montrent, les cris de dispute qui claquent, les bruits d’émeutes qui grondent.

Faut-il une certaine surdité pour bien (ou même seulement) dialoguer ? Sinon, serions-nous conduits à nous taire ?

On distingue les dialogues suivant les objets privilégiés qu’ils abordent, les relations qui existent entre les partenaires, les formes qu’ils prennent – du monologue silencieux jusqu’au bruissement de la multitude –, ainsi qu’en fonction des lieux et occasions où ils s’accomplissent et prennent date. Nous sommes probablement tous, dans le plus quotidien de nos jours, engagés dans plusieurs types de dialogue. Je ne cesse de me heurter à cette forme hautement politique qu’est le débat. Je m’y confronte moins aux autres qu’à moi-même qui ne s’y retrouve pas. Je ne crois pas jouer sur les mots en disant que je m’y débats, cherchant la sortie par la seule victoire, afin de supprimer cette contradiction avec moi-même que l’autre interlocuteur me renvoie. L’autre trouve écho et appui  au fond de moi et voilà que je suis acculé, sans repli où pouvoir me défendre : plus possible de coexister avec soi : énervement, rage, colère. Le débat tourne alors rapidement à la dispute qui fut une forme de dialogue longtemps utilisée au Moyen Âge – aussi bien dans les universités que dans les salles de torture des institutions judiciaires. Bien après Socrate, questionner, dialoguer y réaffirmèrent leur étrange affinité.

Les sciences empiriques qui se développèrent au XVIIe siècle prétendirent elles aussi dialoguer avec la Nature. « Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses ; c’est celui qui pose les vraies questions » disait Claude Lévi-Strauss. La pratique de ces sciences ne fut pas seulement obnubilée par la requête de témoins fiables, de données sûres ou d’indices positifs, mais elle devient aussi, et surtout, la source de questionnements impérieux. Elles se posent en batterie maintenant et ce n’est plus la nature seulement qui est sommée, pressée, enjointe de répondre. Le dialogue par questions et réponses se subordonna aux nécessités de l’Enquête. Au point de ne plus parfois signifier sa présence que sous la forme de fictions. Car la recherche que mènent ces sciences naturelles ne commence bien souvent qu’à l’instant où le dialogue, irréparablement, ne donne plus de réponses, ou des réponses seulement entendues, les questions alors ne demeurant que feintes. Ou si elles font du questionnement un exercice sérieux, comme le souligne Lévi-Strauss et tant d’autres avec lui, c’est en se séparant du dialogue, trouvant à savoir dans le dédale d’une quête radicale, le suspens qu’une question sans réponse (et il faut beaucoup de surdité pour ne pas entendre de répondant dans les réponses qu’on nous lance, une incroyable dose de mauvaise foi, de méfiance (?), pour ne pas faire confiance aux paroles qui sont données). Il y a une telle mise à distance des questions et des réponses dans le cours d’une enquête, ou une telle proximité qui confine à un jeu de sous-entendus, que la place du dialogue s’y réduit considérablement. La vérité ne sourd plus de l’élément de la parole plurielle.

J’ai longtemps cherché à comprendre ce qu’il y avait de dialectique dans les textes de Marx. J’ai fini par penser que s’il y a bien une implication positive de la pratique et de la théorie de Marx dans le marxisme, et non une simple trahison ou travestissement du premier par le second, c’est dans cet exercice, à la fois grossier et inapparent, de la dialectique : les procès-aveux du régime stalinien sont à mes yeux une forme de dialectique marxiste. Ni sa vérité, ni un accident, mais un avatar essentiel de son histoire.

Il y a sûrement des manifestations plus fines de la dialectique qui sont visibles dans les textes de Marx. Dans ceux qu’il consacre à l’analyse et à la description de l’actualité, l’extraction des classes sociales comme personnages historiques s’accomplit par le recueil, la sélection, des propos, devises, emblèmes et fanions, que les groupes sociaux portent avec et devant eux durant leurs conflits. La dialectique se lit et s’entend dans la rue. Il y a néanmoins un paradoxe entre l’oreille et la langue de cet homme : on sent qu’il n’y a pas d’accord possible dans la dialectique sur laquelle il fait fond, que le désaccord en est la condition et qu’il ne cessera pas (même au prix des espoirs et des nostalgies de réunion et d’accord qui divisent encore plus qu’elles ne réunissent. Nouvelle donne : les volontés d’association les plus fermes, les plus universelles sont celles qui divisent le plus, qui dissocient le plus. Vouloir faire société désocialise). Le langage commun, toutefois, qu’entend Marx et selon lequel il rapporte les propositions les unes aux autres est celui de l’argent, dans lequel tous les registres moraux, économiques, politiques et juridiques s’échangent et communiquent. L’argent n’est pas seulement un instrument et un signe économique mais aussi un élément de communication (abstrait donc transcendant) dans lequel toutes les autres dimensions, devenant valeurs, s’échangent. L’argent est une langue que tous s’arrachent.

Ne pouvant dialoguer ouvertement, je dialogue dans mon crâne : est-ce un dialogue quand un seul interlocuteur parle ? Est-ce parler ce flux insensible qu’on a longtemps identifié à la pensée même ? Un individu peut-il dialoguer avec lui-même ? Cherchant un lieu pour méditer, je marche sur la terre ferme, parvenant dans l’incertain à la solitude du monologue-dialogue. Je suis cartésien ou rousseauiste : je cherche quelque chose de sûr pour dialoguer, une enceinte ou un lieu ouvert, un site où le dialogue puisse se poursuivre sans délire.

Adieux au voyage

Image

Un curieux espace

C’est à la problématisation d’un curieux écart, au parcours d’un étrange espace que s’est livré Vincent Debaene dans son Adieu au voyage. Cet espace n’a pourtant rien de mystérieux au premier abord ; nous l’avons sans doute, pour beaucoup d’entre nous, plusieurs fois traversé. Entre Les flambeurs d’hommes et Les silhouettes et graffitis abyssins de Marcel Griaule, L’Afrique fantôme et La langue secrète des Dogons de Sanga de Michel Leiris, entre Tristes Tropiques et La vie familiale des indiens Nambikwara, il n’y a qu’un pas, celui qui mène du voyage au terrain. Ce pas, certains l’ont probablement fait dans un sens puis dans l’autre, se promenant, d’autres ne s’y sont pas risqués et n’ont pris le chemin du livre prochain que dans un seul et même sens, prudemment. D’autres encore n’ont pas du tout fait ce pas en avant : refusant de s’enfoncer plus loin dans les pages incertaines dont chaque livre s’environne, même apercevant tout près, quasi à portée de main, un second livre marquant une nouvelle étape de lecture. Mais qui d’entre nous s’est inquiété de savoir pourquoi et comment cet espace était si aisément franchissable ? Car d’un livre à l’autre n’est-ce pas l’abîme entre la Science et la Littérature qui aurait dû s’ouvrir devant nous ? Comment avons-nous pu rejoindre l’autre bord et marcher là où un saut, un envol, aurait été nécessaire ?

L’ethnologie française s’est singularisée au XXe siècle en prenant place dans l’espace – écart et voisinage – que les nombreux ouvrages jumeaux, récits et monographies, qui ont jalonné son histoire ont ménagé entre eux. Décidant de partager leur expérience de terrain, les anthropologues exposaient, questionnaient l’évidente séparation que notre culture (et aussi un certain positivisme) maintenait et maintient toujours entre les sciences et les lettres. Le savoir qui, au XVIIIe siècle, transitait encore sans problème de lourds traités en douze volumes jusqu’aux plis légers des aimables correspondances (on pouvait être – on ne pouvait qu’être – lettré et savant) s’était vu, au seuil du siècle suivant, sommé de se répartir d’un côté ou de l’autre d’une frontière – ou d’un précipice – difficile à cerner. Certes, la littérature, monument tout neuf de notre culture, revendiquant la parole au sujet des aspects psychologiques ou moraux de l’existence humaine, semblait laisser aux sciences tout le champ possible du savoir, c’est-à-dire l’essentiel, l’univers, la nature ; elle s’octroyait pourtant un espace réel de savoir, bien qu’aux limites encore incertaines. Car, dès le début du XIXe siècle, à l’époque même où les écrivains entamaient l’édification de leurs œuvres nouvelles, un autre édifice était en train de se construire sur le même terrain : une nouvelle science à l’architecture indécise (nommée tour à tour anthropologie, science de l’homme, de l’esprit ou simplement humaine) menaçait, au fur et à mesure que progressait sa construction, de faire de l’ombre aux majestueux temples littéraires. Que signifiait donc pour les ethnologues cette façon de s’installer entre Science et Littérature ? Était-ce une manière de signifier que la vérité, si elle voulait progresser, se devait d’avancer sur deux jambes, au rythme de pas d’allure complètement différentes ? Était-ce une façon de passer outre ces éminents piliers de notre culture, d’en réduire la majesté, de dire adieu à leur face-à-face désolant ? Ou bien une manière de rapprocher si fort Science et Littérature, que de leurs échanges serrés, on s’attendait à voir sortir, tôt ou tard, une nouvelle manière d’appréhender les choses de l’homme ? Autant de questions qui traversent l’excellent ouvrage de Vincent Debaene et s’il en pose les tenants dans une première partie L’ethnologie au miroir de la littérature, les deux suivantes n’en sont pas pour autant les aboutissants : L’adieu au voyage affine le niveau d’analyse en étudiant les textes de voyage de Marcel Griaule, Michel Leiris et Claude Lévi-Strauss ; tandis que La littérature au miroir de l’ethnologie nous donne le point de vue de certains littérateurs avant de suivre les divers retournements de statut de l’ethnographie française jusqu’aux années quatre-vingt.

Un savant voyage

De la naissance de l’Institut d’Ethnologie (1926) à la fondation du musée de l’Homme (1938) une nouvelle pratique savante va se former qui va bousculer l’opposition entre Science et Littérature. Le premier mouvement en est donné par la volonté d’intégrer la pratique du voyage au sein même du projet scientifique de la nouvelle ethnologie. Au rebours de l’anthropologie dominante au XIXe siècle vis-à-vis de laquelle les voyageurs étaient libres de rapporter ce qu’ils avaient vu tel qu’ils l’entendaient – concernant les descriptions verbales n’étaient fixés tout au plus que les registres ordinaires suivant lesquels il fallait répartir l’information accumulée –, l’ethnologie se donnait à présent pour tâche de contrôler elle-même la source de ses informations. Pour se constituer en tant que science, elle ne pouvait plus se contenter d’une ethnographie indirecte, écrite dans un langage qui ne lui était pas adapté, mais elle devait transformer jusqu’à la manière dont jusqu’ici le voyage s’inscrivait quelque part : aussi bien dans l’espace traversé que dans la parole qui en relevait le sillage.

Les ethnologues n’ont pas d’abord cherché à transformer la manière de rapporter leur expérience de terrain, ils ont tenté de réformer la pratique même du voyage. Et pour ce faire, ils en ont inscrit l’exercice dans un espace bien particulier : à l’inverse des reporters, explorateurs ou touristes, qui ne tirent de leurs rencontres humaines que le plus superficiel, le pittoresque, les nouveaux ethnographes s’obligeaient à pénétrer jusqu’au cœur secret des hommes qu’ils abordaient, jusqu’au centre le plus reculé des sociétés qu’ils étudiaient : là se trouvait une possible vérité sur la condition humaine, née de l’expérience effective de l’altérité que les hommes ménagent entre eux. Ce n’est donc pas seulement l’éloignement géographique ou la distance culturelle qui décidait quel était le meilleur terrain pour réaliser une enquête ethnographique, qui lui donnait accès à son véritable objet, c’était aussi une distance immanente à l’objet lui-même que l’on poursuivait : une profondeur qui ne s’ouvrait pas à tout les voyageurs. Aussi, une fois arrivé aux portes de la civilisation que l’on cherchait à connaître, une fois réalisée cette part du voyage qui n’était qu’une manière de se mettre en présence de son objet d’étude, commençait la part la plus difficile, celle qui demandait le plus de science à l’ethnographe, et qui le distinguait de tout autre voyageur. C’est pourquoi, avant d’être une enquête scientifique, ou plutôt, afin de servir de support à celle-ci, le voyage était entrepris comme une quête de l’irréductible différence, de sa révélation imminente et de son incessant retrait (différence entre celui qu’on est et celui qu’on devient, entre soi et les autres, entre une rencontre factice ou authentique avec autrui). À la fois terme et but du voyage, ces différences que manifestent surface et profondeur forment la matière même de la connaissance ethnographique, le signe de ce qu’elle doit attendre, surprendre et noter sur le terrain.

Aussi l’ethnographe ne peut-il se suffire, comme le ferait un voyageur ordinaire, de rester au dehors des sociétés qu’il aborde, ni même de s’y arrêter comme on ferait une halte avant de reprendre la route. Les hommes avec qui il lui arrive de lier connaissance, ceux auprès de qui il s’informe (des coutumes ou des subtilités d’une langue), ne sont pas des étapes, des jalons de sympathie ou de haine au milieu d’une foule d’aventures, mais l’élément même au sein duquel se déroule son voyage. La connaissance à laquelle il aspire, l’objectivité qu’il recherche, exige beaucoup plus qu’une patiente observation du dehors : l’enquête doit être menée de l’intérieur des sociétés humaines. Aussi, l’ethnographe peut bien séjourner chez tel ou tel peuple quelques temps, il n’arrête pas pour autant son voyage. C’est la raison de leur insistance – mise en évidence par Vincent Debaene – à parler de plongée, d’immersion, dans leur objet : le voyage, bien entendu, modifie les coordonnées géographiques entre le sujet connaissant et son objet mais en affecte surtout les rapports d’échelle. À l’opposé de ce que Lévi-Strauss définira plus tard comme un modèle réduit, l’objet auquel s’attache l’ethnographie de l’entre-deux-guerres s’élève grandeur nature tandis que le voyageur isolé, lui, se tient à une échelle inférieure. Même échoué au sein d’un groupe à deux pas d’une mission perdue en Amazonie, l’ethnographe se tient au milieu d’un espace et d’un temps beaucoup plus grand que lui : vestige d’une civilisation perdue, trace d’un âge archaïque, bastion d’une humanité première. Quand Lévi-Strauss rencontrera les Nambikwara pour y chercher une société et n’y trouvera plus que des hommes – des hommes aux rapports si ténus qu’on ne pouvait même plus se sentir ou se dire parmi eux – quelque chose aura changé dans la pratique ethnologique du voyage. Mais l’ethnographie restera une expérimentation sensible de nouveaux rapports humains.

C’est du moins ce qui perce sous la notion d’atmosphère (des sociétés ou des cultures) à laquelle cette ethnologie accordait une grande importance. Ce schème théorique, principe de description des objets, de systématisation des connaissances plus que concept rigoureusement défini, désignait cette dimension de l’expérience de terrain qu’un positivisme étroit considère habituellement comme non pertinente : c’est la perception des lieux, des événements, des corps, des couleurs, des saveurs, etc. Connaissance intuitive, individuelle, vécue rarement plus loin qu’à la deuxième personne, cette expérience sensible acquise au contact d’autres humains est identique à celle avec laquelle les voyageurs alimentent et étouffent leurs récits de voyage : anecdotes, péripéties et souvenirs personnels que les ethnographes ne vont pas exclure mais filtrer afin d’enrichir la connaissance objective du terrain. Leiris y verra le relevé des erreurs qui jonchent le chemin menant à la vérité, Lévi-Strauss les clés discrètes de compréhensions globales qui surgiront a posteriori, tandis que Griaule y verra une manière de maîtriser les aléas du voyage, de témoigner de la rectitude de l’enquête. L’atmosphère : c’est beaucoup plus que l’expérience vécue de l’intérieur par l’ethnographe, c’est l’horizon élargi de cette intériorité, l’orbe qu’il doit désormais couvrir pour se tenir à la mesure de son objet. Aussi lui faudra-t-il être attentif aux émotions, sensations et images qui lui viennent pendant le trajet, car ce sont autant de phénomènes qui, naissant au cœur de l’individualité, témoignent pourtant d’une enveloppe physique plus large que l’organisme qui les accueille, une nouvelle façon d’être environné par les hommes signifiant une autre forme de culture et de société.  À une connaissance psychologique et introspective par laquelle l’homme essayait de se ressaisir du dedans, à une connaissance sociologique par laquelle il tenterait de s’observer seulement du dehors, l’ethnologie de l’entre-deux-guerres opposait une connaissance élargie dont la base empirique s’étendait des sensations individuelles à peine qualifiées aux perceptions collectives les plus évidentes.

Une écriture en tout sens

C’est probablement une telle hétérogénéité de matériaux que justifiait le thème du fait social total proposé par l’un des fondateurs de cette nouvelle discipline : Marcel Mauss. Et pourtant, hormis le texte de Gérando écrit plus d’un siècle plus tôt, il était l’un des premiers à avoir élaboré en France un manuel d’ethnographie destiné à éviter les pièges d’une collection hasardeuse de faits. Si l’enregistrement d’une expérience ethnographique ne pouvait être comparée à la reproduction à l’identique d’un protocole scientifique défini à l’avance – comme en laboratoire – il ne pouvait être non plus laissé à l’aventure, aux circonstances accidentelles de l’exploration de terrain. Quelle que soit la diversité des informations que l’ethnographe devait réunir, il avait pour tâche d’élaborer des documents qui soient de véritables synthèses empiriques et non le simple inventaire, même analytique, de faits disparates. Il ne pouvait donc plus se contenter d’utiliser les techniques habituelles de l’histoire naturelle, c’est-à-dire la sélection, le report et la distribution des données factuelles sur une table de classement. Sur le terrain, on éviterait désormais de qualifier et d’ordonner les données selon un registre pré-établi : droit, morale, religion, économie, etc. Car un fait social total ne peut être établi de cette façon : le statut d’une information, même après avoir été confirmée, demeurerait en tout état de cause ambiguë. Bien malin par exemple celui qui dira que tel ou tel phénomène appartient exclusivement à la sociologie religieuse ou morale. On parlera donc au minimum de faits socio-économiques ou politico-juridiques, à l’exemple du don étudié par Mauss qui s’inscrit en même temps – et ce dans plusieurs cultures – sur plusieurs registres simultanément. Aussi le raisonnement qui nous faisait dire « ce que j’ai vu ou entendu m’est confirmé par des recherches archéologiques, des données d’autres savants ou d’autres témoignages oraux : je peux donc établir cette information comme un fait acquis et le ranger au bon endroit du tableau que j’ai dressé pour mon analyse » devra être abandonné, on dira plutôt : « parmi les données hétérogènes que j’ai recueillies (une recette de cuisine, un épisode de chasse, un dialogue amoureux, une blague d’enfant) qui pourtant ne parlent pas de la même chose, existe néanmoins une correspondance : ce n’est pas qu’elles se confirment mais plutôt qu’elles résonnent entre elles ». Sur le terrain se fera donc sentir une homogénéité dans tout ce qui se dit et se montre sans que les différences entre ces phénomènes puissent être considérées pour autant comme mineures, au contraire. Le thème critique du fait social total répondait ainsi à la notion d’atmosphère pour laquelle il était une façon d’en fournir la description minimale. Ce sera au structuralisme au travers de ses différentes modélisations ou formalisations d’en donner une description, plus serrée, plus rigoureuse. Le seul voyage que l’œil entreprendra, alors, sera celui d’un va-et-vient comparatif entre les différentes fiches ou artefacts en mesure de renseigner une aire culturelle. Mais il aura fallu pour cela que le voyage cesse d’être compris comme un simple transport : à la fois le suivi d’un trajet (fixé à l’avance ou laissé au hasard), le parcours d’un regard (à l’itinéraire inchangé quel que soit le lieu qu’il traverse), et la collecte d’informations accumulées sans réflexion ; exigeant ainsi du voyageur qu’il fasse plus qu’observer ce qui se passe autour de lui, mais qu’il procède désormais, et sur place, à un véritable examen. Le problème qui se pose au voyageur n’est plus celui du report fidèle ce qu’il voit sur un support défini à l’avance mais d’établir ce support en fonction et au sein même de l’expérience. L’ethnologie se fait immanente à l’ethnographie.

Ce sont donc chacune des dimensions dans lesquelles s’effectuaient les voyages antérieurs que l’ethnologie a tenté de transformer : configuration du terrain, position de l’observateur, topiques discursives, circulation et niveaux d’information. Transformation demeurée incomplète cependant puisqu’elle n’a jamais totalement échappé aux codes qui en régissaient la relation. Rivalisant avec les autres voyageurs en assurant d’être les seuls à connaître la véritable façon de parcourir le monde, jouant aussi du caractère ineffable de leur expérience solitaire, les ethnographes ont assumé plus qu’ils ne le voulaient sans doute le discours historiquement associé au voyage – allant même avec Leiris et Lévi-Strauss jusqu’à renouer avec les lamentations de l’impossible voyage.