Jungles

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Dissémination de janvier – Écriture et Image

 

Il y a des hasards qui, une fois lancés, ont peu de chances de rester sans suite. Ma rencontre avec le travail photographique d’Olivia Lavergne est de ceux-là. Je me souviens très bien du vernissage de la série Spree Park Berlin, j’avais été emporté par un tel flot d’écriture que j’avais fini par inonder, de lettres manuscrites et probablement illisibles, le livre d’or qu’elle avait laissé à la disposition de visiteurs moins bavards – plus prompts sans doute à remercier l’artiste de l’heureuse invitation qui leur avait été faite que de s’étendre inconsidérément sur les impressions produites par la vision de ses photos. Mais comment aurais-je pu faire autrement ? La désolation qu’elle avait réussi à capter dans ce parc d’attractions abandonné m’indiquait sans détour quels étaient les lieux que mon récent désir de sauvagerie était appelé à investir : espaces qui ne seraient véritablement habitables qu’au terme de dévastations étranges, de décadences inéluctables, de démolitions actives. Puis la frénésie cessa. Le désir d’ensauvagement se fit plus méditant et l’épisode vite oublié.

Jusqu’à la découverte – sur internet – de cette magnifique série des Jungles qui me révéla, et me confirma du même coup, l’existence d’une étrange connexion entre son travail et le mien. Non seulement, à présent, je vois dans ses images la recherche et la figuration d’espaces sauvages (des no man’s land aux forêts), mais sa pratique de prise de vue (recherches documentaires, expédition solitaire et immersion dans les lieux), témoigne également, à mes yeux, d’un véritable exercice d’ensauvagement. Aussi ses photographies, que prolonge la série plus récente des Sierra, constituent-elles autant d’îles, rassemblées en archipels, dans lequel mon regard – à défaut de pouvoir s’y glisser tout entier – trouve refuge et invitation à vagabonder. Peut-être aussi une chance de m’y inscrire.

Jungles

La première fois que j’ai vu ces images, elles m’avaient semblé de la taille de ces petits carreaux qui constellent méthodiquement les murs des salles d’eau, quelles qu’elles soient – le site d’Olivia, sur lesquelles ses images sont visibles, s’étale en effet sur un large fond blanc. Elles y paraissaient comme autant d’ornements d’un espace tout entier dédié à l’eau : celle qui abreuve, qui purifie et qui lave. Sauf que ces vignettes, aussi décoratives qu’elles semblaient être, affichaient une manière curieusement artificielle. Images photographiques : les plantes, les matières végétales donnaient alors l’impression d’être en caoutchouc et d’avoir été disposées savamment de façon à rendre un foisonnement de jardin tropical ; images peintes : leurs couleurs paraissaient d’une telle vivacité, renvoyaient tant de luminosité, qu’on y soupçonnait là aussi un jeu savant, concerté, entre les tons jaunes, bruns et verts : à quelle heure du jour, même parue aux temps mythiques, pouvait-bien appartenir une telle lumière ? Les carrés de verdure ne baignaient plus dans le blanc laiteux du site où je les avais surpris, et comme épiés à la dérobée, ils s’étalaient et glissaient d’eux-mêmes le long d’une table infinie de visionnage. Forme étrange de planche-contact. Je pressai alors mon invisible doigt sur l’une des cases où flottait une image. Elle se développa. D’un coup.
— Et cette eau, alors, que tu sentais autour des images, d’où venait-elle ?
— Je crois que je désirais surprendre Diane au sortir du bain, une Diane abritée, habitante, de bien plus denses forêts.

Mur végétal

Nombreux ont été les voyageurs venus d’Europe à faire part de cette expérience : la brutalité, soudaine, irréductible, du caractère impénétrable des forêts tropicales, d’Amazonie ou d’ailleurs. De celle-ci, un géographe du siècle dernier disait qu’elle était « le plus grand entassement de matière végétale du globe, impénétrable et d’autant plus hostile à l’homme qu’il est plus civilisé » (A. Mettler, Les facteurs géographiques dans la découverte et l’occupation du Brésil, 1937). Je ne sais où Olivia a pris ses photos (Guyane, Surinam?). Sûrement les a-t-elle prises, volées ?, à différents endroits. Elle a su pourtant leur donner cette unité de lieu qui font qu’elles s’observent comme autant d’aspects d’un même domaine, un de ceux dont on ne peut faire le tour justement, même en mettant chacune de ces prises bout à bout – lieu virtuel à l’impossible panorama. Première dimension de cette impénétrabilité qu’expose le travail d’Olivia. Expérience que l’anthropologue Philippe Descola raconte, lui aussi, à propos de son voyage dans la forêt amazonienne chez les Jivaros, immersion dans ce fouillis végétal que l’on ne peut jamais surplomber, surmonter, interdisant toute possibilité d’y saisir le moindre paysage. Le champ de vision jamais ne se referme. Le corps percevant et marchant n’enclos rien autour de soi. C’est lui qu’on enferme. L’horizon s’efface.

Il y a aussi cette maigre profondeur, cette contraction des plans de l’image, ce foisonnement de surfaces qui font que l’œil, anticipant le chemin qu’emprunteront mes pas, piétine devant l’image : contraint de patienter au seuil. On ne rentre pas comme ça dans ces images de forêt. Tout n’y pénètre pas. Les fantasmes alanguis coulent et glissent sur l’écran et la pellicule en de fines gouttes d’eau. On n’y projette que sa sueur, sa salive. J’aurais voulu les voir projetées à Arles pour sentir l’effet qu’elles faisaient au plus fort de leur taille – puisque, même d’un format réduit, elles savent vous repousser et transmettre cet effet-jungle que rapportent les explorateurs. Puis quelque chose vous fait signe, quelque chose vous appelle derrière, au travers, de l’écran végétal ; vous laissez tomber les pauvres images que vous aviez dans la tête, vous avancez, passez le seuil, et vous êtes là : un pas au-devant, un autre en arrière, sans être en mesure de contempler quoique ce soit ; seulement tenu on ne sait comment dans une perplexité chancelante. Il faut alors se décider, s’accrocher, se tenir à quelque chose, retenir n’importe quoi. Le corps nu cherche des ancrages.

Tente de distinguer des signes dans ces Jungles, des signes que les images isolent, effacent et dispersent. Des signes qui n’ont rien à voir avec des symboles dont le sens serait en attente quelque part, dans une parole à venir qui scellerait à nouveau l’image brisée (la disposition en série multiplie et s’amuse des coupures). Car ces photos ne sont pas signifiantes ou allégoriques, c’est-à-dire des images qui manifesteraient à grands cris qu’elles veulent dire quelque chose. Elles effacent plutôt, sous l’entassement des motifs, les images bavardes et les clichés entendus. Faisant écran à d’autres images, elles libèrent des signes, discrets, que l’œil commence à lire, à déchiffrer, peu à peu : prises, repères, issues, traces ; les chiffres les plus ténus, les plus insignifiants, du voyage.

Cadres et pages

Mais on a beau se lancer, s’installer un peu dans l’image : par les mains, par les pieds, de toutes les prises dont on dispose ; on continue de tomber, de vaciller ; on prend garde à ce qui nous entoure sans vraiment pouvoir regarder tranquillement. Où poser les yeux dans ces images, je veux parler de ces yeux qui vous font avancer dans la compréhension de sa surface, de sa matérialité ? Où mettre les pieds quand le sol se dérobe du cadre ? (Il n’y a que la huitième image de la série où l’on distingue clairement le sol ; les autres ne le laissent percevoir qu’en le retirant : soit par son évidence – dans la seconde photo on voit très bien le sommet des montagnes juché au-dessus de la cime des arbres, mais est-ce un sol, un lieu où reprendre son assise, ce double pic qu’il faut escalader ? et pourquoi la terre, ainsi, se soulève et se divise, me laissant écartelé ? –, soit par des signes fragiles – la reconnaissance incertaine d’arbustes, l’évasement des troncs d’arbres, indiquant la proximité du sol : les formes faussement universelles des plantes, dans une région que l’on ne connaît pas, guidant le voyageur-spectateur au milieu de leur règne populeux.)

Les herbiers transplantent les formes végétales dans l’espace solide, volumineux, du livre et de la page : là elles sont chacune isolées, mises à plat, caractérisées de telle façon que l’on puisse les repérer où que l’on soit devant le fouillis d’exemplaires que disperse la nature : fragment d’espace surindexé que l’on peut alors reconnaître et qui permet de se situer, de se promener, dans un monde d’espèces autres que la sienne. Rousseau, herborisant, n’était jamais seul. Mais où se poser dans cette photo dont le sol se dérobe dans un vertige ? Où est-ce qu’on se trouve, précisément !, dans cette forêt, une fois que l’on a lâché les bords de la réalité ? Peut-être sur une branche, dans les airs, et non au pied de la forêt, comme pouvait l’être l’espèce humaine, autrefois, souriante et fière d’être un arbre qui bouge, tronc mobile sautant au-dessus des souches, transperçant les branchages, écartant les grandes feuilles tombantes au passage. Peut-être sur une branche donc, dissimulé, immobile, dans le feuillage : homme-singe typique de ces livres de science illustrée qui, sur une branche, attendait que le train de l’Évolution vienne le chercher (il pouvait toujours attendre) pour enfin descendre prudemment de cet arbre dont tant de livres saints lui disaient qu’il finirait par chuter. J’imagine autre chose : une figure de Robinson peu commune, mais tout aussi répétée et répertoriée, celle d’un homme descendu du ciel, naufragé, écrasé, retenu dans le dense branchage des arbres, emmêlé dans la soie du parachute qui l’a pourtant sauvé, entortillé dans ce tissu végétal qui l’emmaillote comme une proie laissée-là pour plus tard. On dira qu’il n’y a nulle trace de figure humaine, à l’évidence, dans toutes ces images, et qu’à vouloir s’éloigner du cadre, on finit effectivement par tomber, mais dans le délire. Mais Olivia a photographié ces forêts selon les codes utilisés dans la prise de portraits, effaçant d’autant mieux toute silhouette humaine de l’image qu’elle force le regard à en rechercher la trace dans la stature des arbres, derrière les feuillages ou sous les ombrages. Les signes d’absence. Renouant avec les codes topograhiques et cartographiques de la Renaissance – on faisait en effet, à l’époque, des portraits de villes ou de sites remarquables – notre voyageuse-photographe, comme elle le dit elle-même, glisse un peu de jeu entre cadre et sujet : venant à la place de cette figure humaine qu’elle repousse, qu’elle efface, chaque surface-écran de cette jungle impénétrable fonctionne comme un signe.

Surfaces et lueurs 

On voit différemment alors, peut-être, certains aspects de l’image. On se demande pourquoi cette inquiétude, cette appréhension, qui était déjà là, sensible mais insaisissable, devant ce halo sombre qui entoure la photographie, qui emplit ses quatre coins. On pense à ces effets de vignettage qui justement encadraient les portraits, autrefois, encadrés eux-mêmes ornés d’ordinaire de motifs végétaux (vignes ou branches à peine feuillues), si bien qu’en plus de remplir le cadre de motifs inattendus, notre voyageuse-photographe aurait déplacé le cadre lui-même, et de motif stylisé qu’il était, dessiné habituellement sur carton, elle l’aurait mis au centre de l’image, toujours aussi artificiel, et limitant d’autant plus la liberté du regard : non plus en décidant des limites de l’image, sur les bords, mais de front, en arrêtant toute profondeur. C’est la jungle – sa disposition, sa densité de feuillage, son intensité colorée – qui décide de la profondeur de l’image qui la montre. De ce qui sort, de ce qui entre, à sa surface. Du symbolisme ornemental au réalisme forestier, un pas est fait qui livre la vue à la saturation végétale. Plus aucune ligne ne cadre.

Il n’y a que ces zones ombrées, dans les coins les plus reculés, qui estompent peu à peu la verdoyante profusion de la forêt. Il va pleuvoir, faire orage. Mais cette matière sombre vient de tous les côtés. De la fumée ! De la fumée ! À côté de mon corps qui se balance au bout d’une branche, garde-manger bien arrimé aux crocs des futurs prédateurs, le cadavre fumant de l’hélicoptère par lequel je suis arrivé, flambe. Derrière moi, alors que ma vigilance s’estompe, des flammes font rage et ce n’est pas l’orage mais l’incendie qui va bientôt faire jaillir sa lumière dans cette épaisse forêt. Une lumière toute différente de celle que renvoie la forêt, ce résidu vert que les plantes photophages n’absorbent pas, une lumière précédée d’un large écran nuageux de noire fumée. Sinistre présage. Le temps est sombre, parfois, dans cette série de photos, et si les plantes et les arbres resplendissent de leur propre lumière, formant comme une sorte de halo au cœur de l’image, leur règne semble bien menacé de toutes parts.

Alors de cette fête de formes, de couleurs, admirons, admirons. Recueillons les ardeurs.

 

 

 

 

 

 

 

Etrange et familier

C’est en essayant de me familiariser à nouveau avec un monde qui m’est devenu étranger que celui-ci devient à mes yeux le plus saillant et qu’il prend le plus de relief. Je cherche fébrilement les aspérités où je pourrais bien me raccrocher. Ce n’est donc pas en quittant ce qui m’est familier, ma demeure et mes proches, que l’étrangeté se découvre : l’un ne vient pas faire écran à l’autre. Avant de me redevenir habituelle, d’être reconduite à l’ordinaire, l’étrangeté de l’espace et du temps qui s’ouvre, aussi extraordinaire qu’elle soit, est la condition même de la familiarité : son support, son vis-à-vis, son implication nécessaire, l’épreuve qu’elle doit accepter et qu’elle doit surmonter, pour devenir un état, une situation stable, une durée. Vouloir se familiariser avec quelque chose, c’est d’abord en rechercher, aveuglément, toute l’étrangeté.

Sentir, par contre, que le monde autour (je le vérifie, par moments, en quelques raisonnements ou témoignages des sens, les miens ou ceux d’autrui) m’est familier, c’est tomber sans le savoir sous le coup de l’Étrange ; c’est-à-dire devenir peu à peu étranger, sans l’être encore tout à fait, à ce qui m’était jusque-là familier sans que je le sache, sans que cette expérience me fut révélée en quelque façon. Me devient présent ce qui aurait dû se décliner constamment au passé, passant justement sans que l’on ne s’en aperçoive. Probable, alors, que les marges dans lesquelles étaient repoussées l’étrangeté, commencent à s’élargir et forcent l’habitude à s’installer dans ce qui ne relevait pas, jusqu’à présent, de son ordinaire. Somme toute, l’expérience du fantastique me semble une aventure assez banale, ce qui n’est pas une manière de réduire sa densité et son importance, mais plutôt d’insister sur le fait que non seulement, elle survient aux limites de l’ordinaire, dont elle déplace et redessine les contours (j’imagine une belle anthologie de romans et nouvelles où l’on trouverait ce type de phrases « après tout, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas voir des fantômes ») mais intervient aussi, régulièrement, dans nos vies, peut-être même quotidiennement, assurant le relais certaines fois entre nos plus vielles habitudes. Qui ne rallume pas, quelque fois, une pièce qu’il vient de quitter ?

Que serait ma familiarité avec le monde si je n’acceptais pas cette épreuve ? Je ne ferais plus le départ entre l’ordinaire et l’extraordinaire. De ce qui arriverait, je dirais C‘est comme ça et c’est tout. Ou à l’inverse, peut-être que tout me bouleverserait, je serai pris dans un flux d’événements continu dans lequel aucun ordre ne serait plus perceptible. Je vivrais entre le Destin des grands mythes et la Catastrophe des mass-media.

 

 

Tout peut arriver

En passant

Je ne vois pas d’autres façons de le dire : le roman me paraît manifester, de mille manières, que dans nos vies bien rangées, quelque chose de fantastique, de merveilleux, de scandaleux, d’énigmatique, d’historique et même d’unique peut se produire, s’est déjà produit ou se produira. C’est le chant de l’Accidentel.

À la probabilité dérisoire.

Peut-être est-ce pour cela que l’on croit les ennoblir en les déclarant universels. On nous donne le droit, alors, de les raconter à tout le monde.