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Dissémination mai 2014 — L’Amérique

 

Dragon or Bear in the Drift Root Log by Pictoscribe

L’heure de la dissémination approche.

On se reprend à errer, quasi à l’aveugle, sur la toile. Juste une idée fixe, l’Amérique. On tourne d’abord sur soi. On se retourne vers les voies que l’on a déjà tracées, un jour, quelque part. Gliozzi ! Giuliano Gliozzi est un de ces philosophes dont l’œuvre a permis, et permet encore, de poser au plus juste les rapports qui se sont noués entre l’Ancien et le Nouveau Monde à la Renaissance. Quelles traces sur la toile ? Quels fils mènent à lui ? Peu. Quasi rien. D’un travail dont on peut bien tirer deux ou trois repères avant de reprendre la route.

On le sait, les terres découvertes (îles ou continents) au milieu de la mer océane ne furent pas immédiatement, spontanément, unanimement, perçues comme le signe d’un monde nouveau. Trois conduites majeures se dessinèrent au XVIe siècle, trois façons de situer, de mettre en regard, le neuf et l’ancien.

Il y eut la voie de la prophétie. Celle que Colomb – réalisant peu à peu qu’il n’avait pas atteint le Japon ou la Chine – et tant d’autres voyageurs après lui emprunteront en cherchant dans les anciennes prophéties les signes qui annonçaient une si grande découverte. Réflexe humaniste : droit vers le texte. L’Amérique, c’était un monde ancien, plus ancien que le monde antique lui-même, et qui venait au jour pour la première fois : paradis sur terre. La bible contenait toujours le monde dans ses pages et la seule nouvelle à retenir en ce jour de 1492 était l’avènement de l’Ancien.

Il y eut aussi la voie des colonies. Car sur les nouvelles terres occupées se multiplièrent les toponymes européens, pas seulement des noms comme Amérique ou Colombie donnés en l’honneur de ceux qui les découvrirent, mais des noms de sites européens transposés à des milliers de kilomètres de là : Nueva España, Nueva Granada, Nueva Córdoba, Nouvelle France et bien sûr Nouvelle-Angoulême qui deviendra Nieuw Amsterdam puis New York la fameuse. Les colons ne cessèrent jamais de dupliquer l’ancien pour l’appliquer sur le sol d’un monde nouveau. Le territoire européen se voyait donc accru, étendu, augmenté, et cependant l’Europe en était également dédoublée, pour ne pas dire découpée, car en son centre passait à présent un large océan qu’on disait Atlantique. Le cœur de l’Europe ne battait plus au milieu de ses terres mais sur les ports qui en ponctuaient la façade et qui regardaient dorénavant aux lointains. Un monde nouveau fit donc face à l’ancien. Un monde que l’ancien reconfigurait à son image quitte à se défigurer lui-même. Caricature ou idéalisation, le Nouveau Monde était une réplique de l’ancien, une réplique à l’Europe.

Il y eut aussi, enfin (appelons-là comme ça) la voie des Utopies. Quand le Nouveau Monde ne fut plus contenu dans l’Ancien, ni même pris à son image (quitte à ne plus lui ressembler), l’Amérique ne fut plus seulement un paradis, une colonie, mais la chance, la seconde chance, d’un monde en déréliction, le moyen de partir à neuf en se détournant de l’ancien. Le Nouveau Monde, alors, était devenu le lieu où l’Ancien prenait fin, où, de ses vieilles promesses plus aucune n’était entendue, de ses vieux modèles plus aucun n’était admiré : l’Europe vieillissait subitement, promue maintenant au rang d’une antiquité.

Accomplissement, renouvellement, remplacement, voilà sans doute les trois grandes fonctions que se mit à jouer l’Amérique, dès la Renaissance, vis-à-vis de l’Europe, et n’était-ce pas, il n’y a pas si longtemps que cela et peut-être encore, les trois éléments du rêve américain ?

Wheel of Fortune Slots in the Venetian by MsSarakelly

On part. On emprunte les chemins familiers au milieu des espaces amis, coutumiers, on suit de nouvelles routes desquelles bientôt on dévie, ou à partir desquelles on déroule, plus grand, plus méandreux, de nouveaux circuits. On peut alors rebrousser chemin. Et on prend ainsi le temps, au retour, de faire une halte : dans l’un de ces sites heureux d’être ouverts à des espaces plus riches, plus profonds, plus incertains que ceux que nous arpentons sur la toile – des espaces réels mais d’un réel si peu ordinaire. Gliozzi nous permettait de dire deux mots de ces utopies dont le sol américain fut longtemps la patrie, il y a des rêves plus proches en géographie dont la réalisation doit tout autant au désir de n’être jamais tout à fait ici ou là, d’ici ou de là, mais toujours en travers, en transfert. L’Ermitage, cette maison de l’écriture à venir, est un de ces lieux virtuels vers lesquels (comme le site qui nous abrite) on voudrait pouvoir sans cesse revenir ; le faire en tout cas assez souvent pour que résonnent encore entre elles les pulsations désordonnées de notre corps, formant ainsi, à côté de notre cœur, de nos poumons et de nos tripes, un nouvel anneau, nouveau cercle, dans lequel écrire et penser pourront sans se défaire se poursuivre et s’enlacer. On ne croira pas trop y trouver un lieu pour s’ancrer, se mettre à part ou s’abstraire, quand on aura vu dès la première bannière une eau vive et fraîche au plaisir de librement s’écouler.

Utopie by hannes.a.schwetz

Et on repart, toujours cette idée qui nous aveugle. On court cette fois, on saute les haies, traverse les rivières, on manque de se noyer dans un flot de textes et d’images. Et sur les rives qui vous tendent la main et qui vous crachent au visage s’avancent de drôles de personnages. On trouve toujours m’a dit l’un d’entre eux. Pourquoi dis-tu ça ? lui ai-je dit. Parce que le langage est tordu et qu’il n’y qu’à faire des tours et des tours pour cerner quelque chose : n’importe quoi, vraiment. Mais de quoi parles-tu ? ai-je crié, hurlé sur la berge. Je te dis que la rhétorique, les métaphores et autres tours de passe-passe, sont à mettre à la baille et qu’il n’existe aucun langage qui soit droit, qui soit sûr, qui voit clair et auquel on pourrait mesurer, sur lequel on pourrait diriger, notre errance verbale. Je vais en Amérique, lui dis-je en coupant ses phrases, c’est vers où ? Tu tournes autour depuis le début, pauvre délire, l’Amérique est du même tissu que cette toile que tu parcours, que tu déchires, cherchant peut-être une issue au dehors. Elle est du même grain que tous ces fantômes, prophéties, utopies, simulacres que tu invites à découvrir, des particules en mouvement dont les faisceaux s’agencent, et se réagencent, et projettent à chaque fois de nouveaux paisajes (A place where you feel safe dirait aussi Sebastien Cliche).

Dès le départ, dans ce bout de code biblique dont il fallait extirper la séquence capable de justifier l’existence d’une terre virtuelle, l’Amérique était une œuvre numérique.

 

 

Etat de crise

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Nous sommes en crise. Indéfiniment. Et nous savons, pour peu que nous soyons sensibles à cet état, à notre état, que ce moment n’a rien d’exceptionnel (je suis né au milieu de la crise pétrolière, j’ai toujours vécu sous la menace de cette crise et de ses conséquences jusqu’à ce que je sache que les producteurs de pétrole, jouant la rareté prévisible de leur marchandise, ont décidé un beau jour de limiter leur production, d’augmenter les prix pour s’enrichir et tourner le rapport de forces international en leur faveur : où est la crise ? pour qui est la crise ? avait-on vraiment atteint le point critique en ce jour ?). Nous savons aujourd’hui que la crise est le registre de temporalité dans laquelle, depuis le XIXe siècle, se sont inscrits la grande majorité des sociétés occidentales : le singulier cours du temps que nous nous sommes tous mis à suivre. Notre sentiment d’urgence, notre stress quotidien, s’y alimentent. Peut-être s’y épuisent.

Et depuis quand ? Depuis toujours ? Plutôt depuis l’instant où l’action politique, qu’elle ait été privée ou publique, a trouvé – et pris – son efficacité, son regard, son langage dans les techniques mêmes de la médecine – de l’hygiène et de la voirie précisément. Il n’y a nul mystère à ce que nous soyons aujourd’hui en crise. Nous le sommes même indépendamment de l’objet des crises que nous traversons (que nous nommons depuis plus de vingt ans maintenant mondialisation). Comprendre cela, que nous saisissons les problèmes qui se posent à notre vie commune sur le mode de la crise, ne signifie pas du tout que les problèmes soulevés n’existent pas, mais seulement qu’ils pourraient être posés autrement.

Dans les années quatre-vingt-dix, j’ai été le témoin comme bien d’autres, c’est-à-dire le témoin incrédule, de ce martèlement médiatique (radio, télé, journaux) par lequel nous avons été jetés, peu à peu, dans une nouvelle ère, dans une nouvelle situation : la fameuse mondialisation. J’ai vu et entendu de mes propres yeux, de mes grandes et larges oreilles, comment l’on pouvait basculer dans la crise à la faveur d’une épidémie de parole, d’une rumeur incessante. Certains bien sûr parleront de cabale, de complot ; d’autres,  plus malins adversaires, diront plutôt que si les médias ont tant parlé de mondialisation et de crise, c’était bien qu’après tout, même s’ils avaient un peu tardé sur l’événement (la conscience a toujours du retard rappelons-le), ils avaient fini par en informer tout le monde, montrant ainsi ce que cette crise avait d’irréversible. La frénésie des médias aurait donc marqué le point de non-retour. Je ne crois pourtant ni à l’une ni à l’autre de ces versions. Je ne crois pas que ce battage cacophonique ait été orchestré, bien qu’il a eu, certainement, des stratégies de communication – des communications de crise – dans ce flot alarmiste sur lequel certains jetaient leurs pauvres rafiots pour naviguer un peu. Je crois encore moins que les médias aient informé qui que ce soit ; j’étais assez instruit d’histoire économique pour savoir que nous étions déjà, à l’échelle de plusieurs siècles, à la troisième ou quatrième mondialisation (le débat savant, public, existait bien avant le débat d’opinion), et que l’une de ces mondialisations s’était formée autour de l’Atlantique, du sucre et des esclaves : espace économique que la révolution des transports (mise au compte, ensuite, de cette fameuse mondialisation) devait définitivement défaire en tant qu’élément central dans le circuit des échanges. Bref, les médias, en ce sens, ne me semblent pas avoir suivi inconsciemment la crise, ils en ont plutôt transmis un des signaux, sonné l’alarme, autrement dit communiqué à tout le monde une douleur plutôt que délivrer une information.

Et d’ailleurs, j’en viens à ce qui m’interpellait dans ce régime indéfini de crise, régime de l’universalité du critiquable, c’est que l’on oublie (dans cette assimilation des sociétés et de leurs problèmes à un organisme et à ses maladies – la crise est un concept médical –), que pour qu’il y ait crise, il faut qu’il y ait symptômes, diagnostic et thérapeutique. Or, que sont les symptômes dans une société, c’est-à-dire les signes qui disent et montrent le mal ? Ce ne sont pas des phénomènes économiques, démographiques, politiques, etc., qui d’eux-mêmes se mettraient à dire : nous sommes la crise, méfiez-vous, surveillez-nous, combattez-nous ! Ce sont bien des voix venues de la population elle-même qui disent et montrent ici et là : ceci est mauvais, voici nos plaies ! Or quels sont les maux, les plaintes, dont on ne cesse de nous rabattre les oreilles depuis l’avènement de la mondialisation ? Ce ne sont pas celles des mendiants que l’on montre et que l’on n’écoute plus mais celles des chefs d’entreprise : ces hommes rationnels, prévoyants, courageux, source de la richesse collective (dixit nos plus récents présidents) qui disent ne plus, ne pas, pouvoir faire ce qu’ils veulent. Bref, on oublie que s’il y a crise constatée, c’est bien que des critiques ont été formulées, d’abord à bas bruit, ici et là dans le champ social, puis relayées par les médias à grande échelle (c’est peut-être le passage au grand média qui a fait l’objet de multiples stratégies concurrentes mais rien ne dit que ce sont les porte-voix libérales qui devaient forcément gagner cette bagarre de parole). Il faut donc, nous aussi, reprendre notre activité critique et ne plus laisser faire et croire (ce que même les médecins ne croient pas) que la maladie parle toute seule. Non, tel équilibre démographique n’implique pas forcément telle réforme de la protection sociale ! Non, tel état de concurrence n’appelle pas, mécaniquement, certaines exemptions fiscales ! Aiguisons donc notre scalpel et sachons dire en quoi il y a crise, pour nous, et quels sont nos remèdes. Ne laissons pas toujours à d’autres le soin d’examiner notre état.

Ecritures clandestines

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Dissémination de mars 2014 – Écritures clandestines

À quel point on parle, aujourd’hui, de ces pratiques secrètes dont on ne sait rien, et qui parfois se montrent, dit-on, en plein jour, sans même dissimuler qu’elles ne nous disent pas tout de ce qu’elles peuvent bien signifier ! Ces paroles ésotériques qui font signe en un clin d’œil, et que seuls ceux qui, assez rapides ou assez avisés, sont en mesure de comprendre ; ces gestes obscurs vers lesquels tant de regards se tournent en y voyant partout la trace (Big Brother is watching U) ; ces avis si inquiétants car rassemblés sous le même jour sombre et diffus du complot : je les ignore, aussi activement que je peux, ayant assez éprouvé que l’on ne peut véritablement dialoguer avec celui qui, de tout bois, fait tant de signe – car il n’y entend que bien pauvrement toujours la même chose : la source du mal qui impuissante.

Je veux parler d’autres inscriptions que celles que les paranoïaques de tout poil déposent et imposent un peu partout sur la toile, sur les murs, sur les ondes ; parler de ces écritures pour lesquelles une certaine distance vis-à-vis du jour est nécessaire pour faire signe – sans pour autant que ce qu’elles disent, au travers de ce langage en retrait, demeure et doive demeurer dans l’obscurité. Les critiques qui reconstituent la genèse des œuvres littéraires nous ont habitués à plonger le regard dans ce qui n’avait pas vocation à être publié, à ce qui devait rester loin du jour (hormis peut-être bien sûr les correspondances dont on sait à quel point elles jouent toujours avec la limite du public et du privé – les passages du bec de gaz à la chandelle –, les écrivains se mettant bien souvent, parfois de manière coquettement discrète, sous le regard d’un tiers extérieur même en parlant à leur plus proche confident). Et ce qui aurait dû demeurer dans l’ombre, alors, sous le regard indiscret du critique, sous les innombrables éclairages des lecteurs, paraît – et cela presque toujours – tenir le coup dans ce face-à-face pourtant non prévenu avec le soleil. Se renouvelle ainsi, et cela constamment, une certaine magie dans la constitution des œuvres : celle de voir ce que l’on avait pas à voir se tenir au même rang, du moins se montrer digne de la même attention, que ces textes qui, eux, avaient été sciemment publiés et préparés comme tel. Magie, merveille, car, on le sait, même si on ne le dit pas toujours à haute et voix lointaine, le tour ne marche pas forcément à tous les coups, et bien des textes, parfois, auraient dû vieillir (et flétrir) dans leurs tiroirs. Ces textes qui voient un jour qui ne leur était pas promis, ou seulement espéré, n’appartiennent jamais tout à fait à la nuit : écritures des crépuscules, du matin et du soir.

Je parle donc d’autres écritures, de celles qui interrogent en elles-mêmes et pour elles-mêmes la question de leur publicité, la raison de leur publication, ou plus radicalement encore, la forme sous laquelle elles peuvent venir au jour. De celles qui n’anticipent pas, devant la page blanche ou la table occupée, la forme que devra prendre leur texte déjà (quelle longueur, quel format, quelle architecture, quel genre, quel éditeur ?) mais qui plutôt, écritures façonnées dans et par la nuit – celle des cahiers aussi vite refermés qu’ouverts, celle des écrans rallumés aussitôt qu’éteints –, ne font pas de l’aube l’important rituel d’une naissance, d’une noblesse, d’une délivrance, et préfèrent questionner les chances et les risques, les issues et les obstacles, d’une telle exposition. Ce sont des écritures qui, par exemple, multiplient les formes et les niveaux de publication, ne cessent de faire pulluler les demi-jours au lieu du plein soleil écrasant de la publication-livre, à compte d’éditeur, à grand distributeur, moyen du plus intense rayonnement (mais qui s’aveugle sur la clarté des lectures qui s’ensuivent ?). Écritures, aussi, qui modifient les hiérarchies entre les niveaux de visibilité, bousculant le partage apparemment simple (mais comme on l’a vu bien souvent compliqué) entre l’obscurité de la genèse et le grand jour de l’achèvement. Et parmi celles-ci, il y a bien sûr celles dont la continuité segmentée, rompue, ruinée, tient lieu d’une proclamation – lancée pourtant au beau milieu de ces espaces « vierges » que sont le livre et la page –, proclamation qui est celle d’une souveraineté absolue sur les limites du texte produit (« c’est fini quand j’ai dit que c’était fini, je me tais quand je veux, sans respecter aucune convention, ni même aucune grammaire, je coupe quand je n’ai plus rien à dire, quand le fil de mon souffle se rompt, que je meurs écrivant, sans même attendre du point une quelconque extrême-onction, j’inspire, et j’expire, comme je veux). Ce sont ces écrits fragmentaires, ces textes poétiques, pour lesquels la blancheur de la page est une incandescence, et les lettres, des cendres qu’on étale, témoignages d’un feu qui va s’éteindre bientôt, ou d’un incendie qui s’est déjà déclaré. Il n’y a plus de nuit dans ces écritures flamboyantes que celle du sens devenu irrespirable, essoufflé, clarté partie en fumée.

Et puis il y a aussi celle des Nuits échouées, l’écriture de ces nuits où la source du langage qui s’épanche, se fragmente en billets, et s’égaille en multiples reflets :

images peintes,

L’apatride

images captées, tracées,

« — Je suis Mr. M… »

Longue nuit, occupée par Anh Mat, dans laquelle la multiplication, et le décrochage, des voix et des figures (celles de Mr M et de l’Apatride qui ne peuvent se quitter du regard), finit par recueillir entre ses multiples reflets, un langage nocturne qui ne cesse de revenir sur lui-même. Langage effaré, qui questionne le lieu où il pourrait se faire jour à lui-même (si l’auteur, la personne, l’homme qui signe et trace ces lignes n’est jamais tout à fait le même, ou, suivant les pages où il paraît, jamais tout à fait se reconnaît : qui autorise ce qu’on y lit, qui supervise ce qui s’y dit ?) autant qu’il cherche, ce langage, quelque part, hors et dans le livre, un autre lieu où pouvoir se réfugier :

Nuits Échouées. Post 176. 27 mars 2014

Le chef ramassa le livre gisant dans le sang avant de l’essuyer. Seul, sans témoin aucun, lui non plus ne put s’empêcher de l’ouvrir non sans une certaine crainte. Il fut surpris de n’y trouver qu’une succession de pages blanches. Mais en prêtant attentivement l’oreille à cette blancheur suspecte, il crut entendre un appel à écrire venu du livre vide comme un théâtre en plein coeur de la nuit attendant sur ses planches le pas et la voix du personnage qu’il était devenu bien malgré lui, personnage d’une étrange tragédie, celle d’un chef ordonnant à son fils de s’éventrer pour quelques pages blanches, fils qui au moment même où il posa ses yeux sur ce livre n’était plus son fils mais une âme de plus tombée dans le piège de monsieur M..

Soudain, le chef se mit à crier sur le livre comme un mécréant s’adressant avec mépris à l’absence incertaine de Dieu : «— Monsieur M., sachez que vous n’atteindrez jamais ma conscience ! J’en reste le maître et vos tours de sorcellerie n’y feront rien ! Vous entendez ? Rien du tout ! Au fond il suffit de ne pas croire à votre pouvoir pour que vous n’en ayez aucun ! Vous n’êtes que quelques vulgaires feuilles de papier que je m’engage devant Dieu à brûler dès aujourd’hui afin de libérer l’âme de mon fils et de tous ceux ayant un jour eu le malheur de poser les yeux sur vous !»

Et puis le livre lui tomba des mains lorsqu’il vit les pages blanches se noircir de ses propres pensées sous ses yeux saisis de voir apparaitre des phrases qu’il aurait pu lui même prononcer s’il avait parlé… mais il n’avait encore rien dit. Il était seul. Il se taisait… et le livre faisait sienne la parole du silence qui lui échappait…

Sur un rythme de diffusion rapide, depuis plus d’une trentaine d’envois maintenant (depuis le post 144), Anh Mat s’égare dans cette nuit où, chacun s’oubliant, vous parvient en pleine tête ou vous frappe en pleine face, tout à la fois et en même temps, l’indifférence et la nécessité d’écrire, la nature et les conditions de son exercice (liberté ou incarcération). Peut-être se couvrant avec lui, dans ses nuits sans aurore, nous apprendrons nous aussi à aiguiser notre plume, à lui trouver, lui donner, le plus perçant des regards. Un jour fusera de la nuit. Les nuits échouées, alors, ne seront plus nos échecs, mais la croissance toujours renouvelée de nos plus vieilles, de nos plus pleines, lunes. Lueurs rousses, argentées, qui veillent d’un jour qui nous reste pourtant, à jamais, invisible.