La curiosité est l’art de porter son regard – œil et oreille – là où il est défendu de le faire. Elle est voyage au sein du secret. Des murs, des plafonds, des planchers : décryptage et percée. Derrière les portes, elle fait se lever les mystères.
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La Renaissance pourrait être renommée l’âge de la Curiosité tant celle-ci fit gagner de mondes à l’Europe. Jeu et accès. Elle n’était pas encore, cependant, cette disposition psychologique que nous supposons plus ou moins développée suivant les personnes. Pas encore pure chose humaine : cette attitude face au monde qui, parmi tant d’autres, est réputée soutenir ou générer l’esprit scientifique. La Curiosité fut le dispositif majeur par lequel les Européens trouvèrent la force d’approcher l’inconnu. Celui que l’on sait être là. Ils installèrent la curiosité – et s’y installèrent eux aussi – partout autour d’eux : sous leurs doigts, sous leur nez, sous leur toit, jusqu’à leurs fenêtres et leurs portes. Le long du chemin de ronde. Le regard tendu vers ces terres que les légendes les plus merveilleuses situent au-delà de l’horizon. Le mystère le plus absolu est celui que cerne l’horizon : c’est la terre qui nous dissimule la terre au-delà, c’est le ciel d’où on tombe vers où on ne sait pas remonter. La curiosité n’est pas tant un regard que l’on porte sur les êtres et sur les choses qu’une disposition transitoire de l’espace-temps qui les assemble. C’est d’abord le monde qui paraît curieux et c’est pourquoi de nombreux princes de la Renaissance rassemblaient les curiosités qu’on y trouvait en cabinets du même nom. Ces institutions n’étaient pas des musées : elles ne conservaient pas les ruines qu’un Temps architecte façonnait chaque instant ; elles donnaient consistance, stabilisaient une image, une vision du monde en sa plus grande variété : l’infini des merveilles était recueilli en un lieu, saisissable d’un coup d’œil, magnifié. D’une autre façon que les planisphères et les globes, les cabinets de curiosités portaient le monde au regard et démontrait en dépit, en raison, de toutes ses merveilles, sa possibilité d’unité. La Curiosité fut, à son insu et après bien des hasards, des mésaventures, le principe d’unité du monde et la folle raison d’y porter partout un seul et même regard.
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La curiosité est l’œuvre d’un désir qui brave dans l’ombre, en silence, toute parole qui maintient quelque chose au secret. Elle ouvre les livres et les referme une fois leur secret éventé. Car le curieux est prudent, ménage son adversaire, et garde peu d’intérêt pour ce qui s’offre à lui durant son périple au travers du mystère. Ses yeux, ses oreilles, ne demeurent perçants qu’au regard du secret. Il ne peut s’arrêter et s’émerveiller au regard des choses étonnantes qu’il n’a pas lui même découvertes. Ses exclamations de bonheur dénonceraient sa présence, lui retirant ombre et silence où il avance en douceur. C’est pourquoi l’on pense volontiers la curiosité insatiable, en cause cette indifférence devant tant de choses si belles, si étranges, mais qui ne sont en fait que forcément décevantes.
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Le curieux voit et entend de manière oblique, détournée. Jamais de face. Et cherche à vider cette parole des merveilles inouïes qu’elle interdit d’aller voir, cette parole qui dit « j’ai tout vu », « je sais tout » : le savoir est tout entier dans mon verbe infini. La curiosité ne peut être dialectique puisque tout est dit, tout est vu, quelque part. Le curieux est une ombre muette qui indique dans sa folie qu’il reste toujours quelque chose à écouter et à voir.
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La curiosité nous maintient en vie, promettant à chaque nouveau livre la découverte de nouvelles valeurs. Coffre dont on brûle de savoir quel trésor il recèle. La curiosité nous tue aussi, usant nos prunelles jusqu’à ce que n’en jaillisse plus aucune étincelle. Globes que l’on consume dans les flammes de l’éveil.
Il y a quelques années, je découvris que la phénoménologie, pratique majeure de la philosophie française, était en train de passer un cap important de son histoire. Elle ne s’interrogeait plus tellement sur ses fondements – comment le font tant de philosophies qui s’épuisent à se justifier – que sur son statut de discipline, c’est-à-dire sur la nature des exercices qui définissent sa pratique et sur les éventuelles modalités de transmission qui en assurent l’unité et la continuité ? Était-il possible de répéter les actes (épochè, variations imaginaires et autres) réalisés par Husserl ? Ces actes pouvaient-ils faire l’objet d’un apprentissage méthodique hors de la simple connaissance des textes ? Existait-il une possibilité pour que la phénoménologie puisse être une pratique enseignable sans devenir une école, c’est-à-dire une doctrine ? Question trouble, dans la mesure où cette philosophie, sous les noms de Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, etc., était déjà, bien ou mal, trop ou pas assez, enseignée sur ce mode dans les universités et les lycées. Mais je la comprenais ainsi : y a-t-il, au-delà des thèses énoncées par ces différents philosophes, une pratique philosophique à l’œuvre dans chacune de ces phénoménologies ? Autour, en deçà, à côté des textes qui en composent la tradition spontanée, existe-t-il des choses à savoir, des obstacles à connaître, des capacités à exercer pour porter son attention à ce qui luit au loin, à ce qui vient, à ce qui se manifeste enfin ? Ou bien la phénoménologie ne serait-elle après tout qu’un nouveau logos, un pur exercice de la parole ?
Il y a des philosophes qui répondent explicitement oui à cette question, des philosophes pour dire que cette philosophie ne requiert aucune pratique spécifique : « Pour porter au jour la vérité, il n’y a ni terme ni chemin, ni procédés ni moyens » dira Claude Romano « mais seulement l’effort vide et quasi désespéré de celui qui se trouve jeté au milieu du monde sans recours ni secours, livré à l’aplomb vertical, à l’abrupt pur, sans limites et sans prises, de la manifestation ». Éclatant et tout aussi étonnant lyrisme de celui qui ne cesse de penser – pour l’essentiel – à partir des livres et des expériences qui font sa discipline ; surtout quand, au terme de l’excellent travail critique qu’il vient de mener au sein même de la phénoménologie, il énonce tout simplement que le seul geste qui vaille pour un phénoménologue n’est autre que celui de l’argumentation. Celle-ci se voulait pure science descriptive, là voilà devenue dialectique de la manifestation. Pour le reste, l’expérience qui nous donne accès à cette vérité qu’il s’agit mettre au jour semble être celle de tout le monde (et donc de personne, en un sens, épreuve ne demandant aucune préparation, n’exigeant aucune faveur, ni particulière attention, faisant de l’expérience de la vérité un pur événement, une imprévisible occurrence : alors les philosophes seraient-ils simplement des chanceux ? Ou, vue la dramaturgie mise en place pour dire l’accueil de cette fameuse et précieuse vérité, des hommes courageux pris dans un destin malheureux ?).
Il y a néanmoins des actes que la phénoménologie suppose en nous en permanence, et notamment un qui, bien qu’il soit difficile à ressaisir pour lui-même, est tout à fait capital : je parle bien sûr de l’intentionnalité. Nous supposerons qu’elle dérive du Nous platonicien, cet œil intérieur, cet œil de l’âme, qui s’oppose à l’opsis, même mathématique, qui est la perception visuelle sensible. Comment appréhender un tel acte quand il s’accomplit ou plutôt comment éprouver, exercer cette vision que nous accomplissons spontanément, afin d’opérer une conversion du regard vers le phénomène ?
Cette question, je ne me la posais pas pour apprendre la phénoménologie (qui me semblait la discipline majeure de la philosophie contemporaine) mais pour prolonger les travaux de Michel Foucault. Si les effets de la pensée foucaldienne dépendent de la description des énoncés, à quelles conditions ces énoncés pouvaient-ils devenir repérables et de quelle manière fallait-il les aborder et les décrire ? Je posais en fait la même question aux textes de Foucault que la phénoménologie se posait à elle-même : quelle est donc la pratique capable de produire tels ou tels effets de pensée et comment s’y exercer ?
J’ai d’abord pensé que les énoncés étaient quelque part dans les textes, déjà formés, et qu’il fallait donc les trouver, les extraire, c’est-à-dire les découper des textes auxquels ils appartenaient. Il fallait faire violence aux unités de discours constituées et instaurer des textes en tant que tels : fragments de signe qui font sens en tant que tels, sans justification aucune. Je pensais donc qu’il existait une vue possible des énoncés ; une vue à partir de laquelle ces derniers seraient toujours donnés et se laisseraient décrire : phénomènes non dissimulés mais pourtant invisibles, autrement dit évidents, baignant dans une éblouissante lumière, et qui n’avaient nul besoin d’œil intérieur pour se faire jour, ni même de lumières préexistantes dans l’âme pour reconnaître leur profil dans le fouillis du monde ; le regard optique qui était le nôtre avait seulement besoin de certaines conditions pour régler sa vue, en permanence, sur la dimension énonciative des mots et des choses. Ainsi, était-il nécessaire de procéder à la comparaison généralisée des textes pour faire saillir les différences et les possibles contours de leur statut d’énoncés. La formule de Deleuze sur la nécessaire sculpture des énoncés prenait alors tout son sens. La comparaison était plus une confrontation de textes qu’un aller et retour de l’œil d’un bord à l’autre de pièces choisies et rapprochées ; elle s’apparentait plutôt à une taille de fragments aux puissances inégales, au choc de deux épées (selon une formule de Foucault), d’où pouvaient surgir quelques étincelles qui, à leur tour, en y jetant d’autres textes déjà presque consumés ou plus que brûlants, pouvaient elles-mêmes allumer un grand feu (ou du moins faire jaillir un peu de lumière, de chaleur et du fumée).
Il fallait également accumuler un certain nombre de documents sur la longue durée pour voir, ne serait-ce que dans une extrême pâleur, des différences dans le langage de la folie, de la maladie ou de toute autre expérience vitale. Les historiens savent à quel point la longue durée (a contrario de l’expérience des nouvelles médiatisées pour lesquelles il faut attendre la retombée afin de saisir ce qui en elle contient ou manifeste quelque actualité, quelque tendance, même de courte durée), la perspective de large cadre, donc, offre au regard un temps quasi vide, immobile, que de menues inflexions (mais capitales) viennent seulement faire onduler. Il n’y a pas de mutations brusques, évidentes, bruyantes, comme les réclament les journalistes. La Révolution est un mauvais modèle de l’événement. Bref, confronter les textes, faire varier les échelles d’observation (les instruments optiques aussi en prenant parfois les lunettes d’autres disciplines à titre d’épreuve, de démonstration), toutes ces pratiques communicables permettaient, il me semblait, de faire apparaître sous nos yeux les énoncés et donc de les décrire tels qu’ils étaient. Les énoncés étaient cachés, rendus invisibles par la lumière trop intense qui les enveloppaient, il fallait s’éloigner, voyager, se déplacer, etc. pour les faire apparaître, enfin. C’était, il me semblait, le fin mot du positivisme heureux de Foucault. Heureux, puisque ces énoncés avaient beau être là, quelque part où l’on pouvait les voir et les décrire, ils ne nous attendaient pourtant pas à la manière de choses qui attendraient d’être découvertes pour connaître enfin le statut d’objet qu’elles méritaient depuis toujours ; les énoncés, dans leurs traits d’évidence, leur accès rétrospectif, demeuraient, à la mesure même de ces propriétés, des événements. Trouver l’énoncé, le déceler n’était alors que la première partie du travail, il fallait encore le décrire de telle manière qu’il soit visible en tant que tel et que l’on ne puisse plus le confondre avec ce qui est lui si proche et pourtant étranger : ce dont il parle, ce qu’il exprime, ce qu’il vise. La description devait rester dans l’ouverture d’un regard qui tirait dans une lumière neuve ce qui s’y trouvait, au risque de le perdre puisque aussitôt que nous parlions, la dimension de l’énoncé se fermait à la vue tout en restant ouverte sans difficulté à la parole.
À quoi pouvaient donc ressembler ces énoncés que l’on espérer pouvoir exhiber ? Il me semblait, et les premiers textes de Foucault sur l’imagination me le confirmaient, qu’il fallait les chercher dans les passages les plus imagées, les plus poétiques des textes découpés ; là où, de manière incidente et naïve, était dit quelque chose sur l’espace d’où sortait ce discours en train d’être lu. C’est l’imagination, qu’à la manière de Bachelard, Foucault plaçait au devant, aux côtés, tout autour des choses ; l’imagination qui, comme chez Kant, sous-tendait leur perception concrète (Foucault, silencieusement, articulait Merleau-Ponty et Bachelard pour réaliser une théorie unifiée de la perception et de l’imagination), et se trouvait à la racine de leurs concepts et de leur objectivité. Les énoncés étaient ces images (elles aussi repérables sous certaines conditions, notamment leur fausseté, leur caractère extrême délirant, erroné, vis-à-vis des normes actuelles du vrai), ces paroles figurées, délirantes, fantastiques, que le discours véhicule mais qui flottent maintenant au milieu des choses sans statut autre que celui de ne pas – ou plus – être de ce monde. Les énoncés étaient ces textes qui se confondaient au maximum avec des visibilités tout en n’éclairant plus rien dans le monde, ni ne correspondant plus avec lui. Cendres funèbres. L’intérêt de Foucault pour Freud était là, dans cette manière de repérer les petites failles soudaines dans le cours du discours et des gestes (comme il le montre dans son texte sur la psychologie), dans les propos délirants et inacceptables qui font le support même des mots et des choses. Le structuralisme de Foucault se trouvait dans cet curieux mélange de parole et de vue, tiers entre les mots et les choses et plus profond qu’eux.
L’écriture littéraire de Foucault trouvait sa raison en ce point : là où se tiennent les textes poétiques, les textes peintures, les tableaux de langage, qui gisent au fond des paroles grises du monde quotidien (ou dans cette autre direction prise, apparemment, dans La vie des hommes infâmes). Foucault avait entamé ces expériences descriptives dans des textes littéraires : Sade, Rousseau, Roussel, Bataille, etc. ; c’est peut-être par goût, par fidélité à Bachelard, ou autre, qu’il fallait extraire cette poésie des textes, mêmes scientifiques (voir les descriptions fascinantes de Pomme) et y faire droit dans une écriture d’autant plus flamboyante qu’elle devait mettre au jour, faire voir de mille manières, les contours et les parois des formations discursives. On pouvait alors dire que les énoncés étaient rares en droit comme en fait, que toute phrase n’était pas un énoncé mais reposait dessus, dans la mesure où les énoncés ne se montraient, toujours de biais et de côté, qu’en se faisant poésie et peinture. On n’était plus dans l’Ut Pictura Poesis, rapport hiérarchique et analogique entre peinture et poésie, mais dans une Mêmeté distincte d’une pure identité logique : une indétermination première qui faisait confusion sans pour autant aveugler. (J’emploie ce mot philosophique selon le seul ressort d’une intuition puisque c’est bien sûr toute une lecture de Heidegger qui se trouvait derrière ce travail. Seule justification de ce rapport : on éprouve le même bonheur de lecture en ouvrant Les mots et les choses et Le principe de raison).
Les énoncés n’existaient donc pas tout fait, du moins leur apparition n’était jamais complète et supposait certains tours du regard, une opération descriptive particulière pour être un peu visible ; il n’en restait pas moins que l’on pouvait anticiper leur repérage par certains critères esthétiques et rhétoriques. À ce niveau, et contrairement à l’interprétation de Deleuze, il ne me semblait pas que les critères pour former le corpus aient dépendu directement de foyers de pouvoirs. La principale tâche en tout cela était de dépasser la science : c’est-à-dire de posséder le savoir contenu dans un discours, de s’en détacher, sans aller, comme les phénoménologues, s’enraciner dans l’expérience vécue, mais se tenir encore plus en retrait, en deçà, au point où les mots et les choses n’étaient pas encore distincts et équivalents, c’est-à-dire s’enfoncer dans l’élément immémorial de l’imaginaire. Foucault nous semblait extrêmement sensible au fait que la rage avec laquelle les sciences qui se développaient à notre époque disqualifiaient tout discours et toute expérience, ne cessaient de produire autour d’elle tout un bazar d’erreurs, d’illusions, de faussetés, de délires. La raison, dans le développement des sciences, n’étendait pas son domaine, mais construisait au contraire une citadelle d’autant plus haute et étroite qu’elle rejetait tout le reste de la culture au-dehors.
Ainsi, à la différence de la phénoménologie, il n’était pas nécessaire de recourir à l’exercice d’un hypothétique œil intérieur pour que les énoncés se manifestent ; il suffisait, avec les même yeux que l’on utilise en lisant, d’élire les images parsemant les textes et de façonner autant que l’on pouvait les figures qu’ils contenaient pour décrire le socle énonciatif. La lettre donnait accès immédiatement à l’image (du moins à des bribes d’images) et l’image formait le sol de la lettre. Mais de l’un et de l’autre, encore fallait-il extraire énoncés et visibilités.
Il y avait pourtant un problème. Je n’avais pas accès aux notes prises par Foucault, les notes qui auraient pu démontrer l’existence de ce type de sélection de données. Et au vu des archives produites aujourd’hui, il ne me semble pas confirmé qu’il procédait ainsi.
La vérité peut faire parfois si peur, paraît-il, que telle une tête de Gorgone, il suffirait de la regarder de face pour être, dans l’instant, pétrifié : statue soudain immobile, fasciné par ce visage qu’elle ne pourrait plus quitter du regard. Y a-t-il comme cela d’autres épreuves de vérité capables de mettre en jeu une telle franchise du regard ?
Imaginons, pour commencer, un regard lancé à la poursuite d’une chose qui fuit la lumière, un regard qui ne cesse de traquer, de renifler, de cerner la moindre trace de cette présence qui échappe ; un regard embarqué dans un rapport, disons, quasi tactile avec ce qui n’a pour seule constance pourtant qu’une perpétuelle fugacité. Pour seule présence une trace. Et puis faisons que ce dernier, l’ayant accidentellement rattrapée, se trouve de front avec cette « chose ». Stupeur : il découvre que non seulement cet élément sauvage qu’il ne voyait que de dos possède non seulement une face mais plus encore, un regard, qui sur-le-champ se pose sur lui. La traque s’achève. Et au lieu d’avoir la satisfaction de voir enfin la vérité capturée, livrée dans ses moindres recoins aux coups d’œil les plus indiscrets, le rapport s’est inversé : la vérité n’est plus cette chose pudique qui ne se dévoile qu’à la lumière du regard qui la poursuit, elle devient ce qui vous tient tête, soutient votre regard. Elle vous fait front. Et au bout de cette course d’habitude si longue, cette patiente chasse d’un objet qui s’esquisse devant soi mais que l’on n’attrape jamais en entier, se révèle une autre façon pour le regard et son objet de rentrer dans des rapports de vérité. Se tenant face à celui qui l’observe, sans pourtant se laisser patiemment et passivement examiner, la vérité sonde le regard qui se porte sur elle, le transperce bien au-delà de ce qu’il peut voir et savoir de lui-même, et révèle ainsi à un œil extérieur le cœur de ce qui ne lui est pas donné d’observer.
Le visage monstrueux de la Gorgone pétrifiait, celui-ci vous transperce telle une lance et donne à voir ce qu’un regard aussi ardent pouvait bien dissimuler. Quel est donc le personnage qui connaît de telles aventures ? Un voyeur, un curieux ?
On peut aussi imaginer un regard qui ne serait plus vraiment soupçonneux mais pourvu de l’abondant désir d’embrasser toute chose ; un regard qui ne cesserait d’explorer le monde sous tous ses aspects, qui chercherait derrière chaque montagne, chaque colline, chaque rocher, ce qui se trouve au-delà, encore et encore. Bref un œil inlassablement occupé à faire lever en chaque point du monde un étincelant phénomène.
Certes, après son passage, le monde contiendra toujours autant d’obscurité puisque ce sont les choses elles-mêmes qui se dissimulent entre elles en se faisant écran dans la perception. Mais pour un tel regard, tout aura changé : auront été au moins une fois levées cette ombre, cette opprobre, que les choses se jettent à la face ; une fois au moins elles auront – du fait de la présence incongrue d’une nouvelle perspective entre elles – donné l’impression d’avoir toutes tourné leurs faces dans le même sens, découvrant leurs visages les unes aux autres au lieu de se tourner le dos. Il est bien entendu que pour un regard comme celui-là, espérant un monde nouveau après chaque horizon, il n’y aura aucune surprise à voir les apparences du monde se lier ensemble devant lui à découvert. Sans doute, poursuivant son chemin, mais jetant un œil derrière son épaule, verra-t-il que les choses une fois qu’il s’en sera éloigné auront recommencé à se faire de l’ombre jusqu’à toutes sombrer derrière l’horizon. Mais rien ne pourra faire vaciller l’évidence du spectacle qui s’est tenu, même quelques instants, devant lui. On aura beau lui rétorquer qu’à promener ainsi sa lucarne un peu partout, il ressemble bien plus à un miroir, un miroir incessant conduisant la lumière d’un bord à l’autre du monde, y effaçant toute obscurité – ne serait-ce qu’un instant –, à l’image d’une aurore totale et permanente. Mais comment pourrait-il voir cela aussi, lui qui est constamment ébloui par la lumière qu’il véhicule ? Dites-lui que ce jardin de lumière qu’il arpentait nuit et jour, ce monde dont il ne cessait de s’émerveiller, ne tenait ses richesses qu’à son immense admiration, à ce goût assidu de relever l’éclat des choses qui se ternissent, sous les injures des voisins et les outrages du temps. Que ce monde, dès qu’il aura le dos tourné, rompra l’image harmonieuse qu’il faisait miroiter sur toutes ses faces, que cette opacité soudaine et infranchissable entre les êtres n’est autre que la solitude même de l’univers. Comprendra-t-il alors que les aurores qu’il espère, qu’il attend chaque matin, ne se lèvent que parce qu’il se lève, ne s’annoncent que parce qu’il porte son regard au loin, au-delà de l’horizon ? Aura-t-il assez de vanité, et même d’humilité, pour apprendre qu’il n’est qu’un rayon de soleil ?
Mais peut-être regrettera-t-il que nous ayons ainsi rompu le silence, lui objectant ainsi une image de lui-même dont il n’était pas dupe. Peut-être nous racontera-t-il comment las de ne voir jamais son image dans le monde, impossible Narcisse, il se sera jeté parmi les choses et les êtres du monde pour se voir de l’extérieur, se contempler, se découvrir même, comme un être lui aussi à part entière de ce monde, passant ainsi de l’autre côté du miroir.
Il y aurait aussi celui qui, perçant, brisant, ouvrant les choses pour dissiper le petit noyau de nuit qu’elles contiennent ne se trouve plus en mesure, un jour, d’atteindre à une telle intimité ; ce regard qui, grattant, raclant, dénudant toutes surfaces pour en faire peau nette, pour voir leur grain à l’œil nu, sans l’apprêt des apparences qui en estompent l’effet cru, se trouve brutalement confronté à une chose, ou un être, dont le masque est l’unique visage de réalité. Déconvenue inattendue d’un œil pourtant bien incisif qui ne déchire les peaux que pour mieux les retendre et les suturer. Inquiétude devant cette face dont on ne peut même plus dire si elle est un visage tant elle rechigne à se prolonger, de tous côtés, de bords en bords, mais préfère indéfiniment se replier jusqu’à former le cœur palpitant et secret de chacune des choses. C’est une face qui, à traverser du regard, ne conduirait plus qu’à d’autres (la même, une autre ?) ; une face qui ne démasquerait pas la première, ne la rendrait pas plus opaque non plus, mais qui ferait sourdre une sorte de tissu passant en elles et entre elles ; si bien chaque face pliée l’une dans l’autre entraînerait le regard s’enfonçant, s’enfonçant encore, jusqu’à voir dans ces alternances de continuités extravagantes et ces déchirures inattendues les seules et uniques entrailles des choses. Faces sur faces.