Jusqu’au bout des ongles

En passant

Les acteurs sont des individus qui ne peuvent décider de vivre une seule vie. Ne pouvant se résoudre à un tel renoncement, ils embrassent alors la vie de tous, même pour quelques instants, vivant ainsi plusieurs existences.

Mais ils payent cette volonté, cette volonté souveraine de n’être aucun d’eux, de n’être personne. La célébrité qui échoit alors à certains, la célébrité que notre culture leur réserve, est peut-être la meilleure preuve de cette impersonnalité de fortune. Ils appartiennent à tout le monde, leur masque est partout promené, leur carrière s’étend jusqu’aux moindres plis disgracieux de leur vie intérieure.

Ils sont tout entier personne, n’ont plus, pour les plus célèbres d’entre eux, d’individualité. Masques et maquillages deviennent-ils, et ce jusqu’au bout des ongles.

 

Portrait d’un romantique

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(...) super terram by Roderick UsherLe romantique ne connaît du présent que deux choses : les vestiges d’un ordre disparu (Ruines) ; les signes d’une décomposition en cours dont il connaît le terme (Symptômes). Pour lui le présent est fondamentalement désordre, défaut. Temps incomplet. Temps de l’inaccompli. Creusé d’une perpétuelle absence, il regarde la mort aussi bien du côté du passé que de l’avenir. Chaque chose naissante est pour lui en passe de disparaître, elle offre déjà son visage d’outre-tombe. Ci-gît sa mélancolie. Mais le présent est une voie toute aussi sûre vers la mort de par son anticipation permanente d’un futur sur lequel il n’a guère de prise. Chaque chose ancienne, chaque présence durable dans le monde annonce la mort ; une mort en action : corruption, dégradation, décadence. Aussi le seul futur qui lui échappe momentanément est-il celui d’une restauration d’un ordre ancien. Nostalgie revenant à Mélancolie qui observe la fuite du temps.

Le futur est sans nouveauté pour un(e) romantique. Il n’offre que le visage d’une mort certaine qui hante déjà le présent (il est réalisation d’un événement infiniment répété, d’un passé non révolu, d’un passé qui ne passe pas). Le futur entretient le rêve d’un retour de l’Ancien (il répète le passé mort, révolu, sous la forme d’une réanimation, reviviscence, résurrection). L’avenir est derrière nous, sous nos pas, au fond du passé.

Mélancolie et Nostalgie composent une seule et même forme de sensibilité au temps qui constitue l’expérience de vie romantique. Elles ne sont ni des maladies, ni des complexes éternels, mais des épreuves radicales d’un certaine issue fatale du monde.

Table de verre

Pour l’Âge classique, l’image était ce qui, à la fois, rendait le tableau visible et le sujet invisible derrière. Le modèle disparaissait derrière la table, couverte et recouverte, qui le représentait, trait pour trait, touche par touche. Les conditions d’exercice de la perception « naturelle » étaient les mêmes que celles de la vision en perspective. On voyait comme on peint. Aussi pouvait-on, et devait même comme chez Bosse, peindre comme on voit. Pour cela, la géométrie était nécessaire, elle qui rendait visible de manière exacte tout ce qui de la vision naturelle et donc picturale ne se voyait pas : vision monofocale, rayonnement, plan transparent, touche locale.

Il faut imaginer qu’une surface plate et transparente encore immobile en une place traverse toute l’étendue ou épaisseur du rayonnement sous lequel l’œil voit le sujet, sans en interrompre aucune des lignes, sans troubler en rien que ce soit leur ordonnance ni causer aucun changement à l’ouverture de pas un des angles qu’elles font entre elles, et comme si l’œil voyait en même temps sujet et cette surface (…)

Ainsi, quand il s’agit de considérer ce que c’est que le portrait de quelque sujet, on peut concevoir comme une table de verre, mince, plate, unie et transparente au droit de laquelle on imagine que l’œil voit le sujet. (…)

Puis concevoir que le traits, contours et couleurs teintes ou touches, que l’œil apercevait du sujet, sont coulés (ainsi qu’il est dit) par les rayons visuels en cette table, qui la font cesser d’être transparente; et qu’ensuite l’œil, au lieu de voir ces traits, contours et couleurs teintes ou touches en la surface du sujet, les voit en cette table, à savoir chaque point, un à un, en la même place au droit de laquelle il voyait le sujet.

 

Abraham Bosse, Manière universelle de M. Desargues pour pratiquer la perspective par petit-pied comme le géométral, 1648