The Wall. IV

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Court-circuit

 

J’en savais plus encore – un plus qui ne serait qu’un doute aujourd’hui, un soupçon porté sur l’authenticité de mes paroles et de mes gestes -, j’apprenais à jouer ainsi ce que je savais être ma vie future, que je reconnaissais de loin et que je ne reconnaissais pas, que je faisais mienne, ici et maintenant dans le désespoir profond de Don’t Leave me now, la plainte de Vera Lynn, le désir brutal de Young Lust… Je les répétais en moi, les activant par le murmure aux lèvres serrées qui passait sur mon visage baissé en marchant sur le trottoir. Il était baissé de regarder ses pieds, comme une timidité sortie d’on ne sait où, mais de cacher aussi ses formidables moments d’intimité ouverte dans la rue, hors de chez moi, de ma chambre, du lieu partagé avec frères, sœurs et parents. Longtemps encore, je marcherais les épaules voûtées, la tête inclinée vers la terre, protégeant des regards ce que je ne savais pas être tout à fait moi mais seulement moi en train de mettre le masque, ne sachant pas trop encore s’il était bien mis, si l’on s’en apercevrait. Bien à l’abri du mur, je faisais mes essais de vie sociale, de ces moments où celui que l’on est doit émerger, apparaître, où il faut croire à un tel être. Je compris surtout que j’étais, non pas moi, mais quelqu’un et peu importe qui, là dans ce plaisir de jouer les autres qui me seraient donnés de voir, d’entendre et toucher. Parfois même à mon insu.

Une année seulement pour apprendre l’amour blessé, la mélancolie, la rage envieuse, l’ennui morbide, la jalousie galopante…

La terreur fascinée des premières écoutes du Floyd, avant The Wall qui allait tout rassembler : la longue montée de Shine on youpart I sur Wish You Were Here, des minutes et minutes interminables de musiques sans voix. Aux siècles passés, l’avènement de la musique instrumentale avait été un choc, pour le gamin sans autre culture musicale que les hits passés en boucle sur télés et radios, la stupeur fut aussi forte. Si le nom de rock progressif a voulu dire quelque chose, c’était ça, retrouver la force du rock’n’roll par d’autres moyens, conjurer l’essoufflement en recourant à d’autres puissances. Pas la longueur des morceaux, non, ça bien d’autres l’avaient fait avant cette année 75, mais l’effacement prolongé de la voix et plus encore, la certitude, à mesure que le morceau lentement se développait, que rien d’humain ne sortirait de là, Welcome To The Machine. La terreur passa ainsi, dans le souffle coupé du silence musical. Un précieux moment. Le moment précis où le monde s’assombrissait d’une crise qui n’en finirait pas. Mad Max, pour s’être jeté en elle le premier, nous guidait toujours. Fantasme ou pas, nous marchions dans ses pas.

Ce que cette longue plage instrumentale coupait, c’était plus que la possibilité de passer à la radio, le cap était déjà passé et les formats standards s’allongeaient déjà, elle nous délivrait de la radio elle-même, elle nous débranchait : quoiqu’elle diffuse, quoiqu’elle annonce, la radio est toujours en alerte, la radio alarme, inquiète, la radio seconde et soutient toutes les sirènes. C’est ainsi que j’entendais l’arrivée de Wish You Were Here dans l’album du même nom, l’ironie du Floyd de simuler une main tournant les boutons, à la recherche d’on ne sait quoi sur les ondes radio, et tombant par hasard sur leur titre. Ce passage, pour moi, ne confirmait pas la radio dans son rôle central de diffusion musicale, il en signait au contraire la capture par le disque. Waters, deux décennies plus tard, ferait de même avec la télévision [1]. La continuité des plages dans le disque, la constitution d’un flux musical comme le fit Pink Floyd avec The Dark Side of The Moon devint pour moi une réponse aux médias de masse, une manière de leur dire qu’ils ne feraient jamais passer sur leurs platines que des morceaux, c’est-à-dire des titres incomplets, découpés. Les DJ pouvaient bien avoir le disque en main comme nous, l’enceinte gigantesque et démesurée dans laquelle ils voulaient le faire résonner ne pouvait que les contraindre à mutiler son intégrité. Or, la chanson Wish You Were Here, en se jouant elle-même passant à la radio, permettait au disque de se boucler sur lui-même, d’intégrer dans son flux la façon même dont s’enchaînaient les titres sur les radios.

1.Le mur était d’ailleurs, probablement, un premier détournement des écrans de télévision : cubes aussi vides que le blanc des yeux, encastrés les uns aux autres, ne diffusant plus rien par eux-mêmes, sommés d’être le support de fantasmes extérieurs. Le spectacle de The Wall faisait pièce à l’individualisation du visionnage d’écrans ; Amused to death de Waters fera, quant à lui, passer l’œil humain dans le cube de télévision, ce dernier n’ayant plus, comme seul spectateur, qu’un singe captivé. Retour au texte

 

The Wall. III

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Schizophrénie

 

Longtemps encore, je saurai les paroles. Par cœur, comme on dit.

Pour les avoir apprises comme on ouvre ou l’on ferme une boucle en soi. Pour les avoir récitées dans la brume et la nuit, les trahissant peut-être, ou sûrement, d’autant plus qu’on les connaît ; se tromper et se trahir, dedans, se libérer dans cette défiance à demi-mots de la parole des autres.

Pour leur avoir apprises à se suspendre autour de moi, et repousser la terrible morsure des enfers de la vie adulte. Et risquer de créer, dans la boucle, une bulle enfantine, protégée du dehors, invivable au dedans. Si je peux me rappeler de l’adolescence comme d’une période, ce fut celle d’un anneau voulant ne se suspendre qu’à soi. Cet album en fut l’ouverture, le premier des diamètres.

Les paroles ne battent plus aujourd’hui. Du moins je ne les entends plus. Les soupçonne seulement de courir jusqu’au bout de mes doigts chaque fois que j’actionne la lecture d’un fichier ou d’un disque, puis de là chuchoter des bouts de mots dans les chansons à laquelle pourtant elles n’appartiennent pas, se glisser dans chacun de ceux qui résonnent encore en moi : blue sky, numb, Hendrix perm, wild staring eyes, every weakness, turns… je les imagine lancer des ombres sur le mur derrière moi, des formes souples qui disparaissent bien avant que je ne sois complètement retourné, ne me laissant jamais l’évidence sans réplique, là, bien en face de moi, de ma douce mais réelle folie.

Assez rapidement, les voix de The Wall avaient quitté la bouche de leurs personnages pour venir dans la mienne. Elles venaient chaque matin s’enfoncer dans ma gorge, rompre leurs fines nuances, leur épaisse brutalité, dans le souffle lent de mon pas décidé. Ne restait de leur passage en moi que les mouvements incertains de mes lèvres muettes, faisant mine de dire quelque chose. Il m’arrivera encore et encore, et peut-être indéfiniment comme cela, de prendre le mauvais tour de parole, de répondre aux questions banales du dehors : « Qu’est-ce que je vous sers ? » ou « La place est vide à côté de vous ? » en faisant tourner une autre bande, des paroles enregistrées autrefois, ou simplement d’interpeller les gens autour d’une phrase sortie sans prévenir, If You should go Skating of the Thin Ice of Modern Life

Alors, si je ne ressens plus leur murmure incessant en moi, le bouillonnement qu’elles provoquaient de leur seule expression avalée – du sens, je n’en respirais qu’un brouillard -, c’est sans doute parce que c’est elles aujourd’hui qui soufflent en moi, ces paroles chantées qui ont donné une mesure à mes tremblements et mes peurs.

Les paroles, après tout ce temps, il faut donc les relire si on veut les chanter. Pour la plupart, il n’y a que  le rythme qui soit resté, d’autres paroles s’y sont installées. Et c’est vrai, les dire (à qui ?, à toi, à moi, à personne) dans leur intégralité réveille un cadence qui ne cède pas. Jaillit une langue au bout de la mienne. Qui ne s’entrelacent pas.

Je demandais un jour, en classe, à une lectrice venue d’Angleterre, ce qui se disait, à bas mots autour et au travers des morceaux, toutes ces voix, chuchotements, dialogues de sourds qui en font l’atmosphère. Je ne suis plus sûr du tout quel bruit humain je lui demandais de traduire, peut-être celui-ci dans Nobody Home :

Where the hell are you?
Over 47 german planes were destroyed with the loss of only 15 of our own aircraft
Where the hell are you Simon?

Mais non, ce ne pouvait pas être ça. Et puis, je ne lui demandais pas de traduire, je lui demandais, à elle, si elle parvenait à entendre ce qui se disait, si elle déchiffrait tout,  même en devinant. Je ne sais plus exactement ce qu’elle me répondit, des histoires d’accent écossais ou gallois. Elle n’avait pas idée de ce qu’elle avait prononcé. L’anglais, cet anglais que j’avais appris à parler dans les disques, se fissurait devant moi. Chanter, parler, crier, tout cela dans la même langue ne s’entendaient plus. Le réaliser, comme ça, sans préparation, était abyssal. À tel point que l’écho de cette voix morne et anonyme venait jusqu’à creuser de silences inconnus mon français d’écolier. Je perdis beaucoup de ce que j’avais appris de ces langues ce jour-là. J’en compris bien d’autres choses aussi. Je voyais les langues sortir des hommes, fourchues, gigantesques et féroces, se répandre sur les territoires d’Europe ou d’ailleurs, arracher les corps sédentaires entre leurs plis puissants et baveux, mauvais herbes humaines rabâchées, ruminées dans la bouche d’instituteurs porte-voix, ressemant bientôt dans l’enclos ces bêtes muettes que nous étions devenues. Entre les voix sur lesquelles je naviguais, la communication venait de se rompre. Je refis beaucoup d’erreurs de grammaire après cette heure de cours, important systématiquement dans les copies d’anglais l’argot des albums, leurs tournures imposées, leurs fautes assumées. Ce que je chantais en anglais, la mélancolie désespérée : Is There Anybody Here remember Vera Lynn ?, l’insulte perfide : You Little Shit, ne me semblait plus pouvoir être partagé. Ces paroles n’appartenaient même plus, malgré les apparences, à cette langue. L’anglais parlé et l’anglais chanté s’étaient séparés.

De cet anglais qui servait à dire, à communiquer, ne restait que les lettres griffées du livret de The Wall.

Depuis je ne sais plus quel âge mon écriture suivait les courbes tendres et les pleins aigus que donnait ma mère aux caractères. Sur les enveloppes et les cahiers, chaque lettre se voyait même ornée d’une excroissance triangulaire sur le côté. Fantaisie tellement régulière qu’elle donnait l’air aux lettres d’avoir été tapées, directement imprimées à la main. The Wall noya les billes du stylo dans l’encre des plumes.

Encre noir contre bleu d’écolier patinant ses boucles mal ficelées entre les lignes tout aussi bleues des cahiers ; vitesse sèche et précise des traits, creusant sans scrupule le papier, étirant parfois les lettres si loin qu’elles pouvaient s’effacer par endroit : les lignes s’estompaient, le quadrillage s’enfonçait dans les eaux grises de la page ; et puis cet épaississement soudain aux extrémités, aux queues, jambages et têtes, comme une indécision de la plume attendant de savoir où aller. Non pas quoi écrire, la voix du maître était là pour ça mais dans quelle direction partir que ça aille vers soi. Dans la pochette ouverte du disque où étaient griffonnées les paroles, jamais je n’avais vu écriture plus personnelle, plus marquée par le corps, la vie, la densité d’existence de celui qui avait laissé là ses traces à déchiffrer.

Je n’en parle plus de ces heures miraculeuses. Pour tout le monde, tout ça c’était hier. L’adolescence est un âge et à mon âge, elle est forcément révolue. On compte le temps comme ça ici, la mémoire que vous contractez, les attentes que vous développez, ne vous vieillissent pas, ne vous ravivent pas. Le chronomètre de l’âge avance, tique-taque, et c’est tout. Mais quand certaines lettres s’échappent des notes que je prends au hasard d’un stylo plume, un numéro de téléphone ou les courses à faire, je vois les empattements des Y, les obliques des L saillir à nouveau mon écriture manuelle.

Sans savoir, je décidai que les paroles qui recouvraient le mur du livret étaient écrites de la main de Waters. Auteur, compositeur, je voulais aussi qu’il soit autographe. J’enfermais son écriture dans la mienne. Plus tard, j’eus un doute quand je sus que Gerald Scarfe avait travaillé avec lui sur le design de l’album. Il se pourrait bien que cela ait été aussi inventé. N’existait-il pas une typographie qui en reprenait chaque caractère ? Et si c’était trop tard pour moi pour renoncer à cette écriture, j’avais tout de même, et quoiqu’il arrive, tenu et serré la main de Waters : l’important est qu’elle se soit tenue prête, elle aussi, à déposer ses belles paroles sur un mur qui n’en finirait pas. Mon avidité à écrire de la main de Waters, et non pas comme lui, ne pointait que plus la réussite artistique de l’album. Pièce musicale, graphique, théâtrale, cinématographique et politique, The Wall, de cet artifice et de tant d’autres s’accomplissait comme spectacle total.

 

 

The Wall. I

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Année

 

Un an en sa compagnie sur le chemin du lycée. Un an avec cette bande-son qui ne me lâchera pas, mais viendra devancer, colorer chacun des moments de ces jours d’existence.

The Wall en boucle ou le souvenir d’un revirement complet de l’adolescence. Ne plus être forcé, chaque matin, de se rendre à l’école. Ne plus y aller parce c’était comme ça et pas autrement. En être libéré on ne sait pourquoi et comment, à l’écoute d’un disque. Ne plus mourir d’une éternité d’impatience. Remonter le fleuve de l’enfance, rejoindre la source dans un nouvel anneau du temps. Tous les matins, tous les soirs, la bande tournait dans mes oreilles, pliant hier et demain dans presque 82 minutes d’oubli. L’année se trouvait soudain raccourcie. L’horloge de la vie cahotait en silence.

Souvenir d’un disque qui serait désormais mon unique et véritable présent, d’un cycle d’apprentissage grippé, incapable, même pour la dernière fois, de s’enrouler sur lui-même, un cercle brisé où moi et les autres ne seraient plus entraînés, d’année en année, vers cette terre stérile que l’époque honorait déjà des noms de Crise et Chômage. Le temps du monde, le temps du lycée se dégonflait aux deux extrémités de ma journée. Silhouette grise et cheveux couvrant jusqu’aux joues du visage, dans les allers-retours quotidiens entre maison et lycée, j’apprenais à marcher, silencieux, méditant, protégé seulement par le casque d’un walkman expirant.

Il y avait bien des années pourtant que l’album était sorti. Le Pink Floyd n’était plus, ou presque rien, et Mad Max qui lui était contemporain, avec son désespoir comme seul salut, était encore le héros de notre temps. Mais être venu plus tard n’y changeait rien, je me tenais fermement au long présent qui était le mien désormais, que j’estimais être le nôtre, vivant dans l’époque dont ce disque était la clef et le verrou qui la cadenassait. D’où l’actualité maintenue de l’album, même si les serrures ont changé. Les encombrants et majestueux vinyls étaient à nos parents, les cassettes compactes et maniables étaient à nous. À la compression du support, celle du son allait suivre. Mais comme eux hier et pareil aujourd’hui, au lancement d’un téléchargement, on n’ouvrait pas sa boîte à musique n’importe comment. On entrait par cette porte dans un partage du temps. Aussi bien celui qui nous portait tous ensemble, jeunesse rassemblée dans la cour de l’école ou dispersée dans le monde, ce temps que nous occupions sans lendemain, sans permission, ce piétinement du futur, que celui qui nous attendait quelque part, nous rassembleraient victorieux et chantants. Il fallait cela pour voir le bout de l’adolescence, mettre fin à cette enfance qui n’en finissait pas, retenir cette jeunesse venant du présent le plus ténu, et non du passé, de l’avenir, qui étaient celui de nos parents, enseignants, gouvernants. Des avenirs qui venaient à nous du dehors, nous n’en manquions pas. Des mythologies qui nous rappelaient à l’ordre, elles étaient légions. Et tout était bon contre ça, pour éviter la catastrophe dont nous on menaçait chaque instant. La Crise n’avait rien d’une ère économique, elle était l’intimidation permanente que l’on nous jetait à tous vents. L’usine ou le bureau, le mariage, les enfants, le licenciement et l’alcool, les bagarres et les copains qui s’en vont, l’un après l’autre, et la retraite qui arrive et puis bon, pourquoi pas, je crois qu’il est temps. Max nous montrait la route infinie comme seul détour pour nos vies. Pink chantait heurs et malheurs de ceux qui voulaient déranger le plan. Sur les voies bien tracées, le rock continuait de faire accident. Les vieilles promesses du rock dont un Lou Reed avait depuis longtemps évent(r)é la pauvre légende – les rêves de jouissance et de gloire, de lumière et d’outrance – faisaient encore tournoyer leurs phares devant nous. Le destin de rock star nous était familier comme un présent possible et proche. Pink était peut-être un peu vieux pour être l’un d’entre nous, il gîtait dans la tempête de cette palpitante vie dont nous étions privés au cœur même de nos existences. Horde capricieuse et juvénile, comme nous rêvions de l’être plus que nous l’étions, voulant rejoindre la génération précédente qui avait tardé à rejoindre le rang, nous voulions vivre sans calculer le poids et le prix de notre subsistance. Notre vie était à nous, toute à dépenser, aucun besoin, aucune envie, de racheter jour après jour cette parasite existence. Nous étions là et c’était tout. Déjà beaucoup en vérité.

Mais si l’on s’imaginait mis à l’écart de tout, nous n’étions de fait protégés de rien. Dans les révolutions que l’on répétait qui ne viendraient pas, tout nous parvenait dans l’aveuglement du temps. Nos fantasmes qui se voulaient comme des remparts contre un avenir tout tracé en étaient l’ouverture secrète, la porte dérobée. The Wall sur mes oreilles, c’était sur le moment, l’assurance d’un isolement, d’une solitude impérieuse, ce serait aussi la première marque de l’enfermement. Et pendant que j’essayais d’ouvrir l’anneau d’un présent qui serait le mien et pas celui de mes parents, celui du monde avançait, s’alimentait de mes silencieuses et irréfléchies décisions, du retard infini de mes tergiversations. Les bureaux du Plan reprenaient leurs prévisions. Pour nous, pour moi, bien des choses étaient déjà jouées ou presque, mais l’on continuait de rêver, à remuer sur le tapis, tant que tous les dès n’étaient pas encore retombés.

The Wall fut le passage, la brèche dans le temps vers le présent absolu de ces lendemains que nous expérimentions dès maintenant.

Un an à n’écouter que ça, j’ai quand même du mal à y croire aujourd’hui. Mais quand, incalculable hasard, un morceau peu connu vient à mes oreilles – pas Another Brick in The Wall, part II, pour laquelle je suis maintenant immunisé – je sens des mouvements s’opérer en moi, une humeur qui m’envahit. Ça ne ressemble pas à de la nostalgie, à la remontée complaisante de souvenirs moribonds, ça remue comme une pulsion, un temps qui n’est jamais parti, c’est toujours là, inapparent, enfoui dans une pulsation que ne capte même plus mes tympans. Une énergie à bas bruits.

Mais je me souviens très bien de la torpeur agitée de mes pas du soir au matin, la nuit n’étant qu’une pause de veille dormante, me souviens des moments où, enfonçant le bouton fléché play, un voile sonore m’enveloppait du grenier au plafond. Dès les débuts de l’album, l’orage approchait. Jamais je n’avais entendu la batterie de Mason si écrasée, si lourde, sinon peut-être sur One of These Days ou The Nile Song, ses coups battaient dans mon crâne comme un cœur de colosse qui y serait rentré par effraction. Pas tonitruants dans l’enceinte du mur : ma présence était comme détectée ; un geste, un mot, un faux-pas m’avait dénoncé, le spectacle autour de moi démarrait, les tambours battaient le rappel, les riffs de guitare scandaient la sentence et une voix décharnée, haineuse et hurlante haranguait les foules pour me jeter on ne sait où. Tous les matins, cette explosion, ce réveil brutal une fois la tête dehors. Et les portes du lycée franchies, rejoignant les rangs de ma bande, moutonnant des heures durant de classes en classes, je longeais le mur encore, rêvant de me le faire, le traversant sans m’en apercevoir, trébuchant par endroits sur l’une de ses briques.

Une année de lycée, une année contractée dans la durée d’une K7, reconduite et répétée, tournée face après face comme la mesure même du temps : ma vie filait à la vitesse de la bande, de ses brusques sursauts et de ses souffles ineffaçables. Je ne sortais pas du lycée sans pénétrer à nouveau cette durée sans mémoire. Le premier battement du temps se trouvait là, entre les cris de rage de Waters et les gémissements aigres d’un cornet moribond.